CHAPITRE 21

LÉCOLE À JAMAIS FINIE

 

 

La douleur du coup de fouet sur mon dos déjà meurtri me paralysa tout le corps. À présent, je me tenais à quatre pattes, essayant de respirer. Soit Douglas était lassé du plaisir viscéral de me frapper à mains nues, soit ses mains le faisaient souffrir à force de me cogner. Et le résultat était cette cravache dans son poing droit. J’aurais aimé lui dire qu’il avait l’air stupide à se balader avec une cravache dans un sous-sol, mais d’instinct, je m’abstins. Je savais me préserver.

Il me saisit par les cheveux et me tira la tête en arrière. Il se pencha, suffisamment près pour que je sente son aftershave.

Je ne sais pas si tu fais exprès de rater ou si tu es vraiment si nul, lança-t-il entre ses dents serrées.

Je me léchai une coupure à la lèvre, en me demandant pourquoi je ne serais pas les deux à la fois.

Je fais de mon mieux, assurai-je le plus calmement possible.

Il commençait à perdre patience, ce que je voulais à tout prix éviter. En temps normal, il me terrifiait déjà. Qu’en serait-il s’il se mettait à perdre le contrôle ? Autant ne pas y penser. J’hésitai à lui parler des sceaux. Cette information pouvait jouer en ma faveur, ou me nuire. J’étais déjà mal loti, et si la situation empirait ? Trop d’accessoires sinistres dans cette cave m’en donnaient une idée. Je décidai de garder cette information pour moi. Dieu seul savait ce que Douglas était capable de faire avec mon pouvoir si je le laissais tripoter les sceaux.

Sur ses instructions, j’essayai de faire apparaître un esprit depuis un bon moment. En vain. Après quelques essais, j’avais réussi le cercle, mais c’était à peu près tout. Au moins, je m’étais amélioré sur ce point. Je méritais bien une médaille pour cet effort, non ?

Mais ce que j’étais censé faire ne marchait pas. Je fixai la liste gribouillée par Douglas. Puisque je n’avais pas su faire apparaître le moindre petit esprit, il m’avait donné une liste de noms. Apparemment, le vieil adage fonctionnait : les noms avaient un pouvoir. Mais malgré la liste, je n’avais pas réussi. Comme faire tourner le moteur d’une voiture en panne sèche. L’étincelle du démarreur était là, mais le réservoir d’essence était vide. Bravo, maintenant, je me comparais à une voiture. J’avais deux mots à dire à Ashley.

Essaye de nouveau, déclara Douglas.

Son ton s’était refroidi. Pas rassurant. Une menace précise avait percé. Il tenait la cravache sans la serrer. Si je ratais encore, ce bon vieux Douglas risquait de monter de quelques crans sur l’échelle de la violence. Je m’humectai les lèvres et tâchai de me concentrer.

Je m’assis en tailleur. C’était plus douloureux pour mon dos que d’être à quatre pattes, mais mes bras se fatigueraient moins. Je me redressai du mieux possible pour un maximum de confort. Mes yeux se fermèrent et je pris une longue inspiration.

Le sous-sol avait l’air très différent ainsi. Je suppose que tout paraît différent quand on a les paupières fermées, mais pour moi, le changement était fondamental.

Je me détendis et regardai vraiment : tout flottait dans le noir. Brid brillait à ma droite — enchevêtrement de cuivre et d’émeraude. Les piques des barreaux brûlaient comme des lanternes. La cage portait les couleurs de Douglas. Et lui, en tourbillons gris, argentés, noirs et bleu acier, se tenait debout à ma gauche.

Mais ce n’était pas tout. La pièce elle-même semblait plongée dans une brume mouvante. J’ignorais si c’était sa réalité. Jamais je ne l’avais vue ainsi. Était-ce normal ?

Je me concentrai sur mon cercle de brume. Mon bleu était plus vif que celui de Douglas. Il avait dessiné son propre cercle, après m’avoir avoué qu’il ne se fiait pas encore au mien. Je comparai les deux.

Ils étaient de la même couleur : le mien d’un bleu électrique terni, et celui de Douglas, d’un bleu brillant. Les cercles n’étaient pas complètement stables. Ils suivaient nos traces, ancrés au sol. Mais dans l’air, ils allaient de part et d’autre, à l’image de nos auras. Le mien paraissait faible. Douglas avait raison. Son cercle était meilleur.

Pas de temps à perdre. J’appelai dans ma tête un des noms que Douglas m’avait donnés. Pas si facile que ça. J’étais fatigué des essais précédents. Et je saignais. Le filet de sang coulait vers le bas de mon dos. Ashley avait certifié que je n’avais pas besoin de sang pour faire apparaître les esprits inférieurs. Mais au point où j’en étais, la moindre petite goutte serait d’un grand secours.

Les yeux toujours fermés, j’esquissai un mouvement pour recueillir ce qui glissait de mon dos. Puis, avec la main, je dessinai une empreinte au sol.

J’espérai que Ashley avait raison. J’avais cette pensée en tête quand un phénomène étrange survint. Comme si quelque chose en moi se brisait, éclatant en milliers de morceaux minuscules.

Je respirai, et ma colonne vertébrale se tendit sous la force de l’inspiration. C’était semblable à ce que j’avais ressenti en fermant mon premier cercle, mais en mille fois plus puissant. Chaque cellule de mon corps avait explosé. Le barrage en moi n’avait pas rompu ; il s’était simplement évaporé, donnant libre cours à mon pouvoir. Des années de potentiel inutilisé jaillissait, d’un coup. Je n’étais pas sûr de savoir d’où il venait, ni pourquoi il avait surgi si soudainement, mais je devais laisser faire. Sinon, j’avais l’impression que j’exploserais.

Brid en eut le souffle coupé. Il y eut le fracas d’une explosion devant moi. J’ouvris les yeux brusquement.

Un trou géant s’ouvrait dans l’air, comme si quelqu’un avait découpé un morceau du sous-sol avec une paire de ciseaux.

Ashley, toujours habillée bon chic bon genre, se tenait dans l’encadrement de la porte, un portail en quelque sorte. Elle discutait avec une des plus bizarres créatures que j’aie jamais rencontrées. Pourtant, j’avais déjà vu une tête coupée parlante et un panda zombie. Il — je présumai que c’était un mâle — dépassait Ashley d’un mètre au moins, ce qui le plaçait aux environs de deux mètres. Il portait une simple jupe de lin enroulée autour de la taille, et deux bracelets en or encerclant les plus gros biceps qu’il m’ait été donné de voir.

Bien que puissamment musclé, il n’avait rien à voir avec l’incroyable Hulk. Il ressemblait plutôt à un nageur adepte d’haltérophilie. C’est sa tête qui m’arrêta : celle d’un chacal. Mes longs après-midi devant Planète animale avec Frank m’avaient appris que les chacals étaient de différentes couleurs, d’habitude brun, noir et jaune. Jamais je n’en avais observé de la sorte. Son museau était gris foncé, avec des reflets d’argent divers et variés jusqu’à l’endroit où la fourrure du col rencontrait la partie humaine du corps. Terrifiant, oui. Mais beau, en même temps. Effroyablement beau. Tandis que je le regardais, bouche bée et l’air idiot, deux seuls mots me vinrent à l’esprit : respect absolu.

Tout ce que j’ai à dire, c’est que ces nouveaux codes sont ridicules !

Ashley agitait les bras en l’air en parlant avec véhémence.

Qu’est-ce que ça peut leur faire si…

La créature s’éclaircit la gorge bruyamment et pencha la tête dans notre direction. Ashley se tut, laissant ses bras retomber le long de son corps. Elle regarda autour d’elle.

Ça alors, Sam ! C’est ce qui s’appelle faire des progrès !

Elle siffla en contemplant le portail ouvert. Il n’y avait pas grand-chose derrière elle, si ce n’est une plante d’appartement dans un pot doré. À se demander ce qu’elle fichait là.

Vraiment ! reprit-elle. C’est pas mal du tout ! Tu as même fait venir Ed ici ! Peu de gens sont capables de faire apparaître Ed !

Elle désigna du pouce l’homme à la tête de chacal.

Enchanté de te connaître.

La voix résonna dans ma tête.

Enchanté de vous connaître également, Ed.

Je hochai légèrement le menton avant de lancer un regard paniqué à Ashley.

Mais qu’est-ce que tu fais là ?

Elle haussa les sourcils.

Tu m’as fait apparaître ! J’étais en train de parler à Ed d’une nouvelle législation qui nous vient d’en haut. Ou d’en bas, selon où l’on se situe.

Elle jeta un regard dans la pièce, en mode évaluation.

Cette cave est différente avec la lumière. Pas mieux, juste différente.

Le visage d’Ashley se figea soudain. Elle pâlit. Je suivis ses yeux. Douglas, bien sûr. Il faisait souvent cet effet.

Ashley donna une tape dans l’estomac de Ed.

Il tourna la tête et sourit.

Douglas Montgomery, dit-il en roulant la langue. C’est enfin l’heure ?

Douglas paraissait d’un calme absolu, mais je vis ses jointures blanchir autour du fouet.

Ce ne sera jamais l’heure, répondit-il.

Tu sais ce qu’on dit à propos du mot jamais, dit Ed, sa langue faisant le tour de son museau avant de revenir dans sa bouche. Ammut a toujours faim.

Douglas lui fit un sourire contraint. Son pouvoir flottait au-dessus du mien. Une sensation pas franchement agréable. Je tentai de le repousser, mais j’étais épuisé, presque vidé. Il l’emporta et le portail se referma brusquement.

Un silence s’installa. J’essayai de me lever, mais je dus me rasseoir. L’épuisement, doublé de ce soudain afflux de pouvoir et de son arrêt brusque, était trop pour mon corps. Je n’avais même pas fini de cicatriser, et je saignais encore ! Il me fallait dormir et manger. Peu importait dans quel ordre.

Les chaussures de Douglas crissèrent tandis qu’il s’avançait. Il me gifla avec le dos de la main. Puis il recula et recommença. Encore et encore.

Il avait les yeux enfiévrés. Un filet de salive coulait sur son menton. Lui aussi avait atteint la limite. Il m’attrapa par le cou et me jeta contre le mur. La rugosité du béton me mordit le dos, et je criai, serrant les dents pour retenir mes gémissements.

Il approcha son visage tout près du mien.

Tu te rends compte de ce que tu as fait ? hurla-t-il.

Sans attendre ma réaction, il me frappa. Cette fois avec le poing fermé.

J’étais bien incapable de lui répondre. Même si j’avais eu l’énergie d’ouvrir la bouche, j’ignorais ce qui m’était arrivé.

Il me saisit par la gorge. Ça devenait une habitude, ces temps-ci.

Il me tint là, le dos cloué au mur. Le monde autour de moi commença à perdre de la couleur. Il approcha encore son visage du mien et je vis la colère le quitter d’un coup. Il avait pris une décision. Laquelle ? Je l’ignorais. Et il ne m’en dirait rien.

Il me maintint acculé contre la paroi bétonnée, et peu à peu je perdis conscience, percevant toujours plus faiblement sa respiration régulière, son regard placide. Pas très encourageant, comme dernière vision. La panique s’empara de moi, mais j’étais déjà trop loin pour m’en soucier. Je glissai dans le néant.