Le démarrage en trombe de Charles – son discours puis la publication de son livre – eut pour conséquence de braquer les projecteurs sur ce trentenaire qui donnait l’impression de renouveler le marigot politique et l’image que s’en faisaient les Français. D’où un afflux de lettres en tous genres à son bureau.
Il n’y eut pas que du courrier hostile ou aigre comme l’avait été le message de son beau-père. Quelques admiratrices ne se gênèrent pas pour déclarer leur flamme au tout nouveau député qui portait si beau à la tribune de l’Assemblée puis dans son costume de ministre. Certaines d’entre elles firent rougir la secrétaire qui décachetait ses lettres. Charles, lui, s’en amusait. Il avait fini par prendre goût aux jeux de séduction.
Au milieu de ce flot qui ne tarissait pas, son assistante faillit ignorer une lettre très touchante, rédigée d’une écriture tremblante par un correspondant qui ne devait plus être très jeune.
Elle était signée d’un patronyme à consonance arabe qui ne disait rien de prime abord à Charles. Mais dès les premières lignes, il comprit que le passé dont lui avait si souvent parlé son père le rattrapait. Il y était question de Guillaume à toutes les lignes. Et pour cause ; c’était son ancien ami Saïd, le frère d’Amina, qui évoquait en des termes magnifiques l’étrange compagnonnage qu’il avait vécu avec lui. Tout aurait dû les opposer, les origines, le mode de vie, la surveillance jalouse qu’exerce un frère sur sa cadette, et pourtant les deux jeunes gens avaient fait corps et front commun lors de la période tragique qui entoura le suicide d’Amina.
Saïd était désormais au crépuscule de sa vie. Il venait de fêter ses 92 ans. Charles pensa aussitôt à son grand-père Guillaume, qui serait peut-être avec eux aujourd’hui si une justice aveugle ne l’avait frappé de l’indignité nationale. Jean-Baptiste aurait pu profiter de son propre père et sans doute le cours de sa vie en eût-il été changé. Aurait-il pour autant embrassé la formidable carrière qui fut la sienne ?
Saïd Arfaoui ne demandait rien dans sa lettre, pas même à rencontrer le tout nouveau député. Il voulait simplement le féliciter pour son discours et lui dire que, là où il était, Guillaume pouvait être fier de son petit-fils. Il espérait que Charles ferait tout pour laver la tache qui avait entraîné son ami dans le désespoir le plus noir.
Dans la suite de sa lettre il racontait sa vie. Le destin de Guillaume et leur étrange amitié avaient bouleversé sa propre trajectoire. Peu de temps après le suicide du jeune homme, il avait décidé de se lancer lui-même dans les études. Il avait passé son bac à 22 ans – ce n’était pas si simple à l’époque – puis il avait choisi de suivre les traces de Guillaume en s’inscrivant à la faculté de droit. Il avait été épaulé par Jacques Marleau (dont il s’était rapproché en souvenir de leur ami commun) qui lui servit en quelque sorte de mentor.
Il était allé très loin dans ses études jusqu’à devenir magistrat puis membre du Conseil constitutionnel algérien. « Tout cela grâce à Guillaume ! » martelait-il dans un style suranné, mais plein de sincérité.
Jacques Marleau, lui, était mort depuis une dizaine d’années ; Charles se promit d’aller rendre visite dès que possible à Saïd et de lui amener son père, ce petit Jean-Baptiste qui n’avait pas eu de prénom pendant sa toute première enfance à Marseille. Puis il s’interrogea sur ces racines entremêlées, un peu annamites, un peu kabyles et françaises à la fois, celles d’un pur produit de la méritocratie et des grandes écoles de la République…
Cela méritait bien qu’il lui rende son dû, et qu’au passage Saïd puisse servir ses intérêts qu’il ne perdait jamais de vue.