Ainsi passa le début du mois d’août à Kérénoc, dans l’insouciance et la légèreté. Aurélie s’était montrée généreuse, avec les uns comme avec les autres. Elle égayait leurs journées et enchantait leurs nuits. Personne ne l’évoquait, personne n’était jaloux. Jean-Baptiste leur conseilla un soir un film d’Éric Rohmer qui passait sur Arte, La Collectionneuse. Il était le seul à l’avoir déjà vu. Chacun aima l’interprète principale, Haydée Politoff, qui affolait tout le monde dans la villa provençale du tournage, et qui fit de même ce soir-là avec les occupants de la longère bretonne. Ils l’auraient volontiers invitée à venir les rejoindre…
Ce libertinage eut ses limites. Pendant que les filles sillonnaient la côte pour s’enivrer du grand air, le père et le fils, restés à la maison, revinrent sur la tragédie vécue par le grand-père. Avec le temps, Charles avait un peu oublié la confession qui l’avait bouleversé quelques années plus tôt dans l’Aubrac. Il n’était toujours pas allé se recueillir sur la tombe d’Amina à Cassis et pourtant, par deux fois, il s’était rendu au Printemps du Livre de la ville. Or, il s’agissait de sa grand-mère et l’aventure qu’il avait vécue avec Samia l’avait rapproché d’elle par la pensée. Mais quand Jean-Baptiste lui apprit que son propre père était enterré ici, dans la terre bretonne de ses ancêtres, il eut un choc et demanda à se rendre sur sa sépulture.
Son père le conduisit au petit cimetière marin qui surplombait la Manche. Au fond, dans le carré militaire, il y avait une tombe en granit rose ourlée de bruyère en fleur avec une curieuse inscription :
« Ici reposent le général Alexandre d’Orgel, commandeur de la Légion d’honneur, son épouse Gabrielle née Enselme, et leur fils Guillaume »
La stèle funéraire était en soi peu commune. Elle ne ressemblait en rien à celle des tombes voisines et ne donnait aucune indication de dates, ni pour le père, ni pour la mère, ni pour le fils.
Jean-Baptiste expliqua à Charles que son grand-père avait fait réaliser la plaque dix ans après la mort de son fils et transférer sa dépouille de Cassis à Kérénoc. Guillaume avait en effet été dans un premier temps inhumé en terre cassidaine, dans la plus stricte intimité, non loin d’Amina mais pas à côté d’elle, pour ne pas éveiller les soupçons. Chez le colonel, devenu général, le sens de l’honneur avait pris des proportions démesurées. Et c’est la raison pour laquelle il avait ensuite voulu, de son vivant comme de celui de sa femme, faire creuser cette tombe sous le drapeau tricolore du carré militaire de Kérénoc. Ainsi Guillaume d’Orgel, injustement frappé d’indignité nationale, reposait pour l’éternité sous l’emblème de son pays. Et sans qu’aucune date puisse permettre de remonter le fil de son histoire ni a fortiori celle de ses parents.
Étrange destin, son petit-fils, qui n’avait jamais foulé ce sol auparavant, venait d’être trois mois plus tôt élu député de la circonscription…
Chaviré par les nombreuses pensées qui l’assaillirent devant cette tombe, Charles rentra avec son père à la maison après avoir fait un détour symbolique à sa permanence parlementaire. Pour se persuader qu’il était bien de ce terroir. « Je suis de mon enfance comme je suis d’un pays », disait Saint-Exupéry dans une phrase que Charles avait beaucoup citée pendant ses réunions électorales. « Je suis de chez vous, je suis de cette terre-là », se répétait-il après son passage perturbant au cimetière.
À leur retour à Kérénoc, Jean-Baptiste alla fouiller dans son coffre à souvenirs et, comme promis naguère, offrit à son fils le fameux cahier à spirale rédigé par Guillaume sur le Ville d’Alger deux jours avant son suicide.