– XXIII –

Charles pensa toute la soirée à la rencontre qu’il venait de faire. Il ne quitta le ministère que vers minuit, après avoir travaillé ses dossiers en compagnie de sa garde rapprochée puis tout seul. Heureusement, il n’avait pas prévu de passer la nuit avec Florence ; il n’aurait pas su cacher son trouble. Et, fine mouche, elle l’aurait vite démasqué. Il ne lui passa qu’un bref coup de fil ; elle semblait elle aussi pressée.

Rentré chez lui, il ne trouva pas le sommeil. Il s’aventura sur les réseaux sociaux pour trouver des informations sur Blanche Sagan. Bien des liaisons lui étaient prêtées, mais aucune photo pour les authentifier. La jeune femme devait être prudente. Il y apprit des bribes de sa biographie. Des pans entiers restaient mystérieux. Il découvrit toutefois qu’elle était orpheline. Sa mère était morte en couches en lui donnant naissance. De son père, il n’était nulle part question. Elle semblait avoir été élevée par une grand-mère très aimante.

Remonta alors en lui l’histoire de son propre père, qui lui non plus n’avait connu aucun de ses parents. D’après ce qu’il lui en avait raconté, il ne paraissait pas en avoir souffert. Pourtant… Charles se souvenait de l’arrachement qu’avait provoqué en lui la mort de sa mère quand il avait 12 ans. Immanquablement Blanche ne pouvait pas avoir grandi droit. De là sans doute cette œuvre si singulière dont on lui avait parlé et qu’il se proposait de découvrir dès cette nuit puisque son conseiller chargé des discours – et, ce qui était moins gai, des hommages nécrologiques – lui avait remis trois des romans de Blanche Sagan.

Avant de plonger dans son tout premier livre, publié alors qu’elle n’avait que 20 ans, Charles repensa encore à Jean-Baptiste et à son destin lumineux, puis à son père Guillaume, habité par le tragique dans les dernières années de sa courte vie. Il se promit d’appeler dès le lendemain Saïd, son ami algérien, qui lui avait écrit une lettre si touchante.

Puis il se mit au lit avec Blanche. La sensation qu’il éprouvait était grisante. Ce premier roman était à ce point autobiographique qu’il avait le sentiment de faire corps avec elle.

Comment pourrait-il la regarder dans les yeux, lors du dîner qu’allait organiser sa chef de cabinet, sans avoir la certitude de l’avoir déjà dénudée ?

Il était deux heures et demie du matin quand il acheva sa lecture. Il lisait toujours très vite, mais pour ce livre, il ralentit plusieurs fois sa course et lut même à haute voix les passages qui le troublaient.

Il s’interrompit quelques minutes pour mieux savourer cette extrême intimité avec une jeune femme dont il savait déjà beaucoup, sans la connaître, puis il attaqua le deuxième roman de Blanche Sagan.