CHAPITRE 18

FAIRE UN PETIT NICHOIR POUR LES OISEAUX DE MON ÂME

 

 

Ashley se balançait jambes croisées devant moi, ignorant le vide en dessous d’elle, tandis que je lui racontais les événements des derniers jours. Je terminai par la visite à ma mère, où j’avais appris que j’avais été scellé.

Waouh ! s’exclama-t-elle, il ne manque plus que le pop-corn !

Elle fit la grimace.

Aïe ! Pas très sensible, la fille, hein ? En fait, je voulais dire, il s’en passe des choses dans ta vie !

Brid se laissa basculer par terre à côté de moi.

Nooon ! dit-elle, le menton posé dans la main. Ça ne lui fait ni chaud ni froid.

Je la regardai.

Brid s’esclaffa.

Si moi je n’arrive pas à te vexer, alors elle, elle n’y arrivera jamais !

Tu n’es pas si vexante…

Je suis directe, cela gêne certaines personnes. Et puis je t’ai giflé.

Je m’empressais de chasser cette pensée.

Personnellement, j’ai trouvé ton approche plutôt revigorante, après ces derniers jours.

Ashley leva les yeux au ciel.

OK, on avance.

Je haussai les épaules.

Donc, ensuite, j’ai parlé à June…

Qui m’a contactée juste après, ajouta Ashley.

Et je me suis fait chopper.

Je pris appui sur mes coudes.

Ashley se mordillait les lèvres.

Tu dis que tu l’as reçu du côté de ton père ?

Ouais… En fait, du côté de mon père, on ne sait pas quoi en faire. J’ai deux demi-sœurs qui l’ont aussi.

Certes, je devais surtout penser à moi, mais je n’allais pas laisser passer la chance d’aider Lilly et Sara. Si je ne le faisais pas, les grands yeux sérieux de Lilly me hanteraient, comme ceux de ces gamins, dont le regard flanque la chair de poule dans les tableaux ringards.

Ashley, pourrais-tu garder un œil sur elles ? Pour t’assurer qu’elles…

Ne finissent pas comme toi ? suggéra-t-elle avec sympathie.

C’est ça, confirmai-je. Disons que je me sentirais mieux si je savais que quelqu’un veille sur elles.

Pas de souci, fit-elle. Ça fait partie de mon boulot.

Elle ouvrit son BlackBerry et y nota quelque chose.

Rien d’autre ? Tu ne t’es pas fait attaquer par des chasseurs de tête ou battu avec un monstre marin ?

Sa petite boule lumineuse tournait lentement autour de sa tête.

Non.

Bon, lança-t-elle. Parce que tu es suffisamment mal barré comme ça.

Merci, dis-je. J’aimerais bien qu’on cesse de me le rappeler à tout bout de champ, d’acc ?

J’étais assis, les jambes croisées, à même le sol.

À moi de poser des questions, maintenant. Dois-je toujours tuer pour utiliser mon don ? Enfin, dans l’hypothèse où j’aurais à m’en servir un jour…

Non, répondit Ashley. Chaque nécromancien a sa propre recette. Mais il y a des parties du rituel qu’on ne peut ni ne doit sauter, quand même ! Pour des raisons de sécurité, tu dois toujours faire ton cercle. Doit-il nécessairement être invoqué avec ton sang ? Non, mais cela rend le cercle plus fort. En principe, ta seule volonté suffit.

Elle fit une grimace à la petite balle qui avait commencé à dessiner des huit dans l’air. La balle se calma d’un coup et reprit son mouvement circulaire.

Je tournai la tête, essayant de masquer mon sourire.

Ashley s’éclaircit la gorge.

Un simple crachat permet de le renforcer… pas autant que le sang, mais suffisamment pour invoquer les esprits. Disons qu’une offrande symbolique accélère juste le mouvement. Pour faire se lever les morts, alors oui, ce genre de choses demande une grosse rétribution.

Elle se gratta le nez.

Mais tout dépend du nécromancien. S’il est assez puissant, il a besoin de peu de choses. Une injection de puissance n’est pas, à proprement parler, indispensable. Mais il doit y avoir une offrande. La quantité de sang dépend aussi de sa qualité.

Je me sentais soulagé de ne pas devoir égorger des lapins pour faire quoi que ce soit, mais sa dernière remarque m’inquiéta.

La qualité ?

La puissance, reprit-elle. Par exemple, pour te donner une idée : Douglas est une voiture hybride, et toi tu es un vieux diesel bringuebalant.

Merci !

Ashley me jeta un regard glacial jusqu’à ce que je fasse mine de fermer ma bouche à double tour et de jeter la clé.

Vous avez tous les deux besoin de carburant, mais l’hybride en moins grande quantité parce qu’elle peut tirer sur sa source d’énergie interne, sa batterie électrique en quelque sorte. Le camion peut aller aussi loin que la voiture, mais il lui faut des tonnes de carburant supplémentaires…

Je devrais t’échanger, dit Brid.

Ne m’oblige pas à t’envoyer Ling Tsu, lui répondis-je.

Ashley nous lança le même regard qu’elle avait jeté à sa balle l’instant auparavant. Brid pouffa, mais je parvins à garder mon sérieux. Ashley poursuivit sans nous prêter attention.

Le camion, reprit-elle en forçant la voix, doit compter uniquement sur son carburant, quel qu’il soit. Il y en a qui prennent du Super, d’autres du Normal, et cetera.

Ashley haussa les épaules à mon intention.

Pas une analogie parfaite, mais bon…

Je hochai la tête. Une pensée me traversa l’esprit.

Y a-t-il un moyen pour que je me défasse du sceau, tu sais… à part trouver mon oncle ?

Trouver Nick, même par le biais d’Ashley, risquait d’être trop long. La brosse à cheveux de Kevin était chez moi, sur ma commode. Lancer un sort pour le localiser, même avec une sorcière sous la main, ne marcherait pas. À moins, peut-être, de donner son nom à Ashley, mais je ne le connaissais pas en entier. Ashley s’était perdue en me cherchant parce qu’elle n’avait que « Sam LaCroix » comme élément. De mon côté, je n’avais que Nick Hatfield. Et je ne savais même pas de quoi Nick était le diminutif. Nicholas ? Nikolai ? Il y avait probablement beaucoup de Nick Hatfield sur cette terre. Et pas le temps de les inventorier tous.

Sans compter sur un nécromancien plus grand et plus méchant ?

Heu… celui que je connais…

Celui que je connais se régalerait de mon foie arrosé avec un bon chianti.

… n’est pas la bonne personne à qui m’adresser…

Ashley plissa les yeux, pensive.

Hum… Je ne sais pas quoi te répondre. Je n’ai encore jamais été confrontée à ce type de problème.

Elle tapota son BlackBerry avec son pouce.

Il n’y a pas de mal à jeter un œil.

Elle ferma les yeux.

Ouvre la bouche et dit : Ah.

J’obéis, même si j’étais persuadé qu’elle plaisantait, ce qui la fit sourire. Mais son sourire se transforma vite en un froncement de sourcil.

Sam, tu as bien dit que ta mère avait essayé de te sceller la première ?

Oui, mais ça n’a pas marché.

Pourquoi cette question ? demanda Brid.

Difficile à dire, car je n’ai encore rien vu de semblable. Mais quitte à faire une hypothèse, je dirais que les deux « sceaux » ont marché.

Elle rouvrit les yeux.

Brid et moi restâmes sans voix. Je fis une belle performance de poisson rouge jusqu’à trouver quelque chose de cohérent à dire.

Répète ?

Ashley me jeta un regard compatissant.

Les deux ont marché, Sam. Celui de ton oncle, plus lourd, le bloque presque complètement, mais je peux voir la trace de celui de ta mère.

Elle secoua la tête, étonnée.

Incroyable. C’est la première fois que je vois quelqu’un dont le pouvoir est scellé, pas une fois, mais deux. Comme s’ils avaient coupé un bout de toi.

Pas étonnant que je me sois toujours senti paumé. Et pour cause ! J’essayai de ne pas imaginer un morceau de ma personne flottant dans un trou noir. C’était une sensation terrible, mais en même temps, pas désagréable.

Maintenant, je savais pourquoi je n’avais jamais pu m’attacher à quoi que ce soit. Pourquoi je me sentais en dehors du monde, comme si je n’évoluais pas à la même vitesse que les autres. Ce pan dont on m’avait amputé expliquait tout, même la raison pour laquelle j’avais échoué à l’université. Mais ce type d’excuse peut être dangereux. Une sorte de béquille.

Une fois, c’est déjà rare, mais toi, on te l’a fait deux fois ! murmura Brid. Pas croyable !!

Même chez les anomalies, j’étais une anomalie. J’en tirais une certaine fierté. Enfin, j’aurais pu, si toutefois cela ne signait pas ma condamnation à mort.

Ashley se leva et s’épousseta.

Tu t’en vas ?

Un éclair de panique me traversa. Ashley n’avait pas su me sortir de la cage, certes, mais elle avait été capable de répondre à certaines de mes questions. Comment envisager de battre Douglas sur son propre terrain si je n’en apprenais pas plus ?

Je reviendrai, promit-elle. Désolée, vraiment, mais j’ai mis un certain temps à te trouver, et j’ai un travail régulier. J’ai déjà dix minutes de retard pour Mme Jenkins.

Attends ! fis-je. Tu n’as pas les moyens de me libérer, d’accord, mais pourrais-tu me rendre un petit service ?

Ashley haussa un sourcil, et son petit visage s’illumina. À croire que la petite Ashley aimait bien le marchandage.

Tu peux prévenir quelqu’un de l’endroit où nous sommes ?

Cela dépend, dit-elle.

De quoi ?

De qui, corrigea Ashley.

J’essayai de réfléchir à qui faire parvenir un message. Ce serait trop long de l’adresser à Nick, d’autant qu’il préfèrerait peut-être ne pas intervenir par crainte de Douglas. Ma mère ? Je n’étais pas certain de vouloir l’impliquer. La dernière chose que je souhaitais, c’était de devoir acheter un sac de bowling pour sa pauvre tête. Ou pour celle de Haley, d’ailleurs. Ramon ? Il était au courant de toute l’histoire, mais à qui pourrait-il parler ? Il n’allait tout de même pas attaquer Douglas avec une planche de skate ! Je tendis mon pouce vers Brid.

Et pourquoi pas sa horde ?

Tant qu’ils n’ont pas de nécromancien parmi eux, c’est impossible.

Brid secoua la tête.

Pourquoi est-ce impossible ? Pourquoi rien n’est simple ces derniers temps ?

Ashley se pinça l’arrête du nez.

Voyons si je parviens à expliquer cela simplement. Je suis morte, tout le monde l’a bien compris ?

Nous fîmes oui de la tête.

Et chacun sait qu’il n’est pas donné à tous de voir les gens morts ?

Oui ! dis-je.

Mais moi je te vois ! protesta Brid au même moment.

Ashley soupira.

C’est parce que tu es avec Sam.

Elle nous observa, mais aucune lueur ne traversa notre regard éteint.

Je désignai Ashley.

Citoyenne de Zombiville.

Eh ! fit Brid. On ne montre pas du doigt. Ça ne se fait pas.

C’est ce que dit ma mère aussi.

Je me mordillai la lèvre.

Pourquoi pas June ? C’est une nécromancienne ! Tu peux lui faire parvenir un message ? demandai-je. S’il te plaît, mets-la au courant de la situation. Ce n’est pas la peine qu’elle vienne en personne, j’ai juste besoin qu’elle contacte la famille de Brid ou quiconque susceptible de nous aider.

Brid m’attrapa par l’épaule.

Et la mère de Sam, aussi.

Je la regardai en fronçant les sourcils.

Je ne tiens pas à ce qu’il arrive quelque chose à ma mère.

Brid fit une grimace de dérision.

C’est bien les mecs, ça ! Pas fichu de penser à deux choses à la fois ! Laisse tomber, va !

Elle jeta un regard interrogateur à Ashley.

Pourquoi ne pas demander à June si la mère de Sam pourrait défaire son sceau à distance ?

Je tournai la tête et cillai, surpris.

Elle me prit par l’épaule une nouvelle fois.

Tu en as deux, Sam. Ta mère a fait un rituel de sceau sur toi, puis ton oncle Nick a terminé le travail avec un deuxième rituel. Récupérer un peu de ton pouvoir, c’est mieux que rien ! Et de cette façon, tu auras accès à une plus grande partie de toi.

Brid me tapota le front avec le doigt. Je ne voyais que ses yeux noisette.

Ça vaut la peine d’essayer, insista-t-elle.

Je me tournai de nouveau vers Ashley.

Peux-tu faire cela ? Demander à June de contacter ma mère et la horde de Brid ? Dis-lui bien que je comprends qu’elle ne peut pas le faire elle-même. Et remercie-la.

Ça, c’est possible, acquiesça Ashley. Maintenant, il faut discuter le prix.

Mais je n’ai rien sur moi ! protestai-je. Si tu veux que je te paie, je dois d’abord sortir d’ici. En plus, tu m’as assuré que c’était ton boulot !

Ashley m’envoya balader d’un mouvement de sa main minuscule.

Servir de guide aux âmes perdues et veiller sur les petites sœurs nécromanciennes, ça c’est mon boulot. Faire passer des messages ? Pas mon boulot !

Je me mordillai la lèvre.

June t’a donné quoi ?

Les transactions restent confidentielles.

Qu’est-ce que tu voudrais ? demanda Brid, la tête penchée sur le côté.

Des gaufres, répondit Ashley dans un souffle.

Quoi ?

J’étais loin de m’attendre à cela.

Mais pas des surgelées, surtout pas. Des vraies. Avec des fraises, de la crème Chantilly et du sirop d’érable. Pas de cette compote dégueulasse.

Tu veux des gaufres ?

J’essayai de chasser tout scepticisme de ma voix.

Pas de nouveau-né ou de timbale en or ?

Je ne suis pas un farfadet, Sam. Et qu’est-ce que je ferais d’un bébé ?

Son sourcil se leva de nouveau, et elle croisa les bras.

Je veux des gaufres, un point c’est tout. À prendre ou à laisser.

J’observai Brid qui fixait Ashley d’un air calculateur.

Parlons chiffres, dit-elle. Vingt gaufres d’un seul coup ? Ou une gaufre par semaine pendant six mois ?

Tous les jours pendant deux ans, dit Ashley.

C’est scandaleux ! cracha Brid.

Je me fiche de ce qu’on doit payer si cela nous fait sortir ! répliquai-je.

Brid me lança un regard mauvais. Je ne lui apportais guère de soutien ! Mais elle oubliait l’essentiel : nous étions prisonniers dans une cage. Je baissai cependant les yeux et levai les mains en signe de soumission.

Toutes les semaines, contra Brid.

Les yeux d’Ashley se rétrécirent.

Tous les jours, un an.

Six mois, reprit Brid.

Ashley fit la moue. Puis elle opina de la tête.

Marché conclu, déclarai-je.

Ashley tendit la main. Je la serrai. Un sourire éclaira son visage.

Super, fit-elle.

Elle sortit son BlackBerry à toute vitesse et pressa un bouton. Un petit vortex en forme de tourbillon s’ouvrit au-dessus d’elle. Ce qui ressemblait à une troupe d’étourneaux en sortit et saisit ses vêtements. Ashley nous fit signe de la main.

Prenez soin de vous, OK ?

Les oiseaux retournèrent dans le vortex, tirant Ashley avec eux et nous replongeant dans l’obscurité.

Je suppose que cela explique comment elle est entrée ici, s’esclaffa Brid.

Pile au moment où je pensais qu’on avait atteint les limites de l’étrange.

Je glissai mon bras autour des épaules de Brid.

Et maintenant ?

Je vais me coucher.

Elle se dégagea. J’entendis la couverture glisser sur le métal tandis qu’elle s’installait. J’aurais aimé la rejoindre, mais attendre à ne rien faire me rendait fou.

J’agrippai les barreaux, sentant le froid sur mes mains et laissant les symboles se cristalliser dans ma tête. Je savais que je ne serais pas capable de briser l’œuvre de Douglas, mais rien ne m’empêchait de m’y essayer. Mémoriser un symbole, c’était déjà quelque chose.

J’ignore combien de temps je restai ainsi à tenir les barreaux. Mes mains étaient raidies et gelées quand je les détachai. Mais j’avais découvert quelque chose qui ressemblait à une faille. Avec un temps infini ou un turbo, peut-être parviendrais-je à ouvrir la porte.

N’ayant ni l’un ni l’autre, je me faufilai sous la couverture près de Brid. J’eus le sentiment qu’il me fallut une éternité avant que mes mains ne se réchauffent et que je m’endorme.