— Qu’a fait Kevin quand il est arrivé à l’hôpital ?
Elle se leva et versa ce qu’il restait de chocolat chaud dans ma tasse, que j’en veuille ou non. Elle était plus calme à présent, mais je devinais que c’était dur pour elle. Au moins, elle ne pleurait plus.
J’enroulai mes mains autour de la tasse chaude et la remerciai.
— Il a sauté au plafond.
Elle sourit tristement en regardant sa tasse. D’habitude, les gens décrivent ma mère comme une femme « pleine de vie ». Là, elle semblait tirée vers le fond. C’était bizarre de la voir ainsi.
— Ne te sens pas obligée de me le raconter si tu n’en as pas envie.
Pourtant mieux valait qu’elle le fasse, je le savais. Chaque indice était susceptible de m’aider. Mais impossible de la forcer à parler malgré elle. J’avais beau être en colère, je refusai de la blesser intentionnellement. Et à vrai dire, je n’étais pas prêt à entendre quoi que ce soit au sujet de Kevin. Nous n’obtenons pas toujours ce que nous voulons. J’entendais presque Jagger siffloter dans ma tête cette satanée phrase : « But if you try sometimes, you get what you need. » Mes mains se serrèrent autour de ma tasse.
— Non, c’est mieux de tout dire maintenant.
Quand elle s’était réveillée, Kevin tenait Samhain dans ses bras. Il portait le bébé avec maladresse, comme s’il avait craint de le casser, ou comme s’il avait regretté d’être là. Une infirmière l’avait aidé à trouver une position plus naturelle. Tia l’avait vu effleurer légèrement le crâne du bébé. Il avait eu l’air triste. Résigné, peut-être. Elle s’était demandée si Kevin savait déjà pour Samhain. Son cœur s’était serré, elle aurait tant aimé qu’il l’ignore. Du jour où elle avait appris qu’elle était enceinte, elle s’y était préparée. Pourtant jamais, pas une seule fois, elle ne l’avait imaginé ainsi.
Kevin avait confié le bébé à l’infirmière et l’avait suivie des yeux pendant qu’elle le ramenait à la nurserie. Il avait défait sa cravate et enlevé sa veste. Tia avait comprit qu’il arrivait directement du travail. Elle l’avait regardé sourire à Samhain, de l’autre côté de la vitre. Cela faisait un moment qu’elle ne lui avait pas vu cette expression. Certes, il souriait aux voisins et à son chef, mais jamais de joie. Les rares fois où c’était arrivé, cela lui avait presque brisé le cœur. Ses yeux bleus s’illuminaient, son visage s’éclairait, et on ne pouvait pas s’empêcher de remarquer combien il était beau. Mais elle avait rapidement compris que la beauté ne suffisait pas.
— Tu arrives tard.
Kevin avait sursauté et s’était tourné vers elle.
— Désolé, ma chérie, mais le travail…
Elle l’avait interrompu de la main.
— Je n’ai pas vraiment envie d’entendre cela, avait-elle dit. Et nous allons bien, de toute façon…
— Je sais, avait-il répondu. J’ai parlé à la sage-femme. Je ne voulais pas te réveiller.
Kevin fidèle à lui-même : toujours prêt à lui servir une excuse raisonnable pour qu’elle ne s’énerve pas — même si elle savait que c’était juste une façon d’éviter les conflits. Sinon, elle serait devenue une véritable mégère.
— Je ne dormais pas.
Il avait haussé les épaules et déposé un baiser sur sa joue.
— Je ne voulais pas prendre le risque.
Il avait joué son rôle à la perfection. D’une main, il avait écarté une mèche de cheveux de Tia avant de glisser les bras autour de sa taille.
— Donc tout va bien ? Rien… d’anormal ?
— Non.
La réponse avait jailli un peu trop vite, et elle l’avait vu se pincer les lèvres.
— Que se passe-t-il ? avait-il demandé.
Elle s’était creusé la tête. Il avait deviné qu’elle était tracassée, mais elle ne pouvait lui en confier la raison. Elle ne voulait pas non plus lui mentir.
— J’ai eu un petit problème avec le prénom.
Il avait haussé un sourcil, tout en laissant retomber ses épaules. Il avait donc craint le pire…
— On en avait pourtant choisi, avait-il fait remarquer.
— Non, toi, tu en avais choisi un.
— Qu’est-ce qui ne va pas avec Russ ? C’était le prénom de mon grand-père.
Tia avait repensé à tout ce qui clochait avec Russ.
— Russ, ça ne lui allait pas.
— Qu’est-ce qui lui allait, alors ?
Tia lui avait montré le formulaire.
— Bon sang… ! s’était-il exclamé d’un ton perçant, mais une infirmière s’étant retournée vers eux, il avait poursuivi dans un murmure grinçant : C’est quoi ça, Samhain ?
Ç’avait été précisément pour cette raison qu’elle avait choisi de le lui annoncer ici. Il n’aurait pas osé lui faire une scène, et quand de nouveau ils auraient été seuls, il aurait pardonné. Elle aussi savait comment s’y prendre.
— On prononce Sowin.
— Sowin ? Tu veux que ton fils se fasse tabasser dans la cour de récréation ou quoi ?
— Ah, parce que Russ aurait été mieux ?
— Quoi ?!
Il s’était interrompu et avait baissé la voix, essayant une autre tactique.
— Tu peux t’expliquer, s’il te plaît ? Enfin, non. Attends.
Il avait ouvert et fermé la bouche plusieurs fois avant de relire le formulaire.
— Dis-moi juste, reprit-il avec une sorte de résignation, c’est quoi ce truc de hippie ?
Elle avait croisé les bras et l’avait toisé.
— Merci bien ! C’est un prénom qu’on donne traditionnellement dans ma famille, figure-toi !
Ce n’était pas tout à fait un mensonge. Samhain était une tradition dans sa famille, mais pas en tant que prénom.
— Et si tu étais arrivé plus tôt, tu aurais pu donner ton avis.
Il avait ouvert la bouche mais à la place avait serré les mâchoires.
— Très bien.
Il avait secoué la tête et haussé les épaules.
— Je dois retourner travailler.
Il avait pris un paquet cadeau par terre qu’elle n’avait pas remarqué.
— Tiens, c’est pour toi, avait-il grommelé.
Puis il l’avait embrassée d’un air distrait sur la joue, et s’était arrêté juste pour lancer un regard à Samhain. Une fois qu’il fut parti, elle avait ouvert le sac. C’était un petit ours en peluche qui portait un drapeau « félicitations ». Elle lui avait tapoté le nez avec le doigt. L’ourson était très doux. Cela lui avait fait un drôle d’effet d’être félicitée par son mari. Comme si elle avait été seule dans cette histoire. Pourtant, il y avait le bébé aussi. Elle avait serré l’ourson contre elle.
Tia était allée voir son bébé de l’autre côté de la vitre jusqu’à ce que l’infirmière lui conseille de se reposer. Elle avait alors regagné lentement sa chambre.
Il était tard quand elle s’était de nouveau réveillée. Elle avait rejeté les draps et s’était glissée hors du lit. Le sol était froid. Elle avait enfilé des chaussons puis resserré sa robe de chambre autour d’elle.
Hormis le murmure des voix provenant du bureau des infirmières, le calme régnait. Tia s’était dirigée discrètement vers la nurserie. Étrangement, elle n’avait pas été surprise d’y voir Nick. Il lui avait semblé en meilleure forme. Il avait pris un peu le soleil, même s’il paraissait toujours aussi pâle. Il avait grossi un peu également.
— Comment avez-vous fait pour entrer ici en pleine nuit ? avait-elle soufflé en souriant. Les visites sont terminées depuis longtemps !
Il avait pivoté vers elle, et relâché ses épaules en la reconnaissant.
— Vous seriez étonnée d’apprendre les miracles que les mots peuvent accomplir. Une histoire au sujet d’un voyage depuis Portland pour voir mon unique neveu, et me voilà ici.
Il avait passé sa main dans ses courts cheveux bruns.
— Je suppose que je ne dois pas avoir l’air trop inquiétant. Comment vous sentez-vous ?
Elle s’était approchée de la vitre et avait regardé le petit Samhain qui dormait, le poing fourré dans sa bouche.
— Très bien.
— C’est fou, je n’arrive pas à y croire !
Il avait enfoui les mains dans ses poches et s’était balancé sur les talons.
— Il tient de moi, n’est-ce pas ?
Tia avait préféré ne pas répondre. Des larmes avaient roulé sur ses joues, parlant à sa place. Nick l’avait attirée contre lui. Elle aurait dû protester. Après tout, elle le connaissait peu. Mais elle était fatiguée d’affronter cela toute seule et, à cet instant précis, elle avait besoin de réconfort. Elle avait écouté les puissants battements du cœur de Nick, ne pensant qu’à leur rythme, à la chaleur émanant d’une autre personne, et elle avait fermé les yeux. Il sentait les arbres, les clous de girofle et la sueur. Ce n’était pas désagréable.
Nick s’était reculé d’un pas, les mains toujours sur ses épaules. Puis en se penchant, il avait plongé les yeux dans les siens.
— Hé, ne faites pas cette tête-là ! Ce n’est pas si terrible !
Elle n’avait pu s’empêcher de rire.
— Pas si terrible ? répéta-t-elle. Mais c’est précisément pour cela que vous ne vivez plus en ville ! Même votre frère vous a désavoué. Et il fera la même chose avec ce bébé s’il l’apprend.
Soudain, la panique s’était emparée d’elle.
— Et cet homme dont vous m’avez parlé ? Il faut faire quelque chose !
Il lui avait brièvement serré les épaules.
— Calmez-vous.
— Non, je ne peux pas. Mon bébé est en danger. Imaginez que je ne sache pas le protéger ?
Elle avait scruté le visage de Nick, en quête d’une consolation. En vain.
— Tia, toute sa vie, votre bébé sera en danger. Même s’il était normal, vous auriez ce sentiment, j’en suis certain. Disons qu’il devra affronter des problèmes… plus spécifiques, c’est tout.
Elle s’était écartée de lui.
— Comment pouvez-vous être si désinvolte ?
Il s’était de nouveau approché de la vitre.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Que votre bébé est condamné à vivre dans la peur et l’isolement ? Qu’on ne peut rien y faire ?
— C’est bien ce qui s’est passé pour vous, non ?
Nick avait haussé les épaules.
— Et alors ? Ça ne veut pas dire que je n’ai pas d’espoir par ailleurs.
Il avait posé une main contre la vitre et souri au bébé.
— Je veux croire que le changement est encore possible.
Il avait agité son index en direction de Samhain.
— Savez-vous ce qui est formidable avec les bébés ? Ce sont des petits paquets d’espoir. L’avenir emmailloté dans une couverture ! C’est votre enfant qui transformera les choses.
Sa décision était prise. Sa poitrine s’était contractée et elle avait senti comme une boule dure et désagréable. Nick avait raison. Les bébés étaient l’espoir, une page blanche où pouvait s’écrire le futur. Mais avant, il y avait une chose à faire.
— Nous devons le cacher, dit-elle.
— Comment ça ?
— Vous m’avez reconnue grâce à mon aura, non ?
— Oui…
Tia avait compris qu’il n’aimait pas ce qu’elle tentait de lui faire comprendre. Tant pis. C’était leur seule chance.
— Eh bien, si on scelle ses pouvoirs, si on les contient par un sort, son aura sera peut-être suffisamment affaiblie pour ne pas être remarquée, non ?
— Tia, c’est dangereux. Dangereux et douloureux. Comme si vous touchiez à l’un de ses membres.
— Mais ça pourrait marcher ?
Il avait croisé les bras et l’avait regardée, sourcils froncés.
— En théorie.
Elle avait posé la main sur son coude.
— Nous le libérerons plus tard, promis. Quand il sera assez grand pour se protéger lui-même.
Nick avait ouvert des yeux ronds. Un bref instant, il avait ressemblé à Kevin. La seconde d’après, son expression s’était radoucie. Apparemment, il n’évacuait pas sa colère de la même manière que son frère.
— Je ne peux pas vous aider, Tia. Je saisis votre raisonnement, mais j’aurais mauvaise conscience de participer à un tel sceau.
— Je comprends, avait-elle dit en resserrant sa robe de chambre autour d’elle. Aimeriez-vous le tenir dans vos bras avant de repartir ?
Nick s’était redressé.
— Oh, vraiment ? C’est possible ?
Elle avait hoché la tête, et d’un geste lui avait indiqué sa chambre, avant d’aller prendre son bébé.
Il s’était assis avec maladresse au bord du lit d’hôpital.
— Êtes-vous certaine que je le tiens comme il faut ?
Samhain était tout recroquevillé dans ses bras. Nick avait ôté sa veste en jean et remonté les manches de sa chemise. Tia avait essayé de ne pas remarquer la courbe de son biceps, ni le fait que Kevin avait montré moins d’enthousiasme en serrant son propre fils dans les bras.
— Pour une première fois, vous faites ça très bien.
Elle avait pris la chaise à côté du lit et ajusté sa robe de chambre pour être plus à l’aise.
— Il est beau ! s’était exclamé Nick en souriant comme un gamin.
— Merci.
Il s’était retourné vers le bébé, de façon à cacher son expression à Tia.
— Qu’a dit Kevin ?
— Que je lui avais donné un prénom de hippie. Et je ne crois pas qu’il sache, avait-elle ajouté, pour répondre à la question qu’il n’avait pas posée.
Nick avait laissé échapper un soupir.
— L’a-t-il seulement pris dans ses bras ?
Tia avait trituré la ceinture de sa robe de chambre.
— Pas longtemps.
Nick avait ôté le minuscule bonnet en laine bleu de Samhain, lissant les fins cheveux du bébé avant de poser délicatement le petit crâne dans sa paume.
Puis il lui avait remis le bonnet, s’assurant que ses oreilles étaient bien protégées.
— Désolé, mon p’tit gars…
— Quelque chose ne va pas ? s’était inquiétée Tia.
Le bébé avait attrapé l’index de Nick, qui avait souri tristement.
— Non, tout va bien. Mais j’ai changé d’avis. Je vais vous aider à le sceller.
Tia s’était rassise.
— Bien sûr, je vous en suis reconnaissante, mais pourquoi ce changement soudain ?
Nick avait voulu dégager son doigt, mais Samhain le tenait bien.
— J’ai cru qu’il était comme moi, et que ça irait.
Il avait tapoté le bout du nez du bébé.
— Pourquoi tu n’es pas comme moi, hein, p’tit gars ?
Tia s’était mordue les lèvres.
— Je ne comprends pas. Je croyais qu’il était comme vous. À moins que je me sois trompée dans le test ?
— Non, non, vous avez fait ce qu’il faut. J’espérais juste qu’il serait… voyez-vous, faible. Qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter.
— Que voulez-vous dire exactement ? demanda-t-elle.
Elle avait craint d’avoir compris ce qu’il essayait de lui dire.
— Je pensais que son pouvoir serait comme un filet d’eau. Mais il est comme un torrent. Un immense torrent glacé… et il n’est encore qu’un bébé.
Il avait embrassé les doigts de Samhain.
— Vous avez raison. Il faut le dissimuler, et tout de suite.
Elle avait senti la peur étreindre son cœur, comme une chape de plomb dans sa poitrine.
— Et si je déménage ? En emportant le bébé avec moi ?
Nick avait secoué la tête.
— Ça ne servirait à rien. Vous trouverez peut-être un endroit où vivre avec un Conseil plus conciliant. Ou peut-être pas. Mais quoi qu’il en soit, Douglas Montgomery en entendra parler. Non, nous allons le sceller. Nous allons le sceller maintenant, et le dissimuler à la barbe de Douglas.
Il avait regardé le bébé d’un air triste.
— Désolé, p’tit gars. Vraiment.
Le premier essai avait échoué. Tia était encore fatiguée par l’accouchement et le stress, et elle avait eu du mal à trouver ce dont elle avait besoin à l’hôpital.
— Que fait-on à présent ? s’enquit-elle.
Nick avait tiré une épingle de sûreté de son jean et s’était piqué le doigt. Avec son sang, il avait dessiné un symbole sur le front du bébé, et un autre sur son cœur.
— Essayons de nouveau, murmura-t-il.
Il avait fermé les yeux. Le temps s’était écoulé. La température dans la pièce avait chuté, mais Nick avait gardé les yeux fermés. Quand le coup de froid avait cessé, il avait soulevé les paupières. Puis il s’était baissé pour embrasser Samhain sur le front. Tia n’avait pas vu son visage, mais elle avait perçu la profonde tristesse dans sa voix tandis qu’il chuchotait au bébé. Elle avait du se pencher vers lui pour l’entendre supplier Samhain de lui pardonner, pour toujours et à jamais.