CHAPITRE 7

LE FUTUR EST SI ÉBLOUISSANT, JE DOIS METTRE MES LUNETTES DE SOLEIL

 

 

J’arrivai pile au moment où Mme Winalski était en train de chercher ses clés.

On dirait que je ne suis pas la seule à avoir passé une mauvaise nuit, fit-elle.

Elle me regarda en haussant un sourcil de façon suggestive.

Je reviens du zoo.

Tu me déçois, Sam.

J’ouvris la porte tout en faisant de mon mieux pour avoir l’air navré. J’aime beaucoup Mme W, certes, mais je n’étais pas d’humeur à discuter. Ce que je voulais, c’était rentrer chez moi, m’asseoir, et réfléchir au calme.

Mme W me salua d’un geste, et je me glissai dans la pénombre de mon appartement. Brooke semblait endormie. Mais avait-elle encore besoin de sommeil ? Frank l’avait installée du mieux possible dans le fauteuil. Il avait enroulé un T-shirt autour de son cou pour renforcer son équilibre. J’essayai de ne pas penser au moignon de sa tête, si lisse qu’on aurait cru qu’il avait été tranché avec un couteau chauffant. Trop tard. Déjà, la vision émergeait dans mon esprit.

Je ne pris pas la peine d’allumer la pièce et m’installai confortablement sur la banquette, attentif à mon dos, et fermai les yeux. Ô, silence et obscurité bénis !

C’était comment le zoo ?

Je fis un bond de trois mètres. La douleur fut telle que je me roulai en boule, les yeux exorbités fixés sur Brooke. Elle me regardait depuis son perchoir.

Désolée, lança-t-elle, j’ai zappé ton dos.

J’inspirai profondément et me rassis doucement sur la banquette. Certes, j’étais mal en point, mais ce que Brooke devait ressentir était sans doute bien pire.

C’est de ma faute, dis-je. J’ai l’impression d’être remonté à bloc.

Je me penchai vers elle.

On dirait mon T-shirt Alkaline Trio, non ?

Heu… Gloups !

Oh non !! C’est le seul que j’ai.

Brooke essaya de voir le T-shirt, en vain.

Tu m’as emmené voir leur concert, Sam. Et j’ai écouté leurs CD que tu m’as prêtés. Je suis certaine qu’ils seraient d’accord qu’on utilise leur T-shirt ainsi… Tu ne crois pas ?

Difficile d’argumenter. Un silence embarrassé s’installa.

Ce mec est sacrément flippant, n’est-ce pas ?

Brooke avait parlé d’un ton posé et sérieux. Jamais encore je ne l’avais entendue ainsi.

Mouais… c’est ça, flippant.

Que quelqu’un menace tous ceux que j’aime me flanquait la frousse, certes. Car si je refusais d’obéir à Douglas, que se passerait-il ? Un accident chez mes voisins ? La tête de ma sœur dans le freezer ? Mon estomac se souleva à cette pensée. Pas moyen de savoir par où il attaquerait, ni comment faire pour que chacun de mes proches reste sain et sauf. Et pas question de m’appesantir sur ce qu’il ferait — ou j’allais devenir fou. Je bougeais, mal à l’aise.

Je peux te poser une question ?

Balance !

Quel effet ça fait ? Tu sais, de…

Je m’interrompis, montrant sa tête d’un geste.

D’être une tête ? Quel effet ça fait ?

Sa voix s’émoussa.

Bien sûr, je devinais que ce devait être horrible, mais j’avais besoin que Brooke me le dise. Je voulais l’entendre de sa bouche. Et puis ça pouvait la soulager d’en parler elle-même.

J’ai passé la journée chez toi, scotchée devant les infos pour voir si l’on avait découvert mon corps. C’est bizarre, Sam, effroyablement bizarre. Je suis morte, et en même temps je ne le suis pas. Quand je vois une publicité pour le syndrome des jambes lourdes, je commence à pleurer, et je ne sais pas si c’est parce que les pubs m’ennuient ou que je suis jalouse de ces jambes bien « en vie ».

Elle s’arrêta pour souffler sur un cheveu collé à son visage.

Et tu vois, je souffle ! A priori, rien d’étonnant, sauf que maintenant, je me demande : « Mais comment est-ce possible ? » Tout ce qui était simple paraît soudain très compliqué.

Elle fronça les sourcils, mais bientôt, le sourire béat-à-la-Brooke éclaira de nouveau son visage.

D’un autre côté, plus besoin d’aller travailler chez Plumpy !

Je me détournai pour observer l’écran noir de la télé. Même dans sa situation, elle essayait encore d’être optimiste. J’aurais aimé l’être pour elle, mais au fond, ça me rendait malade. Du coin de l’œil, je vis Brooke — enfin, sa tête — me fixer. Je voulais la rassurer, mais je craignais de ne pas être assez convaincant. Je n’avais qu’une envie : me rouler en boule.

Sam, ce n’est pas de ta faute.

Je m’adossai à la banquette, incapable de regarder quoi que ce soit. Je fermai les yeux.

Comment ça, ce n’est pas de ma faute ? demandai-je. Il t’a tuée pour que tu serves de message. Sans moi, tu serais toujours en vie. Bon sang, si j’avais mieux visé, je n’aurais pas cassé ce phare et tu serais encore vivante.

Sûr, beaucoup de choses dans ta vie seraient plus faciles si tu visais correctement. Mais tu ne m’as pas tuée pour autant, Sam, répéta-t-elle d’un regard appuyé. C’est lui le responsable. Tu ne peux pas prendre sur toi la folie de tous les psychopathes de Seattle.

Rien ne m’empêche d’essayer.

Brooke éclata de rire, et je me sentis un peu mieux.

J’entendis la serrure cliqueter et la porte s’ouvrir. Ramon entra, les clés dans une main, une pile de livres dans l’autre, et un sac en papier entre les dents. Les clés atterrirent dans sa poche, et il me lança le paquet. Il était chaud, et, à l’intérieur, du papier d’aluminium crissa. Une odeur familière, délicieuse, en émanait.

C’est pour toi, dit-il. Ma mère ne veut pas que tu meures de faim. Un truc au sujet des végétariens. Elle croit toujours que vous ne mangez pas assez.

Je soulevai l’aluminium. La mère de Ramon était un véritable cordon bleu, et mon estomac gargouilla à la vue de ce qu’elle avait préparé : riz, haricots, waouh ! Une de ses fameuses tortillas maison. Une éclaircie dans ma journée.

Ramon jeta ses livres sur la table basse et se laissa tomber sur la banquette.

J’ai feuilleté des bouquins qui pourraient t’intéresser.

Je hochai la tête, absorbé par ma nourriture. Une fourchette, il me fallait une fourchette. Je me levai pour en prendre une dans le coin cuisine avant de retourner à mon riz et mes haricots.

Ramon se redressa et se pencha vers Brooke.

Je ne savais pas si tu aurais envie de quelque chose, Brooke.

Merci, Ramon, mais je suis au régime, fit-elle d’un air sérieux.

Mouais, ça te fera du bien de perdre quelques kilos, chica.

Il montra la télé d’un signe de tête.

Ça y est, ils t’ont retrouvée ? J’étais en cours, j’ai pas écouté les infos.

Non, pas encore. C’est normal, mes parents ne devaient pas rentrer avant ce soir.

Brooke essayait d’être courageuse, mais je vis les larmes perler au coin de ses paupières. Je posai ma nourriture et attrapai un mouchoir en papier. Je ne pouvais quand même pas rester là à la regarder pleurer.

Hé ! s’exclama Ramon, pas de larmes, d’acc ? On va rattraper, ce gus, hein, Sam ?

Ramon me fit un sourire. Je n’avais pas encore de projets, mais je savais qu’on n’en resterait pas là avec Douglas. En revanche, j’espérais que Ramon avait un plan. Car moi, j’étais à sec.

Brooke s’arrêta de pleurer mais hoqueta encore un peu.

Les flics ne pourront rien faire, n’est-ce pas ?

Tous deux me regardèrent. Je compris que l’expert, jusqu’à nouvel ordre, c’était moi. Je réfléchis une minute avant de répondre.

Je ne crois pas, en effet.

Mais ils vont nous interroger, non ? demanda Ramon.

Sûrement. On est les derniers à avoir vu Brooke… heu… entière. À mon avis, il ne faut rien leur raconter au-delà de ce qu’ils découvriront sur les caméras vidéo.

Pourquoi pas ? demanda Ramon, dos voûté et oreilles rougissantes. On connaît le bâtard qui a fait ça. Pourquoi on ne lâcherait pas les flics à ses trousses ?

Je froissai le mouchoir en papier dans ma main. Les paroles de Douglas me revinrent à l’esprit : des amis puissants.

Je doute que les flics s’en prennent à lui directement. Tout ce qu’on risque, c’est de mettre en danger des gens. Au mieux, il sera juste un peu contrarié.

Je suis d’accord avec Sam, approuva Brooke. On ne fera qu’attiser la colère de ce fou furieux. Et il tuera l’un de vous. Je veux bien qu’il soit arrêté, mais pas au prix de votre vie, les mecs.

Je glissai sa mèche de cheveu derrière son oreille de façon à ce qu’elle n’ait plus à souffler dessus.

On l’aura, Brooke. C’est promis.

Je sais que vous y arriverez, assura-t-elle.

Je me glissai sur les genoux pour m’asseoir par terre.

Je me demande comment obtenir des infos sur ce type.

J’ai eu une petite idée sur la question, intervint Ramon.

Il ôta de la poche arrière de son jean un morceau de papier qu’il me tendit. Je le dépliai, et découvris une longue liste de noms de voyants, de diseurs de bonne aventure, de boutiques occultes. Bref, tout ce que Seattle offrait en matière de paranormal.

Ramon indiqua la feuille d’un mouvement du menton.

Puisqu’un phénomène, tu sais… comme Brooke, est réel, alors je me suis dit que ces autres trucs l’étaient peut-être aussi. Si on va parler à ces gens, avec un peu de chance on tombera sur quelqu’un qui saura comment nous aider.

Il se pencha pour voler un bout de ma tortilla.

Ce type ne doit pas être le seul, non ?

Ramon, fis-je, si je ne risquais pas de confirmer les soupçons de Mme W, alors je t’embrasserais sur-le-champ.

Laisse béton. Ma tronche est réservée aux dames.

Au même instant, Franck sonna et entra, déjà vêtu de son uniforme de Plumpy. Il portait un grand sac en papier.

Salut les mecs, salut Brooke, lança-t-il en refermant la porte.

Il s’avança, posa son paquet et l’ouvrit.

J’allais partir au boulot quand je me suis souvenu de ce machin. C’est à mon père.

Il sortit ce qui ressemblait à…

Heu… C’est pas un sac de bowling, par hasard ? demanda Ramon.

Frank hocha le menton, la mine réjouie. Compte tenu de son enthousiasme, et de notre totale placidité, on avait dû rater un épisode.

Tu as envie qu’on se fasse une bonne partie de bowling ? Question de se changer les idées, c’est ça ?

Ça va pas la tête ! protesta Frank en secouant la sienne. C’est pour Brooke !

Frank, intervint celle-ci, il me manque, vois-tu… quelques-uns des éléments de base. Comme des chaussures de bowling, par exemple. Et des bras.

Parce qu’on n’a que ça à faire, hein ? s’indigna Ramon : une après-midi à payer une entrée pour faire rouler la boule, et à boire du soda hors de prix !

Frank secoua de nouveau la tête et ouvrit le sac.

Regardez !

Il indiqua un machin en métal au fond du sac.

Pigé ? Ça sert à tenir en place la boule, et aussi les chaussures. J’ai pensé que ce serait idéal pour porter la tête de Brooke ! Vous voyez, là, le compartiment circulaire ? On calera le cou à cet endroit — avec un rembourrage bien sûr. Et on l’emportera partout avec nous, incognito !

C’est ça, rien de plus normal que de se balader partout avec un sac de bowling ! fit remarquer Ramon.

Mais depuis quand Ramon et moi étions-nous des êtres normaux ? À l’école, j’avais toujours été tenu en marge, comme si d’instinct, les gamins percevaient un truc bizarre chez moi. Je m’en fichais royalement.

En tout cas, c’est toujours mieux que de se balader dans la rue avec une tête coupée sous le bras.

Oui, sauf que là, on fera les deux.

Je lui fis signe de laisser tomber.

On est à Seattle, que veux-tu ! Des choses étranges, il s’en trame tous les jours, ici. Personne ne remarquera rien.

Je voyais le visage de Frank se décomposer peu à peu.

C’est une mauvaise idée, c’est ça ?

Non, Frank. C’est même une excellente idée, intervint Brooke.

Il se redressa.

Vraiment ?

On voit que ce n’est pas elle qui le portera, grommela Ramon à mon intention.

Ça ira très bien, insista Frank. Regardez !

Il referma le sac et nous le présenta. Il était conçu comme les cartables d’antan, sauf qu’il était noir. Dessus était dessiné un grand crâne blanc, avec des quilles de bowling en forme de croix.

Qu’est-ce qui est écrit au dos ? demanda Brooke.

Frank le retourna. Il était écrit : « Frappe à mort ! »

Debout, sac à la main, Frank attendait notre verdict. J’aurais bien été incapable de lui dire : « On prend pas. » Il avait l’air tellement content de nous aider ainsi.

Bien pensé, Frank, fis-je.

Vraiment ? Vous l’utiliserez ?

Il jeta un regard rapide à Brooke.

Enfin, je veux dire, si tu en es d’accord, Brooke.

Brooke lui fit un sourire radieux, les larmes aux yeux.

C’est géant !

Frank s’empourpra.

Raconte, Sam ! Comment s’est passé ton rendez-vous ? demanda Ramon, s’empressant de changer de sujet.

Pendant que Frank s’occupait d’installer Brooke dans son nouvel habitat sur mesure, je leur racontai par le menu ma rencontre avec Douglas, les enfants bariolés, et un panda nommé Ling Tsu.

 

Quelques heures plus tard, Ramon, Brooke et moi-même étions de retour à mon appartement. Après que Frank fut parti chez Plumpy, nous étions allés rendre visite aux personnes inscrites sur la liste de Ramon. Pour revenir bredouilles. La plupart de nos interlocuteurs étaient de véritables charlatans. J’avais parfois laissé mon numéro de téléphone, mais je ne me faisais guère d’illusions : on ne m’appellerait pas de sitôt. Calmes mais déprimés, nous étions assis dans mon studio. À l’exception de Brooke, puisque je doute qu’on définisse sa posture comme étant assise. Pourtant, d’une certaine manière, c’était bien ainsi qu’elle était.

Elle toussota — et je ne m’étendrai pas sur le sujet.

Hé, les mecs, c’était une super idée. Si si. Juste que ça n’a pas marché, c’est tout.

Elle nous sourit.

On va finir par trouver, vous allez voir !

Le téléphone sonna. Comme je ne bougeais pas, Ramon alla répondre. Je restai silencieux — trop occupé à m’apitoyer sur mon sort et à me laisser submerger par la culpabilité —, songeant oh combien ce serait reposant de me glisser dans le placard et d’y rester une semaine, jusqu’à ce que Douglas vienne me tuer. Cette pensée était presque agréable, comparée à l’idée de ce monstre en train de massacrer, un à un, tous ceux que j’aimais. J’entendis Ramon raccrocher.

Télémarketing ? demandai-je. Ou une nouvelle menace de mort ?

Raté ! Un rendez-vous avec Maya Larouche. Elle a eu notre numéro de téléphone, et elle pense pouvoir nous aider.

Il sourit et souleva le sac de Brooke.

Prends ta veste. Direction Ballard.

 

Ballard est un quartier de Seattle où je n’allais jamais à moins d’avoir une bonne raison. Pourtant chaque fois que j’y mettais les pieds, je regrettais de ne pas y venir plus souvent. On y trouvait des tas de bons restaurants, des bars, des clubs où je n’entrais jamais, simplement parce que c’était tout un binz pour y aller, quel que soit l’endroit d’où l’on venait.

Ramon me guida jusque dans une rue résidentielle, puis devant une petite maison jaune à deux étages, agrémentée d’un jardin. Nous garâmes la voiture et en descendîmes, en quête d’un indice nous informant qu’il s’agissait de la bonne maison. Je ne savais pas ce que nous cherchions exactement. Une grosse boule de cristal sur le perron auréolée d’un faisceau lumineux ? Je vérifiai que ma poche à pouvoirs était bien sous ma chemise. Il me fallait tout le réconfort possible. Je sentis la petite bourse en cuir bien à sa place, et je rattrapai Ramon, déjà sur le seuil.

La porte s’ouvrit au deuxième coup de sonnette. Tous les bonjours que j’avais imaginés s’évanouirent au même instant. La vision de la fille dans l’embrasure me laissa bouche bée, et mon cerveau capota tant bien que mal avant de se réactiver. Elle était absolument sublime. Avec un grand S. On aurait dit une reine égyptienne — les pommettes hautes, la peau hâlée et dorée. Mais l’intelligence de ses yeux marron rivés sur moi me signifiait qu’il ne fallait pas s’arrêter à son apparence. Elle tendit la main.

Dessa Larouche.

Sa poigne était confiante et assez ferme pour ne pas écrabouiller ma main dans un étau, ni en faire un poisson mort.

Sam LaCroix, je suppose ? Que vous est-il arrivé ?

Avant que je puisse expliquer l’origine de mes ecchymoses, elle se tourna légèrement vers Ramon.

Et vous… je vous connais.

Ma tête pivota brusquement vers Ramon qui, de façon très inhabituelle, restait silencieux. Pas possible ? Lui, connaître des filles sublimes ? Ramon avait toujours la main tendue vers Dessa.

Tu étais dans ma classe de biologie, confirma Dessa. Ramon quelque chose.

Hernandez, répondit celui-ci.

Je me souvins vaguement que Ramon avait évoqué une Dessa, même si la plupart du temps il l’appelait la « fille au corps de déesse ». Puisqu’elle était capable de réduire au silence Ramon, alors il me faudrait la fréquenter plus souvent.

Dessa se tut et fronça les sourcils à la vue du sac de bowling. Elle nous fit signe d’entrer, puis referma la porte.

Je vis Ramon enregistrer tout ce qu’il distinguait autour de lui. Les murs aux tons nuancés — marron chaud et vert —, ornés de photos et de peintures. L’intérieur de la maison était ravissant, sans être trop stylisé, mais au goût du jour cependant. Ici, Dessa était chez elle, et non pas l’hôte de sa maison. Ce n’était pas pareil.

Nous franchîmes une série de portes jusqu’à une petite pièce qui ressemblait à un bureau, avec de lourds escabeaux de bibliothèques. Des rideaux en dentelle encadraient une fenêtre ouverte, et les murs étaient d’une couleur que ma mère aurait appelée « un lavande pâle rassérénant ». Je ne remarquai ni bureau ni ordinateur, juste une petite table basse en verre, une théière, et quelques fauteuils rembourrés.

Dans l’un d’eux, se trouvait une femme qui buvait paisiblement son thé. Un sourire flottant au bord de la vieille tasse de porcelaine, elle nous invita d’un geste à la rejoindre. Maya Larouche ressemblait à une longue tige, version légèrement plus âgée que sa fille, à ce détail près : ses yeux ressemblaient à deux pennies en cuivre, rendant sa beauté d’autant plus saisissante et surréelle.

Elle reposa sa tasse et nous servit sans même nous demander notre avis tandis que nous prenions place.

Il vaudrait mieux que ma fille emmène votre camarade avant que nous commencions.

Je regardai Ramon.

Pourquoi ne peut-il pas rester ?

Elle m’interrompit d’un geste.

Pas celui-là.

Elle montra le sac.

Celui-ci.

Elle sourit en voyant mon expression paniquée.

Ne vous inquiétez pas, dit-elle. Je sais ce qu’elle est. Cela ne me gêne aucunement, mais elle risque de brouiller ma lecture.

Dessa prit le sac et Maya lui fit signe d’ouvrir la fermeture Éclair.

Vous me comprenez, très chère ?

Très bien, Madame, répondit Brooke.

Maya hocha la tête avec gentillesse et Dessa emporta Brooke en dehors de la pièce. Notre hôte attendit patiemment que sa fille revienne. Mes doutes s’étaient définitivement envolés : Maya Larouche était bien la personne que je devais rencontrer. Puisqu’elle avait vu Brooke dans le sac de bowling et savait de quoi il retournait, elle devait bien avoir des pouvoirs, non ?

Dessa m’a expliqué que vous rencontriez un problème, commença Maya. Voyons si je peux vous aider.

Sa voix fit entendre un léger accent que je ne sus reconnaître.

Je lançai un coup d’œil à Ramon. Je ne savais pas ce qu’il avait raconté à Dessa au téléphone, ni ce que je devais dire. Il haussa les épaules. Je compris qu’il se demandait aussi comment interpréter sa remarque.

Maya nous observait, ses yeux en forme de penny allant de l’un à l’autre.

Très bien, dit-elle. Je vais faire ce que j’ai à faire. Réfléchissez pendant ce temps-là.

Elle se pencha pour remplir de nouveau sa tasse.

Mais avant, mon petit, il faudrait que tu retires ton espèce de grigri. Ce truc brouille autant ma vision que la tête de votre amie dans le sac.

Je cillai.

Ta poche à pouvoirs. Retire-la !

Je tendis la main pour l’ôter, mais j’hésitai.

Comment savez-vous ?

Je suis voyante, mon petit, et non pas médium de troisième zone. Pour l’instant, je ne vois rien à cause de ton grigri.

Ah… Vous ne voyez rien… ?

J’ôtai ma petite bourse en cuir et la posai sur la table.

Désolé, je la porte toujours sur moi. Je ne savais pas qu’il faisait cet effet-là.

Il te rend invisible à mes yeux, et il fait sans doute d’autres choses encore.

Elle ferma les paupières et s’adossa de nouveau à son fauteuil. Ne sachant que faire, je bus une gorgée de thé, qui était en fait de la camomille. Je commençais à en avoir marre de cette séance d’observation. Les murs couleur lavande, les rideaux en dentelle et la camomille avaient sans doute une fonction rassérénante. Personne n’aime être disséqué.

Quelques minutes passèrent, qui durèrent une éternité. Je gardai les yeux fixés sur Maya, guettant la moindre pensée sur son visage. Son front se creusa un peu, puis redevint lisse.

Alors te voilà, siffla-t-elle comme si elle se parlait à elle-même.

Elle rouvrit les yeux, et pencha la tête vers moi.

Qui t’a scellé, dis-moi, mon petit ? demanda-t-elle.

Ugh ???

J’avais l’impression de dire souvent ça, ces derniers temps.

C’est en rapport avec la mort ? Parce que dans ce cas…

Je sais que tu es un nécromancien, Sam, fit-elle. Ce n’est pas ce qui me trouble.

Pourtant, ça trouble tout le monde, fit remarquer Ramon.

Écoutez, madame Larouche…

Maya.

Maya, cette semaine a été remplie de gens qui apparemment en savent beaucoup plus sur moi que moi-même. Ça en devient usant, à la fin, dis-je. Donc, si vous voulez bien admettre que je n’ai aucune idée de ce dont vous parlez, et accepter de me donner des explications, je vous en serai reconnaissant.

Elle me donna une petite tape sur la cuisse et but une gorgée de thé. Puis elle entoura la tasse de ses mains et la posa sur ses genoux.

Je sais ce que tu es, Sam, parce que je lis les signes autour de toi, et que je les ai déjà vus auparavant. Mais je trouve étrange que seule la lisière de ton aura soit visible. Ça n’est pas normal. Comme si quelqu’un t’avait scellé, et que je ne voyais que ce qui dépassait.

J’ouvris la bouche, mais elle me fit taire.

Quelqu’un a scellé ta magie. D’habitude, on fait un sceau pour protéger la personne du mal, ou l’empêcher d’en faire.

Elle fronça les sourcils, et fixa la tasse entre ses mains.

Je n’ai jamais vu de sceau semblable, en forme de harnais. On dirait qu’une partie de toi a été enfermée à double tour.

Ramon s’éclaircit la gorge, attirant l’attention de Maya.

Ce qui expliquerait qu’il ne s’en soit encore jamais rendu compte ?

Maya hocha la tête.

Oui, c’est fort probable.

Puis-je savoir qui l’a fait ? demandai-je.

Son front se plissa de nouveau.

Non. Le sceau… Quelle bêtise, vraiment, de vouloir contenir une chose qui ne peut l’être. C’est comme enrouler un ruban autour d’une rivière, tu comprends ?

J’acquiesçai. Elle referma les yeux et se concentra.

Quand je regarde, c’est brouillé — à croire qu’il y a deux sceaux distincts. J’ai du mal à les visualiser.

Ses traits se détendirent, et son visage redevint lisse.

Après seulement, tout s’éclaircit, et je te vois, toi, le nécromancien.

Elle lâcha un soupir.

Je regrette de ne pouvoir t’en dire plus, mais avec ce sceau…

Elle haussa les épaules.

Je gardai les yeux baissés sur ma camomille.

Ce serait donc quelqu’un comme moi qui l’aurait fait ?

Je le crains, oui.

Eh bien, cela réduisait la liste des suspects à zéro. Je ne connaissais qu’un nécromancien : Douglas. En aucune façon, ce ne pouvait être lui. Si enfant, j’avais atterri entre ses mains, il m’aurait probablement assaisonné et dévoré tout cru.

Sam, intervint Ramon, tu devrais lui raconter.

Son visage était on ne peut plus sérieux. Ça ne lui ressemblait pas.

Tout ? fis-je.

Il acquiesça.

Tout ? répéta Dessa.

Alors il va me falloir un peu plus de thé, dis-je.

Ramon remplit les tasses tandis que je racontai aux deux femmes les vingt-quatre dernières heures. Tout dire semblait risqué, mais comme Ramon, je leur fis confiance, d’autant que nous avions besoin d’aide. Ni l’une ni l’autre n’ayant attenté à la vie d’un de mes proches, elles étaient en tête de ma liste.

À la moitié de mon récit, Dessa se leva et alla chercher une bouteille de whisky. Elle en versa un doigt dans chaque verre, ajoutant un petit extra à sa mère après l’avoir vue pâlir à l’évocation du nom de Douglas. Ni l’une ni l’autre n’étant visiblement de grandes buveuses, je tirai une certaine fierté du fait que mon histoire les incite à boire.

Tu es fichu, dit Maya quand j’eus terminé.

Pas vraiment le genre de choses qu’on a envie d’entendre de la bouche d’une voyante.

Ouais, fit Ramon. On sait.

Dessa se pencha et prit la main de sa mère.

Cette histoire n’augure rien de bon, Ramon, fit Maya. Et je crains que vous ne vous rendiez pas compte combien vous êtes dans une mauvaise passe.

Sa voix parut soudain lasse. Elle se leva et s’appuya sur sa fille.

Laisse-moi le temps de réfléchir, Sam. Je vais voir ce que je peux faire. Je dois passer quelques coups de fil aussi. Je connais quelqu’un qui, à mon avis, saura t’aider.

Je la remerciai et m’assurai que Dessa avait bien mon numéro de téléphone tandis qu’elle et sa mère nous escortaient jusqu’à l’entrée. Sur le seuil, Dessa tendit à Ramon le sac avec Brooke et me rendit ma poche à pouvoirs. Je n’en voulais plus autour de mon cou tant que je ne connaîtrais pas le fin mot de l’histoire. Je la glissai dans ma poche. D’accord, elle me rendait plus ou moins invisible, mais à supposer qu’elle provoque d’autres effets que j’ignore ?

Maya effleura mon visage avec sa main.

Je regrette de ne pouvoir t’aider davantage pour l’instant.

Pas de souci, fis-je.

Fais attention à toi… Et… Sam ?

Ouais… ?

Si j’étais toi, j’irais dire un mot à la personne qui t’a confectionné cette bourse en cuir.

Pourquoi ? demandai-je.

Parce que cette personne — qui qu’elle soit — sait qui tu es, elle aussi.

Je dus paraître surpris, parce que Maya ajouta doucement :

Cette poche à pouvoirs a été confectionnée pour camoufler ton identité — ta vraie identité, justement.

Je la remerciai de nouveau.

Nous prîmes congé et nous dirigeâmes vers ma Subaru. Je scrutai le ciel obscur. À présent, tous deux restions silencieux. Ramon ne dit mot jusqu’à ce que nous ayons mis nos ceintures de sécurité.

On va là où je pense ? demanda-t-il.

Eh bien, ma foi…, répondis-je en mettant le contact.

Je démarrai la voiture, direction : chez ma mère.

J’espère qu’elle aura les bonnes réponses.

Moi, dit Ramon, j’espère qu’elle aura fait des cookies.

Je lui lançai un bref coup d’œil.

Ne me regarde pas comme ça ! Quel que soit le prétexte que tu aies trouvé pour rappliquer chez ma pauvre mère, au fond tu espères toujours qu’elle aura fait des tamales. Disons que je suis assez honnête pour le reconnaître.

Autant pour moi. La mère de Ramon était une pro des tamales, et souvent, par pitié pour le végétarien que j’étais, elle préparait une recette exprès pour moi. Tout simplement exquis.

Qu’elle ait ou non préparé des cookies, Tia LaCroix — ma mère — confectionneuse de poches à pouvoirs, avait surtout une tonne d’explications à me donner.