L’expérience mélancolique
au regard de la critique
Jean Starobinski a souvent rappelé que dans sa jeunesse il s’est intéressé « au geste du dénonciateur des masques ». Ce motif de la littérature classique avait une pertinence particulière à une époque, celle de la Seconde Guerre mondiale, où foisonnaient ces « attitudes masquantes et masquées » que sont les idéologies totalitaires1. Il fallait s’y opposer en élaborant « une phénoménologie du comportement masqué » et de ses ennemis. « Mon premier projet, se souvient Jean Starobinski, consistait à faire l’historique de la dénonciation du mensonge2. » Or, parmi les dénonciateurs du mensonge, le mélancolique est de longue date au premier rang. Davantage spectateur qu’acteur, se méfiant d’une réalité qui lui échappe, il voit des masques partout. Sa distance vis-à-vis du monde l’incline à vouloir démasquer et cela le situe à la fois dans le cadre d’une symptomatologie et d’une éthique. Car si, aujourd’hui, la mélancolie est avant tout une forme de dépression que le DSM classe à côté d’autres pathologies mentales3, elle fut des siècles durant non seulement un état morbide du corps et de l’esprit, conséquence d’un excès de bile noire, mais aussi une manière légitime, voire supérieure, d’être au monde4. La fureur nocturne qu’elle comportait parfois, aussi aliénante et aveuglante qu’elle pût être, avait également le pouvoir de susciter une « conscience accrue » et une « nouvelle naissance du sujet à lui-même »5. Le héros tragique n’a pas toujours été un malade, un fou.
Chacun à sa façon, les grands mélancoliques de l’histoire ont accusé leur siècle. Démocrite, figure emblématique de la mélancolie à la Renaissance, rit et s’isole pour chercher le secret de la maladie en disséquant des animaux. Hippocrate le trouvera sain et plus sage que lui6. La question initiale de Montaigne serait : « Une fois que la pensée mélancolique a récusé l’illusion des apparences, qu’advient-il ensuite7 ? » Dans L’Anatomie de la mélancolie (1621), « synthèse géniale » et « encyclopédie complète » du sujet, Robert Burton, savant bibliothécaire d’Oxford, s’avance déguisé en « Démocrite junior8 ». Si La Rochefoucauld, qui disait souffrir d’une mélancolie « assez supportable et assez douce », ne quitte pas la vie mondaine, c’est pour démontrer, comme le proclame l’épigraphe de ses Maximes, que « nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés9 ». Baudelaire, « l’expert suprême en mélancolie », s’en sert comme emblème et métaphore pour réfléchir au statut de l’art et de la littérature10. Et Franz Kafka, tel que le jeune Starobinski l’évoque dans la préface à sa traduction de La Colonie pénitentiaire, possède tous les traits du mélancolique11. Je viens de citer quelques-uns seulement des auteurs que nous retrouvons dans ce livre.
Chaque époque transforme les traits de la mélancolie et les inscrit différemment dans un ordre de la nature allant des planètes à la subjectivité la plus intime. Mais à chaque moment aussi la mélancolie, « peut-être ce qu’ont de plus spécifique les cultures de l’Occident », tend à celles-ci un miroir où l’on perçoit des fêlures dans les pouvoirs en place12. La mélancolie manifeste souvent sa capacité réflexive sous les formes de l’ironie ou de l’utopie13. Les doctrines faisant de la bile noire à la fois une « puissance égarante » et une humeur favorable au génie mettent en relief la profonde ambiguïté qui, dans l’histoire de la pensée occidentale, caractérise la séparation entre la rationalité et l’irrationnel14. Dans la perspective d’une telle tradition, il conviendrait même de ne pas réduire, comme on le fait invariablement, le Melancholia (2011) de Lars von Trier à un film sur la dépression…
Parallèlement au projet sur les masques, qui devait mettre en relief la puissance critique de la mélancolie, ses études médicales donnent à Jean Starobinski l’occasion d’explorer non seulement l’histoire des doctrines et des traitements, mais aussi les motifs et les modèles que la médecine fournit à la littérature15. Si la bile noire « est une métaphore qui s’ignore », la médecine qui l’érige en fait d’expérience autorise à son tour divers types de « mise en forme poétique16 ». Les sentiers balisés par les chapitres de ce livre montrent à quel point l’auteur reste fidèle à sa préoccupation initiale. Ils tracent cependant un cheminement arborescent, offrant de nombreux recoupements avec des sujets plus strictement littéraires ou relevant de l’histoire médicale17.
Chez Jean Starobinski, l’articulation de l’histoire, de la critique et du regard phénoménologique passe de préférence par l’écoute des voix de la mélancolie. Celles-ci inspirent des motifs à une écriture polyphonique où la ligne mélodique du mouvement qui anime les consciences et les œuvres recouvre la marche lente, voire l’immobilité, propre à l’expérience mélancolique. Ce sont des éléments distincts ; ils s’allient néanmoins dans une écriture qui, tout en étant fort attentive aux sonorités, privilégie l’harmonie18.
Ces thèmes font plus que se correspondre de manière complémentaire. Jean Starobinski caractérise l’essai, qui est sa forme spécifique de pensée et d’écriture, par l’impulsion qui le détermine et le maintient en mouvement. Du moins avant son expression littéraire, et dans la mesure où elle implique « une sensation de déperdition vitale » et de « pétrification19 » la mélancolie apparaît alors comme le revers de l’essai. Antithèse de la démarche vive qui prend corps dans celui-ci, le vécu mélancolique devient, par là même, l’une de ses ressources privilégiées. Fait culturel et psychologique s’exprimant dans le langage, la mélancolie donne à la critique starobinskienne une opportunité inégalable de réfléchir tacitement sur elle-même20.
Le mouvement perpétuel de la critique
Pour Jean Starobinski, l’essai est une forme qui se définit avant tout par son caractère de mouvement. Chez Montaigne, par exemple, il est doté d’une « allure de commencement » et d’un « aspect inchoatif » révélateurs « d’une énergie joyeuse qui ne s’épuise jamais en son jeu21 ». Montaigne en mouvement est corrélativement un « mouvement en Montaigne ». Si le critique n’y prétend que suivre « une série de parcours », c’est partant d’une « inquiétude moderne » qui lance le « mouvement de la lecture interrogative ». Dans les deux cas, l’élan est donné par un « acte initial qui est à la fois de pensée et d’existence » et dont l’aboutissement n’est pas défini d’avance22.
Pour le critique, ce livre le montre, le langage est tout ensemble la voie d’accès à la conscience et à l’expérience d’autrui, et la barrière qui y fait obstacle. Cette « puissance masquante » comporte aussi, dans le surcroît de sens qu’offre la poésie, la promesse de nous porter au-delà du seuil où elle-même nous dépose23. Il en va de même avec le masque : l’extérieur écarté, nous accédons à un intérieur qui, sitôt dévoilé, « devient un nouvel extérieur ». Et dans la critique comme dans la vie, la dichotomie de l’être et du paraître ne s’éclaircit pas en dernière instance au niveau des mots, mais sur le plan expérientiel des relations : « Pour qu’une identité s’affirme, il faut qu’elle ait surmonté l’épreuve de la durée et l’affrontement de l’autre24. »
Dans l’aporie du langage qui à la fois nous accueille et nous écarte, Jean Starobinski trouve son essor et le défi qui le motive. S’il constate l’impossibilité d’aller au-delà des mots, il tend néanmoins vers l’intimité d’une conscience et vers la « vérité » qui transparaîtrait sous l’expression25. La réalisation de cette pulsion réclame une pluralité de regards et de langues. Il s’ensuit qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre « l’espace des concepts et la terre des images26 ». L’« explication causale » et la « compréhension sympathisante » ne se contredisent pas, mais constituent plutôt « deux moments dans un plus vaste rythme d’expérience, qui les conjuguerait27 ». Leur harmonie est souvent fragile, mais sa poursuite dévoile le désir, ultime mais irréalisable, de toucher à l’acte initial de la création.
C’est pourquoi Jean Starobinski a pu imaginer que, peut-être, la critique n’a « d’autre tâche que de faire comprendre comment les livres commencent28 ». Mais l’arrivée à un apparent point final provoque un nouveau départ29. Chez Jean Starobinski, une inquiétude première alimente l’élaboration d’une vue d’ensemble sur une œuvre ou sur une époque. Cette vue, dit-il, « délivre de l’inquiétude30 ». En même temps, elle donne à voir des couples antinomiques qui maintiennent le regard critique en mouvement perpétuel. La transparence et l’obstacle, le remède et le mal, la médecine et l’anti-médecine, l’action et la réaction deviennent dès lors des structures de base de l’herméneutique starobinskienne31.
Il en résulte que chaque œuvre est travaillée comme étant « de passage32 ». Ce n’est pourtant pas parce qu’elle « est un chemin » et « un mouvement sans terme » qu’elle n’a pas de commencement ni d’origine33. On peut certes en trouver dans les biographies. Néanmoins, du moment où l’on s’intéresse à la création accomplie, on ne les rejoint qu’en suivant la trajectoire qui en découle. Sur ce point, ce que Jean Starobinski dit de Montaigne ou de Rousseau, il le dit de lui-même : « La méthode se cache dans le style de la démarche critique, et ne devient parfaitement évidente qu’une fois le parcours entièrement achevé34. » L’aspect conclusif de la lecture et de l’interprétation passe au second plan relativement à l’aspect inchoatif et duratif.
Or, si cela est vrai, si la vivacité essentielle de l’essai transcrit de manière exacte quelque élément vital de l’expérience interne de l’écrivain ou de ce dont il parle, comment comprendre la place de la mélancolie dans la production starobinskienne ? Une explication a déjà été donnée : le mélancolique est un acteur capital de l’histoire que le jeune Starobinski voulait écrire, du comportement masqué et de la dénonciation du mensonge. Mais cet élément biographique est contingent, alors que nous voudrions saisir ce qui, dans l’économie de l’œuvre, fait nécessité35.
La figure de la pétrification en donne une clé. Chez La Rochefoucauld, par exemple, le mouvement perpétuel et les renversement vertigineux des marines coexistent avec une « conscience immobilisante […] qui prétrifie ce qu’elle contemple36. » Sur le plan pictural et littéraire, la paralysie intérieure et l’incapacité d’agir typiques du vécu mélancolique ont été symbolisées par la sculpture et la lourde immobilité de la pierre. Chez Pierre Jean Jouve ou Giorgio de Chirico, la statue de la mélancolie donne corps extérieur à l’expérience interne d’un « maintenant figé » et de la sorte « figure ou conjure » l’état de l’artiste lui-même37. Dans « La mélancolie d’une belle journée », Jouve poétise « l’immobilisation du temps » et la sensation douloureuse d’un « temps interminable38 ». Tout autour le monde change, mais ses métamorphoses ne font qu’aggraver la sclérose mélancolique. Dans « Le cygne », que Jean Starobinski considère comme « l’un des paradigmes les plus émouvants de la mélancolie réflexive39 », Baudelaire les oppose explicitement, déréalisant la ville et décrivant sa propre mémoire comme le poids qui l’arrête :
Paris change ! Mais rien dans ma mélancolie
N’a bougé ! Palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs40.
Dans « Le Léthé », le poète dit vouloir « dormir plutôt que vivre41 ». Et dans l’un des quatre « Spleen » (Les Fleurs du mal, LXXVI), il pétrifie la vie elle-même : « – Désormais tu n’es plus, ô matière vivante ! / Qu’un granit entouré d’une vague épouvante, / […] Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux. »
Lorsque, dans le même poème, l’ennui prend « les proportions de l’immortalité », celle-ci dévoile toute sa signification : elle est le privilège paradoxal du sentiment mélancolique de mort spirituelle. « Aucun mouvement ne tente de rejoindre le sphinx42. » Il ne reste qu’un sursis indéfini. Kierkegaard, se donnant d’abord un idéal auquel il ne peut atteindre, reste immobile, mais prêt « à se mettre en mouvement dans l’univers du masque et de l’ironie43 ». Cependant, une fois épuisés les pseudonymes défensifs44, il se retrouve anxieux, attendant d’être mû par la grâce, interpellé par le grand interlocuteur demeuré silencieux. De même, Kafka souffrira de « se trouver pétrifié » hors d’une vie qu’il ne cessera de convoiter45. Mais il n’est aucun passage vers cette vie ; dans Le Procès, « [l]es portes ont beau s’ouvrir : on n’entre pas, on ne sort pas46 ». L’attente n’a d’autre perspective que celle d’une mort réelle ou fantasmée. En 1891, le neurologue et psychiatre Jules Cotard intègre cette forme de vécu mélancolique dans la nosologie en décrivant chez certains malades un délire consistant à croire qu’ils ne peuvent pas mourir ou qu’ils sont déjà morts47. Un demi-siècle plus tard, explorant les sympathies entre l’imaginaire humain et le monde minéral, Roger Caillois voit Saturne, dieu et planète de la mélancolie, rayonner dans des pierres de sa collection. Il devine alors dans leur perfection « l’immobilité visible de la mort48 ».
La léthargie et l’enfermement psychiques ne sont pourtant pas incompatibles avec une agitation qui s’objective dans l’espace. Dans la tradition iconographique, le mélancolique ou la Mélancolie sont entourés d’objets épars. Ils campent, figés, au milieu d’un bric-à-brac qui les tient captifs, mais dont le désordre trahit une effervescence désespérée49. La folie mélancolique lance don Quichotte à la poursuite d’aventures héroïques dont l’attente détermine toute son existence50. À l’inverse des mélancoliques des emblèmes, il n’est pas prostré, certes, mais son errance exprime la soumission à une idée fixe qui méconnaît l’ici et le maintenant de la vie collective. Son avenir n’est qu’un présent paralysé et ce n’est qu’en raison de la gravité du délire qu’il n’est pas, comme tant de mélancoliques, en proie à une « autoréflexion tourmentée51 ». Pour Jean Starobinski, la flânerie, que Walter Benjamin liait étroitement à la capitale du XIXe siècle, ne prend toute son importance qu’à travers le contraste avec « l’immobilité contemplative » du reclus volontaire regardant la ville du haut de sa fenêtre. Et de rappeler « que ces deux attitudes sont deux aspects de l’expérience mélancolique : l’errance interminable, le confinement qui interrompt tout rapport actif avec le monde extérieur52 ». Toutefois, couvrir de vastes étendues ou se désoler de l’état du monde n’équivalent ni à se donner ni à offrir la vue d’ensemble qui délivrerait de l’inquiétude.
Regarder la statue
Dans le meilleur des cas, le mélancolique, tel que Jean Starobinski le décrit, vit le tourment de « ne pouvoir passer de la connaissance aux actes » ni « adhérer à la réalité extérieure53 ». Il se croit lucide, mais en prenant l’identité littéraire d’un « Démocrite junior », il aborde le théâtre du monde comme s’il n’était qu’un amphithéâtre d’anatomie. Or, s’il est ainsi condamné au confinement solitaire en lui-même, d’où vient qu’il parle si bien, et parfois avec l’abondance d’un Robert Burton ?
La réponse ne se trouve ni dans le diagnostic rétrospectif ni dans des corrélations entre l’écrivain et l’écriture. La sensibilité phénoménologique de Jean Starobinski l’interdirait54. Mais il y a deux autres raisons. D’abord, le remède est fréquemment dans le mal. Par exemple, dans son accumulation boulimique d’opinions tirées des sources les plus diverses, L’Anatomie de la mélancolie est symptomatique de la maladie elle-même. Or, en passant interminablement de digressions en citations, l’atrabilaire Burton s’autoprescrit une ancienne thérapie : « J’écris sur la mélancolie, annonce-t-il dans sa Préface, en m’évertuant à éviter la mélancolie. La cause la plus puissante de la mélancolie est l’oisiveté, le meilleur remède est le travail55. » On voit ainsi fleurir dans son livre « le mal dont il voudrait apporter le remède56 ».
La seconde raison de rejeter le diagnostic rétrospectif est que, si la mélancolie mène au mutisme, l’écriture qui parvient à en traduire les signes témoigne de son dépassement, de sa transmutation en œuvre. Dans la forme du rondeau chez Charles d’Orléans, Jean Starobinski perçoit « la démarche sinueuse du vagabondage enfermé, la poursuite condamnée aux retours forcés57 ». Le résultat n’en est pas moins le poème qui inspire le titre de ce livre : L’Encre de la mélancolie. Cinq siècles plus tard, Baudelaire trouve dans la mélancolie une « compagne intime » dont il sait mimer les attitudes et les mécanismes58. Même si l’écriture peut détourner un « désastre psychique en l’énonçant poétiquement », le « poète du spleen » n’est pas nécessairement un mélancolique59. À l’inverse, c’est en voulant conjurer le risque de l’oubli qu’un poème sans titre des Fleurs du mal le fait persister, le transformant ainsi en « l’ouverture qui le rend vivant et respirant60 ». La critique, en somme, ne saurait jamais faire office de sémiologie médicale61.
Sur tous ces points, la leçon starobinskienne est double. D’une part, sur le modèle de la maladie de Rousseau : il faut se demander non ce qu’elle était, mais ce que Jean-Jacques lui-même en a fait62. D’autre part, sur le modèle de l’histoire des états corporels et psychologiques, qui démontre l’inaccessibilité de l’expérience d’avant les mots. Nous n’abordons autrui qu’à travers le langage qui l’extériorise. Or, dans la mesure où le langage est façonné par des formes et des traditions, « seule la part de l’expérience affective qui a passé dans un énoncé peut solliciter l’historien63 ». C’est donc surtout le « passage à l’art » qui doit retenir notre attention64.
Ces limites étant posées, reste la constatation qu’écrire, pour le mélancolique, « c’est transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire65 ». Et même s’il n’est pas consciemment à la recherche d’autrui, sa parole prononcée ouvre la possibilité d’une relation. L’atrabilaire aime critiquer les hommes et les institutions. Il lui manque pourtant l’écoute qui définit la critique – et qui se retrouve dans la rencontre de visages et l’échange de regards et de paroles où s’enracine le lien entre le médecin et son patient66. Tant par sa paralysie que par son isolement, la mélancolie apparaît comme l’envers du geste qui la métamorphosera en rapport. L’écoute et le regard vont ici de pair. Alors que le mélancolique garde ses distances et se masque pour mieux démasquer, le critique – comme Jean Starobinski le dit de lui-même – appartient entièrement à la voix de ceux qu’il écoute sur le moment67.
Dans la situation extrême que la mélancolie incarne, le critique découvre une virtualité qui l’incite à agir contre la force de l’inertie mélancolique. En amorçant un échange, il fait entrer la conscience pétrifiée dans une durée vivante. Néanmoins, dire que la mélancolie est l’envers de la critique, ce n’est pas encore montrer sa nécessité primordiale. Chez Jean Starobinski, les deux sont unies comme par l’antipéristase de la physique ancienne, qui était non seulement l’action de deux qualités contraires dont l’une augmente la force de l’autre (ainsi du feu, plus ardent l’hiver que l’été), mais aussi l’impulsion circulaire faisant que l’air déplacé par un corps mouvant est ce qui le maintient en mouvement.
La tête penchée et les yeux baissés, les statues de Giorgio de Chirico ne regardent personne. Jean Starobinski y décèle un aspect du vécu mélancolique : la perte de relation « entre regardant et regardé », la difficulté foncière du mélancolique « à recevoir et à rendre un regard68 ». Or une telle conjoncture n’est pas irrévocable. Regarder, nous dit-il, est un mouvement, une relation intentionnelle, « le lien vivant entre la personne et le monde, entre le moi et les autres69 ». Initier ce lien, c’est donner à autrui la possibilité et les ressources de la réciprocité. Le regard du critique se tourne vers elle, et la statue s’anime.
. « Jean Starobinski sur la ligne Paris-Genève-Milan », entretien avec Michel Contat, Le Monde, 28 avril 1989, p. 24. Ce premier projet articule déjà littérature, médecine, psychologie ; voir J. Starobinski, « L’imagination projective (le test de Rorschach) », in La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970. Ce texte, qui prend comme point de départ plusieurs ouvrages sur le Rorschach, parut originellement en 1958 dans Critique sous le titre « Des taches et des masques ».
. Publié par l’American Psychiatric Association, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) fait autorité dans le monde entier.
. Bien que l’Organisation mondiale de la santé considère la dépression comme l’une des maladies les plus répandues, ni la dimension existentielle ni la valeur culturelle de la mélancolie d’autrefois ne sont tout à fait perdues. On conteste la pathologisation de la tristesse qui semble être à la base de l’apparente épidémie de dépression et l’on constate que, si des vécus analogues existent partout, la dépression à l’occidentale n’est pas autochtone en d’autres cultures. Voir sur ces questions Allan W. Horwitz et Jerome C. Wakefield, Tristesse ou dépression ? Comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses (2007), trad. Françoise Parot, Bruxelles, Mardaga, 2010, et Junko Kitanaka, Depression in Japan. Psychiatric Cures for a Society in Distress, Princeton, Princeton University Press, 2011, ainsi qu’Emily Martin, Bipolar Expeditions. Mania and Depression in American Culture, Princeton, Princeton University Press, 2007. Sur la notion de « dépression rédactionnelle », voir Jean Starobinski, Action et réaction. Vie et aventure d’un couple, Paris, Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 1999, chap. 4.
. Jean Starobinski, Trois Fureurs, Paris, Gallimard, 1974, p. 8.
. Jean Starobinski, « Who is Mad ? The Exchange Between Hippocrates and Democritus », in Paul Williams, Greg Wilkinson et Kenneth Rawnsley, éds., The Scope of Epidemiological Psychiatry. Essays in Honour of Michael Shepherd, Londres, Routledge, 1989.
. Maximes, édition de 1678 ; « Portrait de La Rochefoucauld fait par lui-même » (1658), dans Œuvres complètes, éd. L. Martin-Chauffier, revue par Jean Marchand, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1964, p. 4. Sur la mélancolie de La Rochefoucauld et ce qu’elle comporte de « convention consentie », voir l’introduction de Jean Starobinski aux Maximes et Mémoires, Paris, 10/18, 1964, en particulier p. 31-34.
. Jean Starobinski, « La littérature et l’irrationnel », dans Raymond Aron et al., Penser dans le temps. Mélanges offerts à Jeanne Hersch, Lausanne, L’Âge d’homme, 1979, p. 179.
. Commençant peut-être par l’originalité qui consiste à mettre l’accent sur le traitement de la mélancolie, les historiens décriront l’apport starobinskien à une historiographie devenue extrêmement vaste. La question échappe ici à mon propos, mais je dois mentionner l’hommage de Raymond Klibansky lorsqu’il souligne « l’attention persévérante et singulièrement perspicace » vis-à-vis de la mélancolie dont Jean Starobinski fait preuve depuis sa thèse de 1960. Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancolie, Étude historiques et philosophiques. Nature, religion, médecine et art, (1964), trad. Fabienne Durand-Bogaert et Louis Évrard, Paris, Gallimard, 1989, p. 19. Ce classique, avec l’étude qui le précède (E. Panofsky et F. Saxl, Dürers Melencolia I, 1923), est pour Jean Starobinski un modèle d’histoire des idées sans frontières ; « Entretien avec Jacques Bonnet », dans Jean Starobinski, Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou, 1985, 9-23, p. 21.
. « Histoire médicale » est une étiquette trop étroite pour un ensemble de recherches qui porte sur les relations entre des états corporels et psychologiques, les concepts qui les désignent, les expériences où ils s’enracinent et leurs contextes culturels. Pour des éclairages, voir l’entretien de Jean Starobinski avec Vincent Barras, Médecine et Hygiène, 48, 1990, p. 3294-3297 et p. 3400-3402 ; François Azouvi, « Histoire des sciences et histoire des mots », dans Jean Starobinski, Cahiers pour un temps, p. 85-101 ; Claudio Pogliano, « Jean Starobinski », Belfagor, 45, 1990, p. 157-179 ; C. Pogliano, « Il bilinguismo imperfetto de Jean Starobinski », Intersezioni, 10 (1), 1990, 171-183 ; F. Vidal, « Jean Starobinski. The history of psychiatry as the cultural history of consciousness », dans Mark S. Micale et Roy Porter, éds., Discovering the History of Psychiatry, New York, Oxford University Press, 1994, p. 135-154.
. « Le regard des statues », ci-dessus p. 497.
. Cette même opportunité, Jean Starobinski la retrouve dans certaines formes de réflexivité nostalgique, par exemple dans la « mémoire de Troie », par lesquelles la poésie s’interroge sur sa propre condition. Voir ci-dessus « La nuit de Troie », p. 307 sq.
. Jean Starobinski, « Peut-on définir l’essai ? » dans Jean Starobinski, Cahiers pour un temps, 185-196, p. 188.
. Jean Starobinski, « Yves Bonnefoy : la poésie, entre deux mondes », Critique, 385-386, 1979, 505-522, p. 521 ; « Langage poétique et langage scientifique », Diogène, 100, 1977, p. 139-157. Voir aussi Jean Starobinski, « Segalen aux confins de la médecine », dans Victor Segalen, Les Cliniciens ès lettres, 1902 ; Paris, Fata Morgana, 1980.
. Jean Starobinski, « Personne, masque, visage », dans André Reszler et Henri Schwamm, éds., Denis de Rougemont. L’écrivain. L’européen, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1976, p. 291.
. Fernando Vidal, « La “fine peau de l’apparence”. Style et présence au monde chez Jean Starobinski », dans Murielle Gagnebin et Christine Savinel, éds., Starobinski en mouvement, Seyssel, Champ Vallon, 2001, p. 216-227.
. Jean Starobinski, « La double légitimité », Revue internationale de philosophie, 38e année, 148-149, 1984, p. 231-244.
. Jean Starobinski, « Personne, masque, visage », art. cit., p. 296.
. Rappelons seulement la fin d’Action et réaction : « Nous sommes l’origine de notre recherche de l’origine. Le cercle se referme, et une autre action commence. » Action et réaction. Vie et aventures d’un couple, op. cit., p. 355. À propos de ce livre, voir Maurice Olender, « De la responsabilité sémantique de Jean Starobinski » (2000) dans Race sans histoire, Paris, Seuil, « Points Essais », 2009, p. 225-232.
. Jean Starobinski, La parole est moitié à celuy qui parle… Entretiens avec Gérard Macé, Genève, La Dogana, 2009, p. 35. Voir Fernando Vidal, « La vue d’ensemble délivre de l’inquiétude. Notes sur un thème starobinskien », dans Stéphanie Cudré-Mauroux et Juan Rigoli, éds., Jean Starobinski, Critique, Genève, La Dogana, à paraître (2013).
. L’usage des bipolarités rapproche Jean Starobinski de Baudelaire, dont il souligne la sensibilité aux « valeurs antithétiques ». Voir Jean Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète », Revue d’histoire littéraire de la France, 67, 1967, p. 402-412. À propos de l’affinité qui porte le critique vers le poète, voir Antoine Compagnon, « L’ami de la science et de la volupté », Critique (nº sur Jean Starobinski), 687-688, 2004, p. 674-686.
. Jean Starobinski, « La perfection, le chemin, l’origine » (1997), dans Starobinski en mouvement, op. cit., p. 471-492, p. 479.
. Ibid., p. 487.
. Jean Starobinski, « La relation critique », dans L’Œil vivant II. La relation critique, Paris, Gallimard, 1970, p. 12. La leçon méthodologique que livre ici Jean Starobinski est celle qu’il trouve lui-même chez ses maîtres : voir son étude « Le rêve et l’inconscient : la contribution d’Albert Béguin et de Marcel Raymond », dans Pierre Grotzer, éd., Albert Béguin et Marcel Raymond. Colloque de Cartigny, Paris, José Corti, 1979, § I (p. 41-48).
. Je prends le risque de m’autoriser de Jean Starobinski lui-même lorsqu’il écrit que « toute mise en série, où des textes se succèdent en réponse à une question, commande dans son prolongement la relecture d’autres parties d’une même œuvre, ou d’autres œuvres, où s’éveilleront des échos qui sans cela n’auraient pas été perçus : ce sont des constructions de la critique, et tout aussi bien des cheminements secrets, mais objectifs, de l’œuvre ». La Mélancolie au miroir, op. cit., p. 79.
. Jean Starobinski, Introduction aux Maximes et Mémoires, p. 30.
. « Le regard des statues », ci-dessus p. 472-473. Jean Starobinski fait référence à Melanconia (1912) de Giorgio de Chirico, reproduit sur la jaquette du présent livre. La grande sculpture au centre du tableau, inspirée d’un marbre antique, représente Ariane abandonnée par Thésée ; sur le socle, le peintre a inscrit MELANCONIA. Le tableau appartient à une série de neuf peintures (dont cinq de 1913) étudiée dans Michael R. Taylor, éd., Giorgio de Chirico and the Myth of Ariadne, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 2002.
. « Le rire de Démocrite », ci-dessus p. 176.
. Sur ce poème, voir La Mélancolie au miroir, op. cit., III, ainsi que, ici, le chapitre « Les bruits de la nature », p. 301 sq.
. « Les proportions de l’immortalité », ci-dessus p. 453. Sur la pesanteur et l’immobilité du pendu, « figure du souvenir » dans Un voyage à Cythère, voir Jean Starobinski, « Cadavres interpellés. Fiction, mortalité, épreuve du temps chez Baudelaire », Nouvelle Revue de psychanalyse, 41, 1990, p. 69-81.
. « Le royaume de la solitude », ci-dessus p. 474.
. « Figure de Franz Kafka », p. 26. Chez Kafka, écrit Jean Starobinski dans un autre texte de jeunesse, l’imagination semble enchaînée par « une sorte de torpeur insensible ». « Un sommeil prodigieux l’enveloppe. On la dirait pétrifiée […] », Jean Starobinski, « Le rêve architecte (à propos des intérieurs de Franz Kakfa) », Lettres, 23, 1947, p. 24-33.
. Voir ci-dessus « Des “négateurs” et des “persécutés” », p. 515 sq.
. La Mélancolie au miroir, op. cit., p. 65.
. Voir ci-dessus « Es linda cosa esperar », p. 549 sq. Sur le rapport entre l’« errance perpétuelle » et l’« endurance immobile », voir aussi « Des “négateurs” et des “persécutés” », p. 531.
. « Jeu d’enfer », ci-dessus p. 229 ; Jean Starobinsky [sic]. La maschera e l’uomo. Intervista di Guido Ferrari, Bellinzona, Edizioni Casagrande, 1990, p. 17.
. Rappelons que le projet de jeunesse de Jean Starobinski était d’écrire « une phénoménologie du comportement masqué ». Le terme renverra directement à la psychiatrie phénoménologique. Par exemple, dans « “Un éclat sans fin pour mon amour” » (ci-dessus, p. 611 sq.), il mentionnera Hubertus Tellenbach et Ludwig Binswanger. Voir également Jean Starobinski, « Autour du couple action-réaction », entretien avec Bernard Granger et François Menard, PSN 2, mai-juin 2004, 9-29, ainsi que pour des remarques critiques sur le diagnostic rétrospectif, « Segalen aux confins de la médecine », p. 21-23.
. « L’utopie de Robert Burton », ci-dessus p. 194. La formule fait écho à l’un des principes de la pensée de Rousseau – « Efforçons-nous de tirer du mal même le remède qui doit le guérir », écrit-il par exemple dans le Manuscrit de Genève du Contrat social – et donne son titre à Jean Starobinski, Le Remède dans le mal. Critique et légitimation de l’artifice à l’âge des Lumières, Paris, Gallimard, 1989, 5e partie.
. La Mélancolie au miroir, op. cit., p. 15, et « Les rimes du vide », ci-dessus p. 455 n. 1.
. « Les proportions de l’immortalité », ci-dessus p. 437 ; « Les rimes du vide », ci-dessus p. 469.
. Et ce qui est vrai de la médecine l’est aussi de la psychanalyse : Jean Starobinski, « Psychanalyse et critique littéraire », Arguments, 12-13, 1959, p. 37-41.
. Jean Starobinski, « Sur la maladie de Rousseau » (1962), dans Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971. Voir également la mise au point dans la Préface de Jean Starobinski à Ernst Cassirer, Le Problème Jean-Jacques Rousseau (1932), trad. Marc B. de Launay, Paris, Hachette, 1987, p. 16-19.
. « L’invention d’une maladie », ci-dessus p. 257.
. « “Un éclat sans fin pour mon amour” », ci-dessus p. 622.
. Jean Starobinski, « Personne, masque, visage », art. cit., p. 291-297.
. « Ainsi parlait Starobinski », entretien avec Michèle Gazier, Télérama nº 2861, 10 novembre 2004, p. 58.
. « Le regard des statues », ci-dessus p. 472.
. Jean Starobinski, « Le voile de Poppée », dans L’Œil vivant, p. 11, p. 13 et p. 17.