Un doux soir de juin où toutes les fenêtres du ministère étaient ouvertes, laissant l’odeur des marronniers du jardin du Palais-Royal flotter dans les salons, Charles était de corvée de remise de médailles. Il avait vite compris que le nombrilisme de ce milieu, attachant mais fragile, le prédisposait à l’autocélébration. Il n’est pas un artiste qui n’ait besoin de reconnaissance. Certains, les plus radicaux, refusaient catégoriquement tout hochet du pouvoir mais la plupart se ruaient à la course aux récompenses avec plus ou moins d’indécence. Les plus élégants faisaient agir des proches ou des relations, les plus affamés candidataient directement auprès du ministre.
Autant dire que Charles, qui n’avait que peu de prébendes à distribuer, se rattrapait généreusement sur la distribution de prix en tout genre. La médaille étant à la charge du récipiendaire, il ne restait plus qu’à régler la facture des petits-fours. Et encore, la plupart mettaient la main à la poche…
Le ministre n’était pas chiche. Il multiplia par trois le nombre de réceptions organisées pour l’occasion – toujours à 19 heures – et par cinq celui des heureux élus. Il prenait un malin plaisir à les choisir, à biffer le nom de quelques importuns ou à en ajouter d’autres. La plupart du temps, il avait à honorer les artistes d’une médaille de chevalier des Arts et des Lettres (parfois officier pour les récidivistes et commandeur dans les grandes occasions, quand la personnalité le méritait).
Ce soir-là, il n’avait pas prêté grande attention à la brochette qu’on lui avait concoctée. Il n’y comptait aucun ami proche ni personne qu’il eût envie d’admirer. Une chorégraphe d’origine albanaise, un ténor de l’Opéra, un compositeur dont il n’avait jamais entendu parler, un plasticien qui s’était fait un nom à la Biennale de Venise, un documentariste réputé, un photographe qui l’était moins, et deux écrivains. Ou plutôt un écrivain, plus tout jeune et fort imbu de lui-même, et une écrivaine, sur le papier encore un peu tendre pour mériter pareille récompense. Mais la chef de cabinet de Charles avait insisté. Avec, peut-être, derrière la tête, une idée…
Le ministre connaissait bien sûr la récipiendaire de nom, mais n’avait jamais rien lu d’elle. On la disait ambitieuse, ancien prix Interallié, membre de plusieurs jurys littéraires et de commissions diverses. À 30 ans à peine, elle avait déjà gravi les marches de la notoriété à grandes enjambées. Avec Charles, elle était en terre familière.
Il lut un peu mécaniquement la fiche que lui avait préparée l’un de ses conseillers puis, entre deux phrases, histoire de sortir de ce discours convenu, il s’adressa plus personnellement à la romancière. Et là, il découvrit un petit regard mutin qui l’amusa tant qu’il poursuivit le jeu de séduction au vu de tous. L’assistance était médusée, puis devint complice à mesure que les allusions et les compliments se multipliaient dans la bouche du ministre. Vint ensuite le moment où Charles descendit de l’estrade et, dans la lumière mordorée qui enveloppait le grand salon du ministère, il épingla la médaille sur le corsage de la jeune femme. L’un comme l’autre semblaient tout à la fois embarrassés et aimantés. Maladroit, Charles s’y reprit à trois fois pour réussir l’opération. Le corsage résistait et il lui fallut passer deux doigts dessous pour enfoncer l’épingle. Il s’aperçut alors que la romancière ne portait pas de soutien-gorge et cela le mit dans un émoi qui ne laissa pas indifférente la principale intéressée.
Les invités, qui attendaient le cocktail en écoutant d’une oreille distraite des hommages ne concernant pas leur poulain, se mirent à scruter la scène inattendue à laquelle ils étaient en train d’assister. Le ministre et l’écrivaine restaient indifférents à ces regards. Ils n’avaient d’yeux que l’un pour l’autre.
En direct du ministère de la Culture, on venait de vivre ce qu’on appelle « performance » chez les artistes du spectacle vivant et coup de foudre chez le commun des mortels.