CHAPITRE 9
SON AMOUR POUR MOI EST SOLIDE COMME UN ROC
Ma mère n’est pas une fan du tracé droit. Elle dit qu’on n’apprend rien à s’aligner.
— Crois-tu que le petit chaperon rouge aurait appris quoi que ce soit si elle s’était contentée d’aller ramasser des fleurs ?
Super populaire aux réunions de parents d’élèves, ma mère. Plutôt une bonne chose qu’elle ait le trac.
Ce n’était pas la peine de parler avec elle pour comprendre sa préférence pour les courbes : il suffisait de franchir le portail et d’aller jusqu’à la maison. En retrait de la route, elle était nichée à l’ombre de grands pins. Entre la barrière en bois et le paillasson de l’entrée, il y avait un grand espace que la plupart des gens auraient transformé en une jolie pelouse verte. Mais pas Tia LaCroix. Elle n’avait que faire des pelouses — qu’elle appelait des « ornements insipides ». Non, plutôt qu’une pelouse, Tia avait planté un jardin. On n’en mesurait l’ampleur qu’après avoir poussé le portail et arpenté le chemin pavé.
Son jardin n’était pas un modèle de simplicité, ça non, mais il était magnifique, cela allait de soi. À première vue, on n’avait pas l’impression que la forêt profonde des LaCroix avait un dessin particulier. Mais quand j’avais essayé d’en parler à ma sœur Haley, elle m’avait regardé comme si j’étais un demeuré.
— Bien sûr qu’il y en a un, idiot !
Haley voyait sans doute des trucs que moi je ne voyais pas.
En tout cas, une chose était certaine : Maman avait aménagé ce jardin dans un autre but que de donner des leçons de vie. En l’arpentant, on prenait le temps de se calmer, on laissait vaquer ses pensées, et on se recentrait sur soi-même.
Ce jour-là, cependant, je décidai que je resterais centré sur la colère. Je m’enfonçai dans la forêt profonde, ignorant le parfum du basilic, du lilas, des pins, du romarin, et des milliers d’autres qui nous assaillaient dans l’air nocturne. Aussi plaisants fussent-ils, rien ne m’aurait détourné de ma colère. Ramon, qui portait le sac avec Brooke, ne pipa mot. Du moins sur une grande partie du trajet.
— Évite d’entrer en hurlant, dit-il.
— C’est bon, je ne suis pas idiot !
Seuls les abrutis parfaits hurlaient contre ma mère. Ou contre celle de Ramon. Nos mères étaient très différentes, mais toutes deux étaient le genre de femme à qui on disait : « Oui, Madame », en le pensant réellement.
Ramon me lança un bref coup d’œil.
— Je disais ça comme ça, c’est tout !
Nous atteignîmes le porche. Ramon s’arrêta pour rajuster ses vêtements.
Je m’apprêtai à toquer, mais ma main n’eut pas le temps de toucher le battant de bois que la porte s’ouvrit.
— Oh, c’est toi ! fit Haley en inclinant légèrement la tête. Qui t’a mis une raclée, frérot ?
Elle avança la main pour m’effleurer la joue, mais je la repoussai.
— Pas touche !
Non seulement Haley avait hérité de la beauté familiale, mais également du talent. Elle faisait partie de ces gens qui excellent dans tout ce qu’ils entreprennent, sans effort. Elle était ma petite sœur, et j’en étais fier. Un peu envieux, certes, mais surtout fier. Je regrettais de ne pas avoir la moitié de ses qualités. Impossible d’imaginer Haley dans ma situation : étudiant paumé sans but ni projet. Le jour où elle quitterait le lycée, Haley aurait devant elle une liste d’options ou un programme en cinq étapes. Il y a simplement des gens qui sont comme moi, ballottés d’un côté comme de l’autre.
Elle était de plus en plus belle et cela m’inquiétait. Je faisais confiance à ma sœur pour être sublime, et je savais qu’elle saurait se défendre, mais je n’avais aucune confiance dans les garçons de quinze ans. J’en avais été un. Ce ne sont pas des créatures auxquelles on peut se fier.
Elle jeta un regard au sac que Ramon portait, sa longue queue de cheval noire se balançant dans son dos.
— Tu m’as apporté un cadeau ?
Elle se pencha pour saisir le sac, mais Ramon esquiva sa main.
— Et non ! lui dis-je. Désolé de te décevoir.
Ma sœur ne mâchait pas ses mots. Ce qui, en grandissant, nous avait souvent amenés à nous bagarrer. Elle avait alors appris à déployer un sale coup de poing, qui arrêtait net le combat.
— Tu nous laisses entrer, non ?
Haley m’adressa un demi-sourire en hochant le menton d’un air moqueur. Je l’ignorai et j’entrai.
Ma mère était en train de se servir du thé dans la cuisine. J’ai toujours été surpris de voir combien ma mère et ma sœur étaient à la fois semblables et si différentes. Elles mesuraient à peu près la même taille, arboraient les mêmes taches de rousseur, mais la ressemblance s’arrêtait là. Ma mère était calme, menue, avec des yeux bleus et des cheveux blonds vénitiens qu’elle avait l’habitude de natter. Ma sœur était mince et bien roulée. Ses cheveux étaient noirs, son regard dur, et elle ne se gênait pas pour rentrer dans le lard des gens. Et pourtant, en les observant, il n’y avait aucun doute possible : elles étaient bien mère et fille. Toutes deux confiantes en elles, vives d’esprit, et d’une grande loyauté. Ma mère obtenait toujours de nous ce qu’elle voulait, en nous faisant croire que c’était notre idée. Jamais méchamment, mais très habilement.
— Salut, mon grand, tu veux une tasse ? proposa-t-elle en m’en montrant une vide.
Jamais ma mère ne manifestait de surprise en me voyant arriver. Je ne savais pas à quoi cela tenait. Pendant longtemps, j’avais cru qu’elle était une sorte de super maman aux supers pouvoirs. À présent, je soupçonnais qu’il y eût autre chose.
— Que t’est-il arrivé ?
Elle hésita, puis tendit la main vers ma joue.
Je secouai la tête.
— Une bagarre, mais je n’ai pas envie d’en parler. Je ne suis pas venu ici pour parler de tout et de rien…
Elle se détourna et prit une autre tasse.
— Alors tu es ici pour avoir une vraie discussion, c’est ça ? Je vais préparer du chocolat chaud.
Ma mère croyait dans les pouvoirs de guérison universelle du chocolat chaud, surtout lorsque la blessure était émotionnelle. Si les herbes et les médicaments étaient formidables, elle estimait que le chocolat chaud restait le meilleur remède.
J’ouvris la bouche pour protester, mais elle fut plus rapide.
— Tu en veux, Ramon ? Il y a de la crème fouettée maison !
Elle versa le lait dans une casserole — suffisamment pour en offrir une tasse à Ramon, remarquai-je. Ma mère savait qu’il accepterait. Elle reposa la bouteille de lait, et sortit les ingrédients, dont une pincée de cayenne. Ça paraît étrange, je sais, mais c’est bon.
— Oh, merci ! s’exclama Ramon en entrant.
Il l’embrassa sur la joue et posa le sac avec Brooke sur la table.
Je lui jetai un regard noir, question de lui rappeler que nous étions sensés être en colère. Ramon m’ignora.
— Comment va ta mère ?
D’une main, Tia posa deux tasses dépareillées, et de l’autre, elle mélangea le lait.
— Très bien. Elle m’a demandé de vous remercier pour l’onguent que vous lui avez donné. Elle dit qu’il est très efficace.
Ma mère sourit et acquiesça, tout en ajoutant du chocolat.
— Maman, s’te plaît, faut qu’on discute.
Elle me regarda, sourcils froncés.
— Qu’y a-t-il de si important qui nous empêche d’avoir une conversation agréable ?
Je croisai les bras et m’appuyai l’épaule contre la porte du placard, prenant garde à ne pas heurter mon dos. Le trajet en voiture avait réveillé la douleur. Je fis un signe à Ramon.
— Ouvre le sac.
Ramon se penchait en avant quand Haley entra. Il hésita et me lança un coup d’œil interrogateur.
Une partie au fond de moi me conseillait de laisser Haley en dehors de cette histoire. Elle était encore jeune. Pourtant, garder des secrets ne m’avait guère aidé jusqu’à présent, et mon petit doigt me disait que plus Haley en saurait, mieux elle serait en sécurité. Elle-même avait déjà dû y réfléchir.
— C’est bon, dit-elle. Finis les secrets de familles.
Ma mère me lança un bref coup d’œil, mais je gardai les yeux fixés sur le sac. Ramon se baissa et ouvrit la fermeture éclair.
— Ah, quand même ! s’écria Brooke. Merci bien ! Ça commençait à sentir les pieds là-dedans !
J’observai ma mère et Haley avec attention. Ni l’une ni l’autre ne parurent choquées ou effrayées, contrairement à mon attente.
Haley s’accroupit et regarda dans le sac. Un sourire illumina son visage.
— Oh, salut Brooke. Désolée pour… heu… enfin, tu sais quoi.
Elle fit glisser deux doigts sur sa gorge.
— Merci.
Brooke sourit à ma sœur.
— Ça va l’école ?
— Comme d’hab. Dis donc, quel effet ça fait ?
Je scrutai ma mère : elle avait légèrement pâli. Elle surprit mon regard, et détourna les yeux.
— Haley, tu veux bien accompagner Ramon et Brooke dans le salon, s’il te plaît ? Ton frère et moi avons des choses à nous dire.
Malgré son stress évident, ma mère parvint à servir le chocolat chaud, puis à le recouvrir de crème fraîche fouettée et d’une pincée de cayenne. Elle ajouta un bâton de cannelle. Elle était le maître Jedi du chocolat chaud.
Haley haussa les épaules et Ramon souleva le sac de bowling. Haley le suivit jusqu’au salon, une tasse dans chaque main, non sans me lancer un regard qui disait clairement que j’avais intérêt à tout lui raconter après.
Ma mère s’assit devant la table et sirota son chocolat chaud. Une tasse pleine m’attendait sur le bar. Je restai debout. Elle ferma les yeux.
— Oh, Sam, murmura-t-elle, comment as-tu pu… ?
De tout ce que je m’étais préparé à entendre, ceci ne figurait pas sur ma liste.
— Que veux-tu dire ? fis-je, ma voix perçant dans les aigus. Tu crois que j’ai fait ça ?
Elle me regarda en cillant.
— Tu m’apportes la tête de ton amie dans un sac, chéri. À ton avis, que dois-je imaginer ?
— Je pensais que tu savais que je n’étais pas un tueur, fis-je en serrant les dents.
Vous voyez ? Je n’ai pas crié.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
Elle s’agita sur son siège.
— Enfin, pas vraiment. À moins que ce ne soit un accident ?
Elle leva les yeux vers moi.
— Ouais, c’est ça : en coupant les tomates, j’ai accidentellement tranché la tête de ma copine. Maman, arrête ça tout de suite, s’il te plaît ! Je n’ai pas tué Brooke, répétai-je d’un ton ferme.
— Très bien. Mais alors, pourquoi l’as-tu fait se lever parmi nous ? La tête de Brooke est une pièce à conviction. Sans parler du traumatisme que la pauvre a dû subir.
Elle secoua la tête.
— Ç’aurait été plus gentil de la laisser reposer… en paix.
Visiblement, le sujet mettait ma mère mal à l’aise.
J’appuyai doucement la nuque contre la porte du placard, et je fermai les paupières.
— Je ne l’ai pas fait se lever, maman. Quelqu’un d’autre s’en est chargé. Et je ne suis en rien responsable de ce qui est arrivé à Brooke.
Je me tournai de façon à ne voir que le four. Regarder ma mère me mettait en colère, et j’avais besoin de me calmer. La date limite que m’avait donnée Douglas tictaquait dans ma tête, et je n’avais pas de temps à perdre en hurlant. Si je survivais, alors oui, j’aurais le droit de laisser exploser ma colère. J’adoucis ma voix.
— Tu peux m’expliquer pourquoi tu as cru que j’étais mêlé à la petite résurrection de Brooke ?
Je jetai ma poche à pouvoirs sur la table.
— Mais avant, tu vas me dire ce qu’il y a dans ce sachet, et qui m’a scellé.
Les épaules de ma mère se relâchèrent d’un coup, comme si ses poumons se vidaient d’un coup. D’un côté je m’en réjouis, ravi de prendre ainsi une petite revanche. De l’autre j’eus le sentiment d’être une vraie crapule. Aucun fils n’aime voir cette expression chez sa mère, sachant qu’il en est responsable. J’allai m’asseoir en face d’elle, prenant au passage mon chocolat chaud.
— Désolé…
Ma mère m’adressa un pâle sourire.
— Non, tu ne l’es pas.
— OK, je ne le suis pas, mais…
Je me passai la main sur le visage, essayant de retenir une série de jurons. La situation m’y encourageait, et on ne lâche pas ses vieilles habitudes comme ça.
— Bon sang, maman, tu m’as plongé dans un putain de profond…
Elle me lança un regard sévère. Apparemment, elle non plus ne lâchait pas ses vieilles habitudes comme ça.
— Hum… disons que tu m’as plongé dans un profond sommeil…
Mon accès de colère était en train de retomber. Je ne suis simplement pas colérique. Ce qui ne signifiait pas que je n’étais pas en colère, ni que j’avais déjà pardonné à ma mère. Mais peut-être pourrais-je éviter d’autres sorties de ce genre. Du moins pour l’instant. Vous savez, tic-tac-tic-tac.
Ma mère inspira profondément, et frissonna.
— De toute façon, tu n’as pas besoin de t’excuser. Je l’ai mérité.
Elle fit une pause, et tapota sa manche.
— J’ai mérité cela, et plus encore.
Elle fixa ses mains.
— Je ne sais par où commencer…
— Par le début, proposai-je. Et continue sans t’arrêter jusqu’à la fin. Puis stop.
Elle laissa échapper un rire hésitant.
— Toi et le chapelier fou.
— En fait, c’est le roi qui le dit. Et c’est de ta faute. Tu n’aurais pas dû m’abonner à la bibliothèque.
Elle ignora mon commentaire.
— Ce jour-là, ton père est arrivé tard à la maternité.