– VI –

Galvanisé par les ondes bénéfiques de Kérénoc et des occupants de sa maison de pêcheur, il rentra à Paris en pleine forme et prononça le 20 septembre un discours qui fit date au Palais-Bourbon.

Pour enrayer sa chute dans les sondages et face à la montée du Front national, le président Exbrayat avait tenté de faire diversion en lançant une grande consultation sur l’identité française. La gauche s’était récriée, l’extrême droite s’était gaussée de la récupération, l’opinion n’avait pas vraiment choisi. Entre séduction et répulsion, le thème avait affolé les éditorialistes mais ne s’était pas encore vraiment fixé dans les esprits. On sentait que, comme à la roulette, la bille attendait de choisir son destin.

La situation était donc passionnante pour les différents orateurs qui allaient se succéder à la tribune. Or, les deux premiers, au nom de la droite extrême et du parti socialiste, prononcèrent des discours convenus, si attendus qu’ils ne déclenchèrent pas les passions. Restaient les deux derniers, qui, chacun à leur manière, défendaient les positions du gouvernement, l’un sur son flanc droit (c’était le principal leader de la majorité à qui on avait attribué le plus long temps de parole vu sa représentativité), et l’autre sur son aile centriste, celle qui pouvait faire basculer les consciences, et c’était Charles qui avait été choisi, sur l’insistance du président de la République qui savait que tout se déciderait à cet endroit de l’échiquier.

Le leader de la droite joua sa partition, mais en lisant un texte manifestement préparé par des technocrates, sans imagination. Quand vint le tour de Charles, on s’étonna de le voir arriver sans notes. C’était pourtant sa toute première intervention à l’Assemblée nationale. Comme il redescendait les marches à peine grimpé sous le perchoir, on se dit qu’il allait récupérer son discours oublié dans la fébrilité et l’on s’en amusa brièvement. Non, il alla boire le verre d’eau que lui apportait l’huissier. Il remonta à la tribune, l’empoigna de ses deux mains largement écartées et ferma les yeux en prononçant ces étranges paroles qui décontenancèrent l’assistance :

« Je ne sais pas d’où je viens. »

Puis un court silence qui parut une éternité à certains.

« Je ne sais pas d’où viennent mes parents… »

Il rouvrit alors les yeux et se lança dans une démonstration étincelante qui jouait habilement sur les origines mêlées de tant de ses concitoyens et sur le besoin de racines pour une vieille nation secouée par la bourrasque de la mondialisation.

Les députés, au départ surpris et prêts à bizuter leur nouveau et très jeune collègue, avaient cessé de consulter leur portable ou de rédiger des lettres de condoléances et observaient avec une certaine fascination les débuts flamboyants d’un animal politique qu’ils n’avaient pas eu le temps de voir venir. Certains s’interrogeaient : improvisation ou extrême préparation ? D’autres essayaient de trouver une faille dans ce discours, qui n’offrait pas de prise d’attaque. Tous étaient épatés par le brio du jeune homme que l’on compara parfois à Valéry Giscard d’Estaing ou à Laurent Fabius, à leurs débuts, au sommet de leur art.

Quand il les vit conquis, Charles eut l’intelligence de ne pas faire trop long, écueil que ne savent pas éviter les bûcheurs, les exhaustifs, les surdoués ou les prétentieux. Il conclut avec une phrase de Péguy qu’il avait apprise par cœur, puis par une citation d’un autre poilu, anonyme celui-là, mort à ses côtés à Villeroy le 5 septembre 1914.

Il attendit le début des applaudissements, ferma un instant les yeux en songeant à tous ceux qu’il avait cités au début de son discours, ses parents et ses grands-parents, et regarda à nouveau ses pairs. Il n’y eut pas de brouhaha, pas d’interpellations hostiles, juste le silence pour les opposants, secrètement admiratifs et désarmés devant tant de talent, et pour la majorité une longue ovation, inhabituelle en ces lieux.

Tout là-haut, dans la tribune réservée au public, Jean-Baptiste ne put retenir une larme.