– XXXVII –

« J’avais presque commencé à l’oublier lorsqu’elle m’appela chez moi un lundi soir, jour de relâche. Or je ne me souvenais pas lui avoir donné mon numéro de téléphone. Je n’étais pas au bout de mes surprises :

— Je suis en bas de chez vous. Je peux monter ?

— De chez moi ? Mais comment connaissez-vous mon adresse ?

— Quand on s’intéresse à quelqu’un, on va jusqu’au bout.

Je me retins pour ne pas lui répondre qu’elle poussait assez loin son idée de l’intérêt. Quel que fût mon désir de la revoir, un pressentiment me poussait à la méfiance :

—  Vous pouvez monter si vous voulez mais ce ne sera pas long. Un rendez-vous m’attend.

—  Je sais.

Interloqué, je lui demandai de sonner sur le bouton J. Elle l’avait déjà fait avant que je ne termine ma phrase et que je ne lui donne l’étage.

Cette femme m’intriguait de plus en plus. Quand elle pénétra chez moi, je fus frappé par son allure folle. Un faux air de Lauren Bacall dans son imperméable mouillé. Il pleuvait, je ne m’en étais pas aperçu. Elle en retira la sangle et le jeta sur un canapé sans me demander où l’accrocher. Elle coupa court aux préliminaires :

— Oui, je sais que vous avez rendez-vous, et avec qui. Rassurez-vous, je n’ai aucune intention de vous mettre le grappin dessus. Je voulais simplement vous dire que je ne vous ai jamais oublié depuis Chambéry et que, pour ce qui me concerne, je n’ai aucun engagement avec quiconque.

Cette fois-ci, elle me fit sourire. Son aplomb me laissa entendre qu’elle allait s’offrir à moi. J’esquissai un mouvement en sa direction. Elle refusa le baiser que je lui destinais.

— Ne vous méprenez pas. Je ne suis pas venue pour ça. Révisez vos jugements sur les femmes, cher Jean-Baptiste d’Orgel. Ce ne sont plus des trophées par les temps qui courent. Nous avons notre libre arbitre et personne ne peut nous dicter nos comportements.

— Mais enfin, Émilie, quelles sont vos intentions ? Pourquoi venir chez moi à cette heure tardive sans vous être annoncée, et surtout sans y avoir été invitée ?

— J’ai mes raisons.

— Vous m’avez déjà dit ça lorsque vous m’avez téléphoné la première fois. Cessez de faire la mystérieuse. J’ai besoin d’y voir clair avec vous. Sinon je vais rester dans la méfiance et ce ne sera bon ni pour vous ni pour moi.

— Je vous ai déjà répondu : vous m’intéressez. Ça ne date pas d’aujourd’hui mais je pense valoir bien davantage que votre fan-club. Vous avoir vu au théâtre m’a suffi à Chambéry. Maintenant c’est l’homme que j’ai envie de connaître. Vous ne me semblez pas heureux et je pense pouvoir y remédier.

— Mais qu’est-ce que vous en savez ? Et que connaissez-vous de ma vie, de mes disponibilités, de mes rendez-vous à venir ? Vous m’avez fait mettre sur écoute ? ajoutai-je avec un sourire pour l’amadouer.

— Point n’est besoin, Messire, répondit-elle d’un air taquin.

—  « Point n’est besoin, Messire » ? Vous m’avez donc vu dans ma dernière pièce ?

— Hier après-midi.

— Mais je croyais que la représentation de Chambéry vous avait suffi ?

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je vous avais vu sur scène trois fois avant et je vous ai revu deux fois depuis. Le comédien, je crois bien le connaître désormais et il est inutile que je vous inonde de compliments. On tresse déjà suffisamment vos louanges. Je vous le répète, maintenant c’est Jean-Baptiste que je veux découvrir.

Alors que je me rapprochais une nouvelle fois d’elle, elle recula d’un pas.

— S’il vous plaît, ne gâchons pas ce bref moment.

Et elle me raconta comment elle m’avait pisté depuis son arrivée à Paris, sur la foi de courts indices glanés dans les journaux puis d’une surveillance rapprochée à un point que j’aurais été incapable de soupçonner.

— Et vous déduisez de tout cela que je ne suis pas heureux ? la questionnai-je après sa confession.

— J’en suis intimement persuadée. Vous courez à perdre haleine sans savoir où vous allez. Vous collectionnez les aventures pour vous prouver que vous savez encore séduire. Mais c’est inutile, Jean-Baptiste, vous êtes la séduction incarnée et ça va encore durer très longtemps. Vos yeux font l’amour, vos lèvres aussi, vos mains aussi. C’en est d’ailleurs parfois insupportable. Vous fabriquez de la séduction comme d’autres fabriquent des endorphines ou des phéromones. Vous êtes devenu une machine, une plante carnivore, un attrape-mouches.

Elle avait débité sa tirade avec une intensité qui ébranla Jean-Baptiste. Jamais personne, en tout cas pas une femme, ne lui avait parlé comme ça. Elle semblait si bien le connaître, jusqu’à l’appeler par son prénom comme s’ils étaient intimes de longue date.

Il la considéra en écarquillant les yeux, en s’épargnant ses minauderies habituelles, et il se dit, l’espace d’une seconde, que cette Émilie pourrait bien devenir la femme de sa vie. »