Introduction1

On ne peut retracer l’histoire du traitement de la mélancolie sans s’interroger sur l’histoire de cette maladie elle-même. Car non seulement les thérapeutiques se modifient d’âge en âge, mais les états désignés sous le nom de mélancolie ou de dépression ne sont pas identiques. L’historien est ici en présence d’une double variable. Malgré toute notre vigilance, certaines confusions sont inévitables. Il est à peu près impossible de reconnaître dans le passé les catégories nosologiques qui nous sont aujourd’hui familières. Les histoires de malades qu’on trouve dans les livres anciens nous incitent parfois à la tentation d’un diagnostic rétrospectif. Mais il y manque toujours quelque chose, et d’abord la présence du malade. Notre terminologie psychiatrique, si souvent hésitante en face du malade en chair et en os, ne peut se prévaloir d’une plus grande certitude lorsqu’elle n’a devant elle qu’un récit ou une anecdote. Les historiettes psychiatriques, dont se contentent la plupart des médecins jusqu’au XIXe siècle, sont aussi amusantes qu’insuffisantes.

Esquirol se plaisait à répéter que la folie est la « maladie de la civilisation ». Les maladies humaines, en effet, ne sont pas de pures espèces naturelles. Le patient subit son mal, mais il le construit aussi, ou le reçoit de son milieu ; le médecin observe la maladie comme un phénomène biologique, mais, l’isolant, la nommant, la classant, il en fait un être de raison et il y exprime un moment particulier de cette aventure collective qu’est la science. Du côté du malade, comme du côté du médecin, la maladie est un fait de culture, et change avec les conditions culturelles.

On comprend aisément que la persistance du mot mélancolie – conservé par le langage médical depuis le Ve siècle avant l’ère chrétienne – n’atteste rien d’autre que le goût de la continuité verbale : l’on recourt aux mêmes vocables pour désigner des phénomènes divers. Cette fidélité lexicologique n’est pas une inertie : tout en se transformant, la médecine veut affirmer l’unité de sa démarche à travers les siècles. Mais nous ne devons pas être dupes de la similitude des mots : sous la continuité de la mélancolie, les faits indiqués varient considérablement. Dès l’instant où les anciens constataient une crainte et une tristesse persistantes, le diagnostic leur paraissait assuré : aux yeux de la science moderne, ils confondaient de la sorte des dépressions endogènes, des dépressions réactionnelles, des schizophrénies, des névroses anxieuses, des paranoïas, etc. De ce conglomérat primitif, certaines entités cliniques plus distinctes se sont peu à peu dégagées, et les hypothèses explicatives les plus contradictoires se sont succédé. Ainsi les médicaments proposés au cours des siècles pour le traitement de la mélancolie ne s’adressent ni à la même maladie, ni aux mêmes causes. Les uns prétendent corriger une dyscrasie humorale, les autres visent à modifier un état particulier de tension ou de relâchement nerveux, d’autres encore sont mis en œuvre pour distraire le malade d’une idée fixe. Il est clair que les différents types de traitement que nous allons rencontrer s’adressent à des états cliniques et à des symptômes que nous jugerions aujourd’hui très éloignés les uns des autres.

À peu près toute la pathologie mentale a pu être mise en relation, jusqu’au XVIIIe siècle, avec l’hypothétique atrabile : un diagnostic de mélancolie impliquait une certitude complète quant à l’origine du mal ; le responsable était cette humeur corrompue. Si les manifestations de la maladie étaient multiples, sa cause était assez simple. Nous avons fait justice de cette naïve assurance, fondée sur l’imaginaire. Nous n’avons plus l’outrecuidance de trancher catégoriquement sur la nature et le mécanisme du rapport psychophysique. Faute de pouvoir donner à toutes les dépressions un substrat anatomo-pathologique, comme elle avait pu le faire pour la paralysie générale, la psychiatrie du XIXe siècle s’est efforcée d’isoler des variétés morbides symptomatiques ou « phénoménologiques ». En devenant plus précise, la notion moderne de dépression recouvre un territoire beaucoup moins large que la mélancolie des anciens. À l’étiologie facile et invérifiée, qui caractérise l’esprit préscientifique, l’on a substitué la description rigoureuse et l’on a courageusement avoué que les vraies causes restaient inconnues. Une médication pseudo-spécifique et pseudo-causale a cédé la place à un traitement plus modeste, qui se reconnaît purement symptomatique. Cette modestie, du moins, laisse la voie libre pour la recherche et l’invention.

1.

. La thèse de 1960 est publiée ici dans son état original, ni modifié ni augmenté, y compris pour les notes et la bibliographie qui s’est depuis plus d’un demi-siècle beaucoup développée.