Revenu à son bureau, Charles eut quelque peine à reprendre ses esprits. « Je n’ai pas le droit, se dit-il pour se secouer. Imagine-t-on Malraux flancher pour une petite arythmie cardiaque ? » Et il se remit au travail, plus allègre mais toujours aussi exigeant avec ses collaborateurs.
Il faut dire que ceux qui avaient fait le choix de le suivre rue de Valois lui étaient indéfectiblement dévoués. Par intérêt, parce qu’ils pressentaient que le jeune loup était promis à un grand avenir, ou parce que le charisme de Charles était communicatif, tous ces trentenaires, garçons ou filles, ne se ménageaient pas pour satisfaire leur ministre. Au point que l’on ne parlait pas de bande, mais de secte…
Tous ceux qui entouraient Charles n’avaient qu’un désir : ne pas s’arrêter en si bon chemin. Il y avait encore une ou deux marches à franchir pour se retrouver soit à Matignon, soit à l’Élysée. Leur ministre ne disait mot de ses intentions, ni en public bien sûr ni même en privé, mais chacun savait qu’il ne pensait qu’à cela. C’est pourquoi il avait ordonné à ses collaborateurs de n’en jamais parler, mais de tout faire pour transformer ce ministère, technique et famélique, en un poste stratégique et éminemment politique.
Pour ce faire, tous les moyens étaient sollicités. De la rue de Valois il avait fait un lieu d’échanges, de rencontres et parfois de fêtes. Comme sous Jack Lang, qui était devenu son modèle bien qu’issu d’un horizon politique différent. On avait beau lui objecter que le protégé de François Mitterrand était resté deux fois cinq ans dans ce bureau mythique, Charles rétorquait que précisément il fallait mettre les bouchées doubles. Tout le monde devait cravacher pour trouver des idées, et si possible à bas coût. L’argent restait le nerf de la guerre et il ne coulait plus à flots comme trente ans auparavant.
Par chance, la connaissance qu’il avait acquise des rouages administratifs et technocratiques lui permettait d’éviter nombre de crocs-en-jambe, surtout ceux du ministère des Finances, spécialiste du genre. Et l’on savait à Bercy que sa proximité avec le chef de l’État lui valait quelques égards qu’on ne réservait pas à d’autres ministres. De plus, Charles n’hésitait pas à recourir au mécénat d’entreprise, il avait pour cela le réseau et le carnet d’adresses qu’il fallait. Ces initiatives et la généralisation des partenariats public-privé suscitaient à gauche quelques critiques mais les principaux acteurs de la culture, pour la plupart venus de cette obédience, ne s’en plaignaient pas. Ils voyaient bien que les subsides affluaient de nouveau et que la rue de Valois avait retrouvé un lustre perdu depuis longtemps.
On s’activait dans les bureaux du ministère et rares étaient ceux qui pouvaient s’autoriser à l’heure du déjeuner une courte promenade dans les jardins du Palais-Royal. Charles ne l’interdisait à personne mais le bien commun passait avant tout. L’usine à idées qu’était devenue la Culture phosphorait à plein régime, de jour comme une partie de la nuit.
Le ministre s’en accommodait. La discipline spartiate qui régnait au ministère lui permettait de ne pas croiser les membres de son cabinet dans les jardins ombrés de platanes. Or il avait besoin de ces plages de réflexion qu’il s’imposait, très tôt le matin quand il s’adonnait à son jogging et à tout moment lorsqu’il devait prendre une décision importante – ou plus rarement quand il était à court d’inspiration…
Ce soir-là, ce n’est pas de cela qu’il eut besoin en partant déambuler au milieu des colonnes de Buren, il lui fallait réfléchir à ce qui venait de lui arriver dans le grand salon du ministère.
On ne tombe pas amoureux tous les jours.