– VIII –

Quelques jours après ce mémorable discours parut dans Le Monde un très long portrait de Charles signé par deux des meilleures journalistes du quotidien. Il était plutôt flatteur, rien que par la place qui lui était consacrée. Mais ce qui inquiéta le principal intéressé était niché dans le cœur de l’article : deux ou trois allusions qui ne pouvaient être comprises que de lui et qui prouvaient que les journalistes en savaient bien davantage.

Tout était parti des premières phrases de son adresse à la tribune du Palais-Bourbon : « Je ne sais pas d’où je viens, je ne sais pas d’où viennent mes parents. » Elles avaient intrigué mais la plupart des commentateurs n’y avaient vu qu’une clause de style, une manœuvre oratoire destinée à capter l’attention de l’auditoire. Pas les deux rédactrices de l’article qui avaient voulu enquêter sur cette accroche sibylline et mystérieuse. À moins que quelqu’un ne se soit chargé de les mettre sur une piste, dont Charles craignait fort qu’elle n’aboutisse à Guillaume et à sa fin pitoyable.

Il s’en ouvrit à son père. Jean-Baptiste perçut dans l’instant que le moment était arrivé. Ce qu’il avait toujours redouté depuis que les premiers feux de la gloire s’étaient braqués sur lui allait advenir et il faudrait l’accueillir avec calme, comme le froid de la lame. Il avait fait sienne la phrase de Shakespeare : « Ce qui ne peut être évité, il faut l’embrasser. » Il n’empêche : le coup était rude, et bien davantage pour lui que pour son fils. Mais il ferait tout pour n’en rien laisser paraître.

Sans que son père ait besoin de lui dire quoi que ce soit, Charles aborda de lui-même le sujet :

— Je sais ce que je te dois. Mais je sais aussi ce que je vais te faire endurer. La politique est un métier de chien, Exbrayat avait raison. J’espère au moins qu’il n’est pour rien dans ces révélations à venir. Si c’est le cas, il dégaine vite, le bougre.

— Il n’y est pour rien.

— Tu en es sûr ?

— J’en suis sûr. Je ne t’en ai pas parlé mais pendant la campagne, j’ai été contacté par l’un de ces écrivaillons que j’avais toujours dissuadés de raconter ma vie. Curieusement, alors que j’ai déserté la scène depuis bien longtemps et que je ne suis plus dans la lumière, voilà qu’il me manifeste à nouveau de l’intérêt. J’ai trouvé ça louche et j’ai gentiment essayé de le décourager. Je lui ai dit que je ne coopérerais en aucun cas à son entreprise. Il m’a dit que c’était dommage, mais qu’il irait jusqu’au bout, même sans mon accord. Une biographie non autorisée c’est beaucoup plus vendeur, m’a-t-il dit, et ça m’a agacé. Je savais bien que c’était sa spécialité et qu’il avait déjà exercé sa plume fielleuse aux dépens de quelques stars qui avaient commis l’erreur de le poursuivre en justice, lui offrant ainsi l’écho public qu’il recherchait. Je me suis souvenu que je m’étais retrouvé un jour en dédicaces à son côté à un Salon du livre pour un ouvrage dont j’avais simplement signé la préface, tu te rends compte, une préface de rien du tout !, et qu’il s’était énervé parce qu’une foule d’admirateurs voulait me photographier et que ses livres s’en trouvaient négligés. Lorsqu’un fan lui a maladroitement demandé de me prendre en photo avec lui, il a explosé : « Qu’on me change de stand ! hurlait-il. À 100 mètres de lui au minimum ! » Quand il s’est levé, j’ai dit à mon autre voisin, sympa celui-là : « Vous allez voir, je ne vais pas y couper, je vais avoir droit à ma biographie au vitriol. » Par chance, j’ai quitté le métier avant que l’envie lui prenne et je me suis dit que j’avais au moins échappé à ça. Eh bien non, six ans après, l’animal est revenu à la charge.

— Et tu n’as pas eu de nouvelles depuis ? demanda Charles, impressionné par le calme de son père.

— Si. Régulièrement. Il m’a relancé à sa manière, mielleuse. Il m’a expliqué que si j’acceptais de coopérer avec lui, le livre serait forcément meilleur pour mon image. Je lui ai dit que je n’avais rien à cacher et qu’il n’avait qu’à écrire ce qu’il souhaitait, en bien comme en mal. Là j’ai dû sans doute un peu trop hausser le ton car il m’a répondu du tac au tac : « Ah bon, rien à cacher ? Même sur vos parents ? » J’ai bien senti que ça allait plus loin que des menaces. J’ai juste prié pour que ça n’arrive pas avant ton élection. J’ai coupé les ponts avec lui. À l’heure qu’il est, il doit être en train de faire sa sale petite besogne. Et il a dû commencer à baver autour de lui. D’où les rumeurs et les sous-entendus du Monde.

— On ne peut pas laisser passer ça, s’emporta Charles, qui retrouvait ses réflexes d’éminence grise à l’Élysée. Pour commencer, on va tout de suite aller demander conseil à Florence. C’est une experte, elle me l’a démontré il n’y a pas si longtemps, à mes dépens hélas. Je suis sûr qu’elle aura une bonne idée à nous proposer. Ne t’inquiète pas, papa.

C’était la première fois qu’il l’appelait papa.