Les maîtres antiques

Homère

La mélancolie, comme tant d’autres états douloureux liés à la condition humaine, a été éprouvée et décrite bien avant d’avoir reçu son nom et son explication médicale. Homère, qui est au commencement de toutes les images et de toutes les idées, nous fait saisir en trois vers la misère du mélancolique. Relisez, au chant VI de l’Iliade (vers 200-203), l’histoire de Bellérophon, qui subit inexplicablement la colère des dieux :

Chagrin, solitude, refus de tout contact humain, existence errante : ce désastre est sans raison, car Bellérophon, héros courageux et juste, n’a commis aucun crime envers les dieux1. Bien au contraire : ses malheurs, son premier exil sont dus à sa vertu ; toutes ses épreuves lui sont venues d’avoir refusé les avances coupables d’une reine, que le dépit transforme en persécutrice. Bellérophon a affronté valeureusement la longue série de ses travaux, il a vaincu la Chimère, déjoué les embuscades, conquis sa terre, son épouse, son repos. Et voici qu’il s’effondre, au moment où tout lui semblait accordé. A-t-il, dans la lutte, épuisé ses énergies vitales ? A-t-il, faute de nouveaux adversaires, retourné contre lui-même sa fureur ? Laissons cette psychologie, qui n’est pas dans Homère. Retenons, au contraire, l’image très saisissante d’un exil imposé par décret divin. Les dieux, dans leur ensemble, trouvent bon de persécuter Bellérophon : le héros, qui a si bien su résister à la persécution des hommes, n’est pas de taille à combattre la haine des dieux. Et celui que poursuit l’hostilité universelle des Olympiens ne retrouve plus le goût des rencontres humaines. Voilà qui doit retenir notre attention : dans le monde homérique, tout se passe comme si la communication de l’homme avec ses semblables, comme si la rectitude de son cheminement avaient besoin d’une garantie divine2. Lorsque cette faveur est refusée par l’ensemble des dieux, l’homme est condamné à la solitude, au chagrin « dévorant » (qui est une forme d’autophagie), aux courses errantes dans l’anxiété. La dépression de Bellérophon n’est que l’aspect psychologique de cette désertion de l’homme par les puissances supérieures. Abandonné par les dieux, toute ressource et tout courage lui manquent pour demeurer parmi ses semblables. Une colère mystérieuse, pesant sur lui d’en haut, l’écarte des routes frayées par les hommes, le pousse hors de tout but et de tout sens. Est-ce folie, mania ? Non : dans le délire, dans la mania, l’homme est incité ou habité par une puissance surnaturelle, dont il éprouve la présence. Ici, tout est éloignement, absence. Bellérophon nous paraît errer dans le vide, loin des dieux, loin des hommes, dans un désert illimité.

Pour se délivrer de son « noir » chagrin, le mélancolique n’a d’autre ressource que d’attendre ou de se concilier le retour de la bienveillance divine. Avant qu’il puisse adresser la parole aux hommes, il faut qu’une divinité lui rende la faveur dont il a été destitué. Il faut que cesse cette situation d’abandon. Or la volonté des dieux est capricieuse…

Mais Homère est aussi le premier à évoquer la puissance du médicament, du pharmakon. Mélange d’herbes égyptiennes, secret de reines, le népenthès endort les souffrances et refrène les morsures de la bile. Il est juste que ce soit Hélène, pour l’amour de qui chaque homme est prêt à tout oublier, qui détienne le privilège de dispenser le breuvage d’oubli : celui-ci atténuera le regret, tarira pour un temps les larmes, inspirera l’acceptation résignée des arrêts imprévisibles des dieux. Et c’est bien dans l’Odyssée (chant IV, vers 219 sq.), poème du héros ingénieux et de ses mille ressources, qu’il convenait de voir apparaître ce merveilleux artifice par lequel l’homme calme les tourments qui s’attachent à sa destinée violente et à sa condition turbulente.

Si donc Homère nous offre une image mythique de la mélancolie où le malheur de l’homme résulte de sa disgrâce devant les dieux, il nous propose aussi l’exemple d’un apaisement pharmaceutique du chagrin, qui ne doit rien à l’intervention des dieux : une technique tout humaine (entourée sans doute de quelques rites) choisit les plantes, exprime, mélange, décante leurs principes à la fois toxiques et bénéfiques. Assurément, la main très belle qui prodiguera la boisson n’est pas sans augmenter l’efficacité de la drogue, qui tient aussi du charme. Le chagrin de Bellérophon a son origine dans le Conseil des dieux ; mais les armoires d’Hélène contiennent le remède.

Les écrits hippocratiques

« Quand la crainte et la tristesse persistent longtemps, c’est un état mélancolique3. » Voici donc qu’apparaît la bile noire, la substance épaisse, rongeante, ténébreuse que désigne le sens littéral de « mélancolie ». C’est une humeur naturelle du corps, comme le sang, comme la bile jaune, comme la pituite. Et, de la même façon que les autres humeurs, elle peut surabonder, se déplacer hors de son siège naturel, s’enflammer, se corrompre. Il en résultera diverses maladies : épilepsie, folie furieuse (manie), tristesse, lésions cutanées, etc. L’état que nous appelons aujourd’hui mélancolie n’est que l’une des multiples expressions du pouvoir pathogène de la bile noire, lorsque son excès ou son altération qualitative compromettent l’isonomie (c’est-à-dire l’équilibre harmonieux) des humeurs4.

Il est vraisemblable que l’observation de vomissements ou de selles noirs a donné aux médecins grecs l’idée qu’ils étaient en présence d’une humeur aussi fondamentale que les trois autres. La couleur foncée de la rate, par une association facile, leur a permis de supposer que cet organe était le siège naturel de la bile noire5. Et il était satisfaisant pour l’esprit de pouvoir établir une correspondance étroite entre les quatre humeurs, les quatre qualités (sec, humide, chaud, froid) et les quatre éléments (eau, air, terre, feu). À quoi pouvaient s’ajouter, pour constituer un monde symétrique, les quatre âges de la vie, les quatre saisons, les quatre directions de l’espace, d’où soufflent quatre vents différents. La mélancolie, par la vertu de l’analogie, allait se voir liée à la terre (qui est sèche et froide), à l’âge présénile, et à l’automne, saison dangereuse où l’atrabile exerce sa plus grande force. Ainsi se construit un cosmos cohérent, dont les quadripartitions fondamentales se retrouvent dans le corps humain, et où le temps n’est que le parcours régulier de quatre stations.

Réduite à sa juste proportion, la « mélancolie » est l’un des ingrédients indispensables de la crase qui constitue l’état de santé. Sitôt qu’elle devient prépondérante, l’équilibre est compromis et la maladie s’ensuit. Ce qui revient à dire que nos maladies procèdent du désaccord des éléments mêmes dont notre santé se compose.

Le système des quatre humeurs n’est clairement affirmé que dans le traité de la Nature de l’homme, traditionnellement attribué à Polybe, gendre d’Hippocrate. D’autres traités, comme l’Ancienne Médecine, semblent admettre l’existence d’une plus grande variété d’humeurs, dont chacune a ses propriétés particulières. La spéculation scientifique a sans doute joué un rôle important dans l’adoption de la « bile noire » comme quatrième partenaire, aux côtés du sang, de la pituite et de la bile jaune. Des convictions populaires et irrationnelles sont certainement intervenues aussi. Avant que la doctrine médicale n’ait pris forme, l’on croyait en Attique, vers la fin du Ve siècle, aux méfaits psychiques de la bile noire6. C’est l’adjectif « melancholos » qu’utilise Sophocle pour désigner la toxicité mortelle du sang de l’hydre de Lerne, dont Héraclès a trempé ses flèches7. Le centaure Nessus, percé d’une de ces flèches, en mourra ; et les propriétés venimeuses de l’hydre se transmettront, en seconde dilution, à la victime. Recueilli par Déjanire, le sang de Nessus servira à teindre la fameuse tunique : son contact communiquera à Héraclès une brûlure intolérable qui le précipitera vers le suicide héroïque. Nous rencontrons ici un bel exemple d’imagination substantielle8 : le poison mélancolique est un feu sombre, qui agit à des doses infimes et qui reste dangereux à des concentrations oligo-dynamiques ; c’est un composé double où les puissances néfastes de la couleur noire et les propriétés corrosives de la bile se potentialisent. Le noir est sinistre, il a partie liée avec la nuit et la mort ; la bile est âcre, irritante, amère. Il apparaît assez clairement, dans certains textes hippocratiques, que la bile noire est imaginée comme un produit de concentration, comme une lie résiduelle abandonnée par l’évaporation des éléments aqueux des autres humeurs, et surtout de la bile jaune. À la bile noire s’attache le prestige redoutable des substances concentrées, qui rassemblent dans le plus petit volume un maximum de puissances actives, agressives, rongeantes. Beaucoup plus tard, Galien attribuera à l’atrabile une étrange vitalité : elle « mord et attaque la terre, se gonfle, fermente, fait naître des bulles semblables à celles qui s’élèvent sur les potages en ébullition9 ». Par chance, les autres humeurs, dans l’organisme sain, interviennent pour diluer, refréner, modérer cette violence. Dans un mélange bien dosé, sa nocivité s’atténue et s’adoucit. Mais gare au moindre excès de bile noire ! Gare au moindre de ses échauffements : un rien renversera tout l’équilibre. C’est, de toutes les humeurs, celle dont les variations sont les plus rapides et les plus dangereuses. Comme le fer, dira un texte aristotélicien, l’atrabile peut passer de l’extrême froid à la plus vive chaleur. Et le danger concerne la raison elle-même10.

La tristesse et la crainte constituent, chez les anciens, les symptômes cardinaux de l’affection mélancolique. Mais une simple différence de localisation de l’humeur atrabilaire déterminera des changements assez considérables dans la symptomatologie :

Les mélancoliques deviennent d’ordinaire épileptiques, et les épileptiques mélancoliques ; de ces deux états, ce qui détermine l’un de préférence, c’est la direction que prend la maladie : si elle se porte sur le corps, épilepsie ; si sur l’intelligence, mélancolie11.

Une ambiguïté intervient ici. Le mot « mélancolie » désigne une humeur naturelle, qui peut ne pas être pathogène. Et le même mot désigne la maladie mentale produite par l’excès ou la dénaturation de cette humeur, lorsqu’elle intéresse principalement l’« intelligence ». Toutefois ce désordre ne va pas sans quelque privilège : il confère la supériorité d’esprit, il accompagne les vocations héroïques, le génie poétique ou philosophique. Cette affirmation, que l’on trouve dans les Problemata aristotéliciens, exercera une influence considérable sur la culture de l’Occident.

Ce qui demeure, malgré la difficulté que nous éprouvons à transposer les termes antiques en notions modernes, c’est la grande clarté avec laquelle les écrits hippocratiques attribuent les symptômes neuro-psychiatriques (dépression, hallucinations, états maniaques, crises convulsives) à une origine somatique et humorale : excès ou corruption des humeurs, réchauffement ou refroidissement, encombrement et obstruction de certaines voies qui auraient dû rester dégagées. Toutes les causes sont physiques12. Par conséquent, la sanction thérapeutique sera du même ordre : évacuation, dérivation de l’humeur d’une région du corps à l’autre, rafraîchissement ou application de chaleur par des bains portés à la température appropriée, correction du régime alimentaire.

Parmi les causes qui conduisent au déséquilibre humoral, la diète et l’exercice jouent l’une et l’autre un rôle important, comparable à celui du climat et de l’air environnants. Or la diète, l’exercice, les bains, le sommeil sont du ressort de la décision personnelle du sujet – pour autant qu’il s’agisse d’un homme libre qui ait les moyens d’aménager à sa guise son mode de vie. Les erreurs, le dérèglement des rythmes de la vie quotidienne, ne sont pas sans conséquence : par ignorance ou par insouciance, par gloutonnerie ou par défaut d’exercices, l’on peut se rendre mélancolique. Le traitement consistera essentiellement en un retour à la discipline convenable, en une rectification de la diète, avec l’aide occasionnelle des médicaments. Ainsi, bien que la cause immédiate du mal soit interprétée exclusivement en termes de mécanisme somatique, les causes plus lointaines résident pour une grande part dans le comportement du sujet, et le processus du traitement en appelle, d’une façon souvent très insistante, à la volonté et à l’initiative raisonnable du malade. Là même où toutes les mesures ne visent qu’à rétablir dans l’organisme un équilibre purement quantitatif, le malade doit se laisser instruire, il doit apprendre à reconnaître la nécessité morale de la proportion numérique, il est invité à faire l’effort qui lui permettra de mieux régler sa conduite quotidienne : sa raison condamnera les abus qu’il a commis, il apprendra à mieux choisir ses aliments, à mieux répartir ses heures de repos et d’activité. Comme l’a bien montré Werner Jaeger13, la médecine hellénique est une paideia, une éducation où l’homme apprend à traiter lui-même son corps selon les exigences de la raison. Une véritable psychothérapie s’associe ainsi à un traitement dirigé vers des causes purement somatiques.

Mais un traitement de ce genre suppose que le malade soit assez raisonnable pour dialoguer avec le médecin et se laisser instruire par lui. Qu’arrive-t-il si le malade ne dispose plus de sa raison ? Alors les moyens physiques et pharmaceutiques passent au premier plan : la maladie est attaquée par des médications qui provoquent d’abondantes évacuations et qui, par surcroît, soumettent le patient à un choc assez violent. Assistons à un traitement hippocratique14 :

Souci, maladie difficile : le malade semble avoir dans les viscères comme une épine qui le pique ; l’anxiété le tourmente ; il fuit la lumière et les hommes, il aime les ténèbres ; il est en proie à la crainte ; la cloison phrénique fait saillie à l’extérieur ; on lui fait mal quand on le touche ; il a peur ; il a des visions effrayantes, des songes affreux, et parfois il voit des morts. La maladie attaque d’ordinaire au printemps. À ce malade on fera boire l’hellébore, on purgera la tête ; et, après la purgation de la tête, on donnera un médicament qui évacue par le bas. Ensuite on prescrira le lait d’ânesse. Le malade usera de très peu d’aliments, s’il n’est pas faible ; ces aliments seront froids, relâchants, rien d’âcre, rien de salé, rien d’huileux, rien de doux. Il ne se lavera pas à l’eau chaude ; il ne boira pas de vin ; il s’en tiendra à l’eau ; sinon, son vin sera coupé. Point de gymnastique, point de promenades. Par ces moyens, la maladie se guérit avec le temps ; mais si elle n’est pas soignée, elle finit avec la vie.

Bien qu’ici l’auteur n’accuse pas explicitement l’atrabile, nous savons que c’est bel et bien cette substance qu’il s’efforce d’évacuer, car il recourt à un médicament – l’ellébore – qui demeurera pendant des siècles le spécifique de la bile noire, et par conséquent de la folie. Ce sera le médicament-type, celui dont le nom seul suffit à indiquer l’usage auquel il est destiné par tradition. Au XVIIe siècle aucun lecteur n’aura besoin de commentaire pour comprendre ces vers de La Fontaine15, où le lièvre se moque de la tortue :

Ma commère, il vous faut purger

Avec quatre grains d’ellébore.

Même lorsque son usage tombera en désuétude, les traités et les dictionnaires médicaux continueront à en parler, lui assurant une survie académique : au début du XIXe siècle, l’ellébore occupe encore une place importante dans les encyclopédies médicales, où la plupart des auteurs (Pinel16, Pelletan17) exposent les raisons qu’ils ont eues d’abandonner définitivement ce traitement ; mais d’autres, comme Cazenave18, essayant de lui donner une justification au goût du jour, invoquent le « contro-stimulisme ».

L’ellébore que les anciens utilisaient pour évacuer la bile noire était un extrait ou une décoction de la racine de l’Helleborus niger, ou peut-être parfois de l’Helleborus viridis, moins toxique. Nous savons que le principe actif de cette renonculacée, qui a quelque effet cardiotonique, produit surtout des diarrhées et des vomissements. Irritant pour les muqueuses, l’extrait d’ellébore peut provoquer des selles noires ou hémorragiques : les anciens avaient ainsi l’illusion d’avoir débarrassé l’organisme d’un surcroît d’atrabile.

S’il est évident que les hippocratiques n’obéissent qu’à des motifs rationnels en administrant l’ellébore, il y a lieu de croire que l’emploi de ce végétal remonte à une période plus ancienne et que des croyances magiques s’y rattachent. Le témoignage de Pline l’Ancien est assez éloquent :

Selon ce mythe pastoral, les trois filles de Prœtus, se croyant changées en vaches, erraient dans les campagnes. La maladie avait fait tomber leurs cheveux. Pour prix de la réussite du traitement, le roi Prœtus accorda à Mélampe l’une d’entre elles, Iphianassa, dûment rentrée dans ses esprits et repourvue de cheveux. Mais continuons notre lecture de Pline :

La cueillette de l’ellébore, comme celle de la mandragore – dont nous aurons à parler –, n’est donc pas de tout repos : une plante dont la puissance est si redoutable se cueille avec respect. Et même lorsque la superstition n’intervient pas, comme dans les Lettres apocryphes d’Hippocrate, la récolte de l’ellébore fait l’objet d’une quantité de menus conseils, attestant l’importance extrême attribuée aux variations physiques qui peuvent affecter la teneur du végétal en principes efficaces :

La plante est manipulée comme une matière précieuse, comme un trésor végétal ; il faut la protéger, la préserver, l’enclore dans un récipient frais et ténébreux ; c’est une créature vivante qu’il faut garder en vie. Car l’intervalle qui s’écoule entre la cueillette et l’administration au malade comporte des risques nombreux, dont le plus grave est la déperdition de puissance, comme d’un parfum qui s’évente. D’où les précautions très grandes visant à capturer et à conserver cet être mystérieux qu’est le « principe actif » de la plante. Il faut suivre les instructions du maître ; lui seul sait quelle concentration de la volonté l’on doit s’imposer, pour assurer la concentration même du médicament que l’on cueille et prépare. Un « rhizotome » distrait, une manipulation négligente sont punis par l’inactivation de la substance redoutable et fragile.

Les vertus de l’ellébore sont un exemple excellent de cette valorisation rêveuse qui s’attache, dans les temps préscientifiques, à certaines substances privilégiées. L’imagination est encline à construire toute une pharmacologie fabuleuse ; les drogues sont alors investies par une double exigence : celle du pouvoir spécifique et celle de la panacée. Tantôt on veut que la « bonne herbe » soit l’exact antidote d’un venin, la cure unique et quasi prédestinée d’un mal particulier, tantôt on lui confère un pouvoir infiniment étendu, une étonnante polyvalence, qui justifie son emploi dans une multitude de maladies très différentes les unes des autres. Une plante souveraine sait être à la fois un spécifique et une panacée.

L’ellébore est dans ce cas. Spécifique de la mélancolie, il est même, si on le recueille en des lieux privilégiés, doué d’une sorte de super-spécificité. Aux environs de la ville d’Anticyre en Phocide, on en cueillait une variété particulièrement efficace : un ellébore de luxe, dernier recours du mélancolique et de l’épileptique. « Naviguer vers Anticyre » était devenu une locution proverbiale. Et l’on faisait le voyage de fort loin.

Mais, d’autre part, Pline, Dioscoride22 allongent complaisamment la liste des vertus de l’ellébore : il est bon pour la paralysie, la folie, l’hydropisie, la goutte et les autres maladies des articulations ; en collyre, il éclaircit les taies des yeux ; il mûrit et déterge les écrouelles, les abcès qui suppurent, les tumeurs dures, les fistules, les dartres ; il enlève les verrues ; il guérit même la gale des quadrupèdes. Que de vertus simultanées ! Une drogue n’est vraiment puissante que lorsque ses indications surabondent.

Si l’emploi d’un purgatif aussi violent que l’ellébore paraît nécessaire au médecin hippocratique, c’est bien souvent pour suppléer à une évacuation « naturelle » qui s’est interrompue : l’accès mélancolique est attribué, fréquemment, à la suppression des règles, du flux hémorroïdal, voire d’une suppuration cutanée. L’atrabile devient pathogène parce qu’elle n’est plus éliminée. Le rétablissement spontané de son écoulement est alors considéré comme un phénomène de bon augure : « Dans la mélancolie avec accidents de phrenitis, le rétablissement des hémorroïdes est favorable23. »

Cette théorie est restée très longtemps en crédit ; pour guérir ou soulager les mélancoliques, il faut « rappeler » à l’extérieur une humeur rentrée. Des auteurs aussi récents qu’Esquirol24 ou son disciple Calmeil25, tout en répudiant la théorie humorale, continuent à recommander les méthodes dites « révulsives » : il est utile de réveiller une dermatose ; des saignées à la vulve ou à l’anus devront « remplacer les hémorroïdes » ou « rétablir le flux menstruel » ; les sétons, les ventouses, les rubéfiants serviront au même propos. Et quand les auteurs du XIXe siècle placent des sangsues sur les tempes des malades, ils ne font que réaliser la « purgation » sélective de la tête, dont nous venons de trouver la première mention dans le texte hippocratique. Les anciens eussent encore administré des sialagogues, ou des irritants de la muqueuse nasale (errhins). Faut-il saigner dans la mélancolie ? L’opportunité de cette mesure fera, elle aussi, l’objet de discussions qui se prolongeront jusqu’au XIXe siècle. Problème difficile pour les partisans scrupuleux de l’humorisme : que faire, en effet, si le mal provient du mélange malencontreux du sang et de la bile noire ? Il faudrait pouvoir éliminer l’excès d’atrabile sans pour autant appauvrir l’organisme d’un sang qui lui est nécessaire. On peut apporter à la saignée une justification plus solide en attribuant la mélancolie à la « pléthore des capillaires cérébraux », comme le feront certains auteurs du XVIIIe et du XIXe siècle. Il n’est pas rare de voir des techniques anciennes ou arriérées, soutenues par leur réputation d’efficacité, se maintenir en recourant à des justifications et à des rationalisations périodiquement rajeunies. En l’occurrence, un même principe thérapeutique a été longtemps respecté : celui qui recommande la soustraction d’une substance organique dont la pléthore, compromettant l’équilibre organique, altère les fonctions du cerveau.

Nous venons d’assister à la naissance de la thérapeutique révulsive et évacuante de la mélancolie. Il n’est pas sans intérêt de voir avec quelles précautions, en 1870, Calmeil met en doute son efficacité et prend congé d’elle. Un document comme celui que nous allons citer est le meilleur exemple de l’extraordinaire durée de l’autorité attachée aux médications anciennes :

Une médication d’un autre ordre paraît encore dans les écrits hippocratiques : la mandragore, dont l’action est surtout sédative : « Aux gens tristes, malades et qui veulent s’étrangler, faites prendre le matin en boisson la racine de mandragore à une dose moindre qu’il ne faudrait pour causer le délire27. »

On en parlera encore longtemps, et la légende ajoutera son commentaire fabuleux à la sobre observation des effets médicamenteux. Ceux-ci approchent de l’action vagolytique et hallucinogène de la belladone. Selon certains auteurs anciens, cette drogue merveilleuse et dangereuse est capable d’agir à distance, par ses seules vapeurs. Pour Celse28, les « pommes » de mandragore placées sous l’oreiller sont un moyen puissant de procurer le sommeil aux maniaques et aux mélancoliques agités : on ne doit pas y recourir avant d’avoir tenté l’effet de moyens moins violents. Cette thérapeutique par inhalation sera pratiquée au Moyen Âge comme une méthode d’anesthésie. L’éponge que le chirurgien Ugo Borgognoni faisait respirer à ses patients avait été trempée dans un liquide contenant du pavot, de la jusquiame et de la mandragore29. Imprégnée de ces substances, puis séchée au soleil, l’éponge était plongée dans de l’eau chaude peu avant l’intervention ; il est évident, remarque Luigi Belloni, que l’inhalation seule eût été peu efficace ; le patient ingurgitait une partie du liquide, et entrait dans un état de stupeur analogue à celui que nous provoquons en administrant un mélange d’opiacés et d’alcaloïdes de la belladone. À l’époque de la Renaissance, on retrouvera la mandragore parmi les multiples herbes qui constituent les médicaments à respirer, dont on compose des senteurs, des nouets, des frontaux… Certes, à la dilution convenable, l’on se hasarde à boire l’extrait redoutable. Iago promet à Othello un tourment que la mandragore sera impuissante à endormir :

Hyperbole : quelle ne devra pas être l’acuité de la douleur pour surpasser les pouvoirs narcotiques de l’opium et de la mandragore !

Mais, dès l’Antiquité, on a aussi attribué à la mandragore des propriétés aphrodisiaques : les philtres de Circé contenaient de la mandragore. Et John Donne, qui lui consacre plusieurs strophes du Progresse of the Soule, lui attribue le pouvoir antithétique d’incendier les esprits ou de les apaiser, selon qu’on s’adresse à ses « pommes » ou à ses feuilles31 :

His apples kindle, his leaves, force of conception kill32.

La mandragore, végétal anthropomorphe chargé de projections fabuleuses, emporte l’imagination dans un domaine enchanté qui ne se laisse pas aisément circonscrire33. En présence d’une telle sursaturation mythique, il devient impossible d’isoler un pouvoir véritablement spécifique. Les propriétés antidépressives de la mandragore, ses applications au taedium vitae sont perdues et confondues dans le foisonnement de ses puissances magiques. La mandragore n’entre pas aisément dans une thérapeutique visant à rétablir l’équilibre psychique : elle est un fruit défendu, dangereux à connaître, porteur de mort et d’extase. Ceux qui la prescrivent, au XVIe et au XVIIe siècle, seront vite suspects de pratiquer les arts prohibés et d’entretenir un commerce abominable avec le démon.

Celse

La thérapeutique psychiatrique d’Asclépiade, rapportée par l’encyclopédiste romain Celse, comporte des moyens assez nombreux, qui s’ajoutent à ceux que préconisent les écrits hippocratiques. Dans la « tristesse qui paraît dépendre de l’atrabile », une psychothérapie d’encouragement vient compléter les mesures purement somatiques (diète, abstinence du vin, frictions et bains, remèdes évacuants) :

Le mélancolique doit être égayé, rassuré : on doit tenter de lui rendre le sentiment de sa valeur. Pour chasser ses sombres convictions, on fera en sorte que le monde s’éclaire et s’adoucisse autour de lui. La musique est un bon moyen de vivifier l’atmosphère environnante : « Pour arracher ces malades à leurs tristes pensées, il sera utile d’employer les symphonies, les cymbales et quelques autres moyens bruyants35. »

Si Celse s’en tenait là ! Mais il connaît aussi des moyens plus brutaux : les chaînes, les châtiments, le choc causé par une terreur subite – traitements destinés surtout aux agités qui ne veulent pas entendre raison. Sans doute cette thérapeutique énergique a-t-elle été appliquée à des malades souffrant de mélancolie anxieuse. « Cet ébranlement en effet peut être utile en les arrachant à leur situation première. » On voit apparaître ici une méthode qui se perpétuera jusqu’à nos jours : le malade mental paraît engagé sur une fausse route, égaré, hors de notre portée, victime d’un mauvais rêve. Une « mauvaise volonté » le possède et l’invite à défier méchamment les efforts de ceux qui veulent le ramener dans le droit chemin. La « secousse profonde » que Celse entend imprimer aux mélancoliques a pour intention de les éveiller de ce rêve, de les rappeler à nous et à eux-mêmes, de les rendre à nouveau accessibles à nos paroles. L’acte brutal du thérapeute, interdisant toute complaisance morose, débusquera leur raison de la retraite où elle se terre, la sommera de répondre à l’appel36. De fait, l’indication principale de ce traitement, c’est l’agitation hilare, la manie furieuse : on doit soigner le contraire par le contraire. Quant aux tristes, Celse leur réserve des ménagements plus attentifs :

Quand l’humeur devient trop sombre, il est bon d’employer, deux fois par jour, des frictions légères, mais longtemps prolongées : on doit faire aussi des affusions froides sur la tête et prescrire des bains d’eau et d’huile… Il ne convient pas de laisser ces personnes seules ou avec des inconnus, non plus qu’avec des gens qu’elles dédaignent ou qui leur sont indifférents. Elles devront changer de pays, et, si la raison leur revient, voyager tous les ans37.

Sommairement, mais fort nettement, les facteurs affectifs et les facteurs d’environnement sont mis en jeu. Relevons aussi le conseil de voyager, qui apparaît ici pour la première fois : nous aurons encore à en reparler.

Il convient de souligner tout particulièrement les lignes que Celse consacre au traitement de l’insomnie des mélancoliques. Il connaît la puissance de l’opium, mais il la redoute. La décoction de pavot ou de jusquiame risque de « changer la frénésie en léthargie ». Il faut donc commencer par d’autres moyens, plus doux, et qui comportent moins de risques. L’on pourra appliquer sur la tête un « onguent de safran mélangé à celui d’iris », l’on pourra aussi longuement frictionner la tête, après l’avoir rasée, mais en exerçant un mouvement assez doux « pour que la peau n’en conserve qu’une légère empreinte38 » :

Le bruit de l’eau qui tombe d’un tuyau placé près du malade, la promenade en voiture après le repas et pendant la nuit, et surtout le balancement d’un lit suspendu sont des moyens d’inviter au sommeil.

Si l’insomnie est tenace, on tentera encore l’application de ventouses scarifiées à la nuque. Et si toutes les mesures prudentes échouent, en dernier recours, on s’adressera au dangereux pavot, ou l’on placera des pommes de mandragore sous l’oreiller.

Soranus d’Éphèse

La doctrine médicale de Soranus d’Éphèse nous a été transmise entre autres par la traduction que Caelius Aurelianus a donnée en latin de son grand traité sur les Maladies aiguës et chroniques39. Soranus appartient à l’école méthodiste et n’a que mépris pour l’interprétation humorale de la mélancolie, qu’il rejette comme un vain jeu de paroles. La cause réelle, selon lui, est un état de grande stricture des fibres. Les symptômes principaux sont l’anxiété et l’abattement, la tristesse silencieuse, l’animosité envers les proches. Tantôt les mélancoliques souhaitent vivre, tantôt mourir ; ils croient qu’on leur tend des pièges ; ils pleurent sans raison, murmurent des propos absurdes, puis se mettent à rire brusquement ; la région épigastrique est gonflée, surtout après les repas. Bien qu’il ne consente pas à admettre, comme le suggéraient des écoles rivales, un passage possible de la « manie » à la « mélancolie », Soranus propose pour les deux affections un traitement sensiblement analogue. Il se méfie des drogues trop violentes, comme l’aloès et l’absinthe ; l’opium lui paraît dangereux, de même que le vin. Il n’est guère partisan du jeûne, ni des exercices amoureux. Il tient pour inutile le confinement dans l’obscurité. L’usage de la musique lui semble charlatanesque.

Parmi les traitements que Soranus recommande, les cataplasmes tiennent une place assez importante. Il considère la mélancolie comme une maladie grave dont le siège principal est l’œsophage (tandis que la manie affecte la tête). D’où l’avantage qu’il y a à appliquer des cataplasmes entre les omoplates ou sur la région épigastrique.

Mais les mesures psychothérapiques, et une certaine forme de thérapeutique « active », ne sont pas négligées. Soranus recommande d’emmener le patient au théâtre. Que le mélancolique aille voir des pièces gaies ; que les fous satisfaits d’eux-mêmes soient conduits à des œuvres tragiques. Grâce au théâtre, on peut consolider le traitement par une sorte d’antidotisme affectif.

Et aussitôt qu’il sera possible, il faudra demander au convalescent de rédiger des discours et de les lire ; l’assistance, composée de familiers, devra se montrer approbative ; elle manifestera un vif intérêt, elle louera sans réserve l’œuvre présentée. Après l’exercice rhétorique, le patient se prêtera à une légère friction et fera une promenade facile. Quant à ceux qui n’ont pas de culture littéraire, on les questionnera sur les occupations qui leur sont familières, on tiendra leur esprit en éveil par des jeux qui les obligent à calculer, etc. Cette psychothérapie préfigure celle que préconisera Wilhelm Griesinger : sitôt que le malade entre en convalescence, il faut « fortifier l’ancien moi », le guider « dans le sens des choses qui l’intéressaient jadis ». Car, ajoutera Griesinger40, « il est des individus chez qui l’intégrité de la pensée et de la volonté est liée de la façon la plus intime avec les occupations extérieures de leur vie ; certains ouvriers ne retrouvent l’unité complète de leur individualité antérieure qu’en reprenant leurs travaux ; à certains musiciens, il faut le son de leur instrument ». Pour guérir la mélancolie, Soranus fait confiance à cet entraînement raisonnable. Tout en se contentant d’une pharmacopée très restreinte, il se fait fort de vaincre en efficacité les méthodes des sectes rivales. La prudence s’allie chez lui à un bel optimisme, qui ne veut pas désespérer de la raison du mélancolique : si profonde que soit la maladie, le corps et l’esprit ont des ressources intactes, que le médecin doit stimuler.

Arétée de Cappadoce

Les pages qu’Arétée41 consacre au traitement de la mélancolie trahissent quelques doutes sur la possibilité d’obtenir la guérison en toutes circonstances. Il peut arriver que le meilleur remède – l’ellébore – reste inefficace, surtout si l’on a laissé la maladie s’implanter depuis trop longtemps. Contentons-nous alors de palliatifs :

Il est impossible de guérir toutes les maladies. Le médecin qui pourrait le faire serait plus puissant que les dieux. Lors donc qu’il ne peut réussir à déraciner le mal, il est en son pouvoir de l’adoucir, de le calmer et de l’assoupir pour quelque temps42.

Quelles seront nos ressources ? Bien sûr, des purgatifs et des cholagogues, un « régime analeptique », mais aussi des bains d’eaux thermales :

Ce conseil sera maintes fois répété. La méthode de diversion fera l’objet de spéculations et de raffinements très nombreux : si l’on admet que la distraction est salutaire, il faut la varier de mille façons. Les stations thermales sont en général aménagées de façon à offrir à la fois leurs eaux et leurs amusements : nous verrons que le XVIIIe et le XIXe siècle se sont appliqués à perfectionner ce type de traitement… On n’oubliera pas non plus de sitôt la description de la peau trop sèche des mélancoliques. Avec la maigreur, le teint foncé, la constipation opiniâtre, le ballonnement des hypocondres, c’est un signe pathognomonique.

Restent les états de tristesse qui ressemblent en tous points à la mélancolie, mais qui ne sont pas dus à l’atrabile : leurs causes sont morales et passionnelles. Si l’on sait les discerner, on pourra agir sur elles et l’on obtiendra des guérisons qui paraîtront miraculeuses. Arétée se pose un problème de diagnostic différentiel :

Vraie ou fausse mélancolie ? Il semble qu’ici Arétée adopte la distinction qui nous est familière, entre la maladie endogène (qui a seule droit au nom de mélancolie) et la dépression réactionnelle. L’humorisme antique permettait théoriquement de distinguer les cas où tout réside dans le chagrin et le dépit de ceux qui sont dus primitivement à une dyscrasie, c’est-à-dire à une altération somatique. Des causes si différentes n’entraînent-elles pas des traitements radicalement opposés ? Ici, la satisfaction d’un désir frustré ; là, les évacuants ou les solvants de l’atrabile… Cette séparation serait commode, et un certain goût de la netteté logique y trouverait son compte ; mais ce qui rend finalement cette distinction assez peu opérante, c’est le « psychosomatisme » si fréquent dans le raisonnement médical des anciens. Les causes morales retentissent sur la structure physique de l’organisme, modifient le « tempérament » ou le « tonus » général : celui qui n’est pas atrabilaire par sa constitution, ou par l’effet du milieu physique, peut cependant le devenir par le détour du souci, du malheur, de la passion déçue, de l’étude. Il y a des « tempéraments acquis ». Les dispositions de l’âme se traduisent toujours au niveau du corps. Si la cause morale, si la passion nocive ne sont pas supprimées rapidement, il en résultera un désordre organique ni moins profond ni moins violent que si tout le processus s’était dès le commencement déroulé au niveau du corps. Les auteurs médicaux ne seront pas à court d’explications physiques pour justifier les phénomènes de cet ordre : l’on assiste à de véritables traductions somatiques qui permettent de donner aux situations morales des équivalents physiologiques précis. Ainsi, selon Galien45, l’amour déçu oblige à une continence anormale, qui sera nuisible au cerveau par les effets de la rétention du liquide séminal : cette substance, trop retenue dans l’organisme, dégénère à la longue et envoie au cerveau des vapeurs toxiques, analogues par leurs méfaits aux vapeurs dues à la stase de l’atrabile dans les hypocondres. Et dès lors l’exercice physiologique de l’amour devient une forme d’évacuation, comparable au flux des hémorroïdes ou à la transpiration.

Les auteurs plus tardifs, au chapitre de la mélancolie, aborderont presque tous la question du rôle thérapeutique du coït. Certains, comme Rufus d’Éphèse46, lui attribueront merveilles. Et ce sera, pour des médecins plus chastes et plus soucieux de morale, l’occasion de longues réfutations : les excès vénériens, la débauche ne sont-ils pas, bien plutôt, des causes constantes de mélancolie ?

Distinct par son origine, mais identique par les altérations produites, le chagrin amoureux recevra le droit de constituer une variété particulière de mélancolie, et il traversera l’histoire médicale avec un cortège de légendes et d’anecdotes touchantes que les traités les plus sérieux reproduiront d’âge en âge. La plus typique de ces histoires, celle qui sert de modèle à toutes les autres, provient de Plutarque : c’est l’histoire de la passion inavouable dont brûle le jeune prince Antiochus pour la princesse Stratonice, que son père, Seleucus, vient d’épouser. Coupable et désespéré, il se laisse mourir d’inanition, « feignant avoir quelque maladie interieure et secrete dedans le corps. Si ne peut-il feindre si finement que le medecin Erasistratus ne s’apperceust bien aisément que son mal procedoit d’aimer47 ». Pour découvrir l’objet de cet amour, Erasistrate fait entrer diverses personnes dans la chambre du jeune prince ; il ne tarde pas à découvrir que la reine Stratonice provoque chez le malade « les signes que Sapho escrit des amoureux, à sçavoir, que la parole et la voix luy failloit, le visage luy devenoit rouge et enflammé, qu’il luy jettoit à tout coup des œillades, et puis luy prenoit une sueur soudaine, son pouls se hastoit et se haussoit ; et finalement après que la force et puissance de l’ame estoit toute prosternée, il demeuroit comme une personne transportée et ravie en esprit hors de soy et pallissoit ». Seleucus, informé prudemment par le médecin, se déclare prêt à donner tout ce qu’il possède pour sauver son fils. Remède héroïque : il lui cède Stratonice et une partie de son royaume. Antiochus, ayant trouvé la « satisfaction œdipienne », se hâte de guérir.

Quoi d’étonnant si cette forme singulière de mélancolie se trouve mille fois mentionnée à l’âge baroque ! Robert Burton lui consacre une partie importante de son Anatomy of Melancholy48 (1621). Jacques Ferrand écrit un livre sur ce sujet49. Il s’agit d’un tourment moral qui a la propriété de s’incarner, de se marquer par une déformation et une altération sensibles du corps ; la métaphore de l’amour qui consume est ici prise à la lettre : le vouloir-mourir l’emporte pathétiquement sur le vouloir-vivre. Le « mal d’amour » est une forme de « surexpression » somatique, où le corps démontre l’impossibilité où il se trouve de survivre en l’absence de l’être aimé : même si c’est là un phénomène que toutes les époques connaissent, son image littéraire la plus développée ne peut être l’apanage que d’une culture qui recourt elle-même, dans la plupart de ses productions, aux formes les plus outrées de l’expression.

Galien

S’il n’innove pas par ses prescriptions thérapeutiques, Galien doit retenir notre attention pour une autre raison : il fixe la description et la définition de la mélancolie qui feront autorité jusqu’au XVIIIe siècle et au-delà50. La division qu’il propose servira de cadre pour tout ce qui s’écrira sur le traitement de cette maladie. Les ouvrages médicaux du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’âge baroque ne sont, dans leur grande majorité, qu’une studieuse paraphrase de Galien, diversement agrémentée de preuves nouvelles et enrichie de quelques recettes inédites. On subtilise sur le détail, mais l’édifice reste entier : pendant longtemps, l’originalité consistera non pas à contester le savoir traditionnel, mais à le surcharger, à en rajouter. À la fin, l’encombrement excessif appelle le geste qui fait table rase. Mais ce geste, personne n’a eu le pouvoir de l’accomplir de façon décisive. La conception galénique de la mélancolie n’a pas disparu d’un seul coup, elle s’est lentement effritée.

Pour Galien, la mélancolie est indéniablement due à la bile noire : l’humorisme, refusé ou mis en question par diverses écoles antiques, reprend ici tous ses droits. Mais l’excès de bile noire peut se manifester et se développer en différents lieux de l’organisme, provoquant à chaque fois de nouveaux symptômes.

Il peut arriver d’abord que l’altération du sang se limite à l’encéphale seul : « Et cela arrive de deux façons, soit que l’humeur mélancolique s’y jette venant d’un autre lieu, soit qu’elle ait été engendrée sur place. Or, elle est engendrée par la chaleur considérable du lieu, laquelle brûle la bile jaune ou la partie la plus épaisse ou la plus noire du sang51. »

En second lieu, il peut arriver que l’atrabile se répande dans les veines de l’organisme entier. Dans ce cas, l’encéphale sera également atteint, mais seulement « en conséquence de l’affection commune ». La saignée du bras, pour qui veut s’en assurer, donne issue à un sang très noir et très épais. Impossible de s’y méprendre !

Enfin, l’on rencontrera des cas où « la maladie tire son origine de l’estomac ». Alors il y a engorgement, stase, obstruction, gonflement dans la région des hypocondres – d’où le nom d’affection hypocondriaque que reçoit la maladie. Elle se manifeste par des éructations, des chaleurs, des digestions lentes, des flatulences. « Parfois aussi surviennent de violentes douleurs d’estomac qui se propagent dans le dos ; le malade vomit parfois des substances chaudes, acides, qui causent de l’agacement aux dents. De l’estomac enflé et rempli de bile noire, des vapeurs montent à l’encéphale, offusquent l’intelligence et produisent les symptômes mélancoliques. » Selon la définition classique, l’hypocondrie est donc une maladie organique de la région abdominale supérieure, où s’accumule un excédent d’atrabile, et d’où s’élèvent des exhalaisons toxiques pour l’encéphale. Les nosographes du XVIIIe et du début du XIXe siècle (Boissier de Sauvages, Cullen, Pinel) définissent encore l’hypocondrie par l’association de troubles digestifs réels et d’un souci exagéré entretenu par le malade au sujet de sa santé. Ce dernier élément, qui n’était d’abord qu’un symptôme accessoire, deviendra finalement le fait central et principal.

Galien plaide très éloquemment en faveur de la théorie des « vapeurs » : ces fumées qui montent de l’estomac expliquent non seulement les idées noires, mais encore certaines hallucinations ; elles obscurcissent l’esprit, elles créent des visions endogènes analogues aux images entoptiques :

Nous comptons donc trois variétés distinctes de mélancolie :

1) une affection mélancolique localisée à l’encéphale ;

2) une affection généralisée, où l’atrabile passe dans le sang de l’organisme entier, y compris l’encéphale ;

3) une affection mélancolique située primitivement au niveau de l’estomac et des organes digestifs – l’hypocondrie – atteignant l’encéphale par des exhalaisons et des vapeurs.

Burton, en 1621, suivra encore très rigoureusement cette division, en y ajoutant la mélancolie amoureuse (que Galien n’ignorait pas) et la mélancolie religieuse, maladie plus moderne. Et Burton n’est qu’un « savant » parmi beaucoup d’autres.

Les règles du traitement se tirent assez aisément de cette division. Inutile de s’adresser à l’estomac si le mal siège dans la tête ; et si c’est l’organisme entier qui est atteint, comment négliger les saignées, les bains ?

Mais si la maladie est déjà invétérée, le traitement présentera de grandes difficultés. Bien sûr, il faudra plus strictement encore respecter un régime qui interdit les viandes noires (chèvre, bœuf, bouc, taureau, âne, chameau, lièvre, sanglier, renard, chien, etc.) ; on évitera les choux, les lentilles, les pains de son, les vins épais et noirs, les vieux fromages. Nous suivons ici, dans toutes ses conséquences, une intuition qualitative qui incrimine les puissances nocives du noir et de l’âcre. Les aliments foncés et « forts » sont les précurseurs de cette noire exhalaison qui vient obscurcir nos esprits. Ces nourritures sont d’avance chargées de tristesse et de crainte. Il faut recourir à des aliments joyeux, clairs, jeunes, tendres, riches en bienfaisante humidité.

Si seulement la mélancolie ne provenait que des aliments « mélanogènes », il serait facile de la chasser ou de s’en préserver. Mais le risque est ailleurs encore : la bile noire pathologique est un résidu de combustion, une sorte de goudron épais, qui peut s’enflammer à son tour. C’est un charbon humoral. Quelle n’est pas la puissance toxique, l’agressivité destructrice d’une substance capable de prendre feu pour une combustion seconde ! Or toutes les substances naturelles peuvent, à la suite d’une première inflammation, se transformer en humeurs « adustes » : bile aduste, sang aduste, qui entreront dans le métabolisme redoutable de la couleur noire. Goudron visqueux qui brûle pour laisser un résidu encore plus sombre et plus épais : matière lourde dont l’esprit s’enténèbre.

L’intervention du philosophe

Les doctrines médicales que nous venons de passer en revue appliquent à la mélancolie un traitement presque exclusivement somatique. Nous pourrions y ajouter les auteurs postérieurs à Galien : Alexandre de Tralles54, Oribase55, Paul d’Égine56, Aétius57. Nous l’avons vu, ils ne méconnaissent pas la possibilité d’une origine morale de la mélancolie ; ils n’ignorent pas la valeur de certaines mesures psychologiques : locaux aérés, ni trop éclairés ni trop sombres ; diversion, distraction, activité modérée, réconfort procuré par de petites satisfactions de vanité, éloignement des objets ou des personnes qui peuvent être cause de chagrin. Mais, par sa définition même, la mélancolie implique une atteinte physique et appelle un traitement portant au premier chef sur le désordre du corps. Quand un tel diagnostic était posé, sans doute était-on en présence d’une altération générale assez accentuée, et le sujet devait apparaître manifestement comme un grand malade auquel il fallait administrer de toute urgence des soins médicaux. Toutefois, devant les cas douteux, le médecin gardait la possibilité de se récuser. De même que l’interniste, de nos jours, renvoie certains de ses clients au psychologue ou au prêtre, le médecin antique avait la ressource, pour ceux qui ne lui paraissaient pas profondément atteints dans leur corps, de les adresser à Asclépios58 ou aux philosophes59. Certes, le médecin entendait continuer à régler le régime, à prescrire le programme journalier des bains et des exercices : seulement, dans la mesure où un trouble organique ne lui paraissait pas intervenir, l’apaisement de la tristesse et du souci n’était plus de son ressort. À partir de quelle limite y a-t-il véritablement désordre mélancolique, c’est-à-dire folie ? À partir de quels symptômes est-il nécessaire de recourir à l’ellébore ? Le médecin antique n’ignorait pas cette question, qui concerne la définition même de l’état de maladie. Le bon médecin, armé de science, a la décision en son pouvoir : il discrimine ce qui est maladie de ce qui ne l’est pas et, ce faisant, il se heurtera quelquefois à l’opinion commune. Il pourra proclamer sain d’esprit un homme que le sot public juge malade. Et vice versa.

Rien de plus instructif à cet égard que les Lettres attribuées à Hippocrate60. Ces textes sont certainement apocryphes et tardifs, mais leur inauthenticité n’ôte rien à leur valeur révélatrice… Les Abdéritains ont mandé le grand médecin pour soigner l’un de leurs plus fameux citoyens, le philosophe Démocrite, devenu fou. Hippocrate accourt, ayant fait tous les préparatifs pour une cure par l’ellébore. Mais, en bon clinicien, il demande d’abord à s’entretenir avec le patient. Il trouve Démocrite dans son jardin, plongé dans des études d’anatomie. Leur conversation s’engage sur les plus hauts sujets de physique et de philosophie. Il n’en faut pas plus pour convaincre Hippocrate de la parfaite santé mentale de son interlocuteur. On ne l’accuse de folie que parce qu’on le mécomprend. S’il y a folie, c’est bien plutôt du côté des Abdéritains qu’elle se trouve. L’arrivée du médecin a remis toutes choses au point : sa décision, son coup d’œil ont renversé la situation. Le peuple voyait en Démocrite un malade ; mais en réalité, c’est-à-dire selon le jugement médical, qui a force de loi en ce domaine, le fou présumé est le seul homme pleinement raisonnable. C’est le peuple qu’il faudrait soigner – à condition qu’il y ait assez d’ellébore, et que le peuple se reconnaisse égaré. Robert Burton commentera longuement cette anecdote ; La Fontaine en fera le sujet d’une de ses fables61.

Sitôt qu’il en avait les moyens, un Romain de l’époque impériale s’attachait les services d’un médecin, qu’il consultait quotidiennement. Nous y verrions, en langage moderne, une tendance hypocondriaque non moins accentuée que celle dont la civilisation actuelle favorise le singulier développement. Mais, dans certaines situations de dépression et d’anxiété, l’homme antique s’adressait à d’autres qu’au médecin. Il recourait parfois à des cultes à mystères62, et d’autres fois au philosophe.

S’il y a, dans l’Antiquité, une psychothérapie des états dépressifs, c’est dans les écrits des philosophes que nous la trouverons, sous la forme d’exhortations morales ou de « consolations ». Que sont la plupart des lettres et des traités moraux de Sénèque, sinon des consultations psychologiques, répondant à la demande très pressante d’un ami inquiet ? Certes, la « clientèle » de Sénèque ne comporte pas de psychose caractérisée : il prodigue ses conseils à des « petits anxieux », à des névrosés, à des instables, c’est-à-dire à ceux qui aujourd’hui recourraient aux secours de la psychanalyse. Il offre une « psychothérapie de soutien » à des hommes qui vivent sous le dangereux regard de Néron… Le taedium vitae, la nausea dont un Quintus Serenus se plaint à Sénèque, trahit, aux yeux des modernes, une dépression de type névrotique, bien plus qu’une mélancolie endogène : il demande les conseils qui fassent cesser cette fluctuation inquiète de l’esprit à laquelle il ne parvient pas à s’arracher. Et Sénèque répond par une belle analyse de l’ennui, dont se souviendra Baudelaire :

Comment se délivrer de ce dégoût et de cette angoisse ? Va-t-il falloir se soumettre aux exigences d’une sévère et stricte vertu ? Dresser notre volonté pour un combat héroïque ? Sénèque n’en demande pas autant. Il ne parle pas pour le sage, qui est heureux et capable de grandes choses. Il veut être entendu et suivi par l’homme ordinaire, dont il connaît d’avance l’hésitation et la faiblesse. Les conseils qu’il prodigue seront à la portée de tout le monde : savoir alterner l’effort et la détente, la solitude et la conversation ; ne pas rester constamment tendu vers le même objet ; consentir à réserver certaines heures au jeu et au divertissement ; ne pas oublier que le corps a besoin de sommeil, et lui en accorder une ration suffisante, sans excès ni parcimonie. Il faut aussi varier l’existence par des promenades et des voyages. Et le vin, à la condition de ne pas dépasser l’ivresse gaie, peut être parfois libérateur. (On voit ici que le philosophe accorde des plaisirs que le médecin le plus souvent interdit.)

À la fluctuation malheureuse de l’âme inquiète et qui se sent mal partout, Sénèque oppose l’idéal d’une vie mouvante et variée, où l’homme s’accorde le droit de rythmer à sa guise la succession de ses plaisirs et de ses occupations, tout en respectant aussi les rythmes fondamentaux de la nature. Ce qui pourrait à première vue étonner, c’est qu’un stoïcien plaide en faveur de la détente ; mais le système stoïcien n’approuve pas une tension qui outrepasse les exigences de la loi naturelle. Il ne faut donc pas que Quintus Serenus s’enchaîne à un trop haut devoir de perfection. À cet interlocuteur hanté par l’idéal d’un civisme jamais assez pur ni assez actif, Sénèque répond en allégeant et en adoucissant l’image de son obligation véritable. Il tente de soulager l’ami angoissé en modérant la revendication trop impérieuse de la conscience morale (ou du « sur-moi ») qui le tourmente. La tranquillité de l’âme n’est pas une sagesse immobile et figée ; c’est un mouvement libre, aisé, sans heurt et sans emportement64.

La leçon de Sénèque sera aussi celle de Goethe. Méditant, dans Vérité et Poésie, sur les circonstances et le climat culturel qui favorisèrent la création de Werther, il analyse le « dégoût de la vie », et il le définit comme un défaut de participation aux rythmes de la nature :

4.

. Sur le problème des humeurs, il existe une abondante littérature, fort bien résumée, pour le problème qui nous concerne, dans l’article de W. Müri, « Melancholie und schwarze Galle », Mus. Helv., 10, 21, 1953. Voir également l’excellente étude d’ensemble de I. E. Drabkin, « Remarks on ancient psychopathology », Isis, 46, 223, 1955.

5.

. Sigerist, Henry Ernst, Introduction à la médecine, traduction française par M. Ténine, Paris, 1932, p. 120-129.

6.

. Müri, Walter, « Melancholie und schwarze Galle », art. cit.

20.

Ibid., XXV, 21 et 22.

26.

Ibid.

28.

. Celsus, Aulus Cornelius, De arte medica, III, 18, dans : Corpus medicorum Latinorum, vol. I, éd. par F. Marx, Leipzig et Berlin, 1915.

33.

. Le symbole de la mandragore a été étudié récemment dans un livre d’Albert-Marie Schmidt, La Mandragore, Paris, 1958.

34.

. Celsus, Aulus Cornelius, De arte medica, III, 18, dans : Corpus medicorum Latinorum, op. cit., vol. I.

35.

Ibid.

36.

. Il y a brutalité et brutalité. Remarquons-le, un des meilleurs auteurs du XIXe siècle recommande de parler aux mélancoliques « d’une façon un peu sèche ou même avec l’apparence d’une certaine sévérité », plutôt que de leur « adresser des paroles de consolation » (Griesinger, Wilhelm, Traité des maladies mentales, traduction française par P.-A. Doumic, Paris, 1865, p. 565). Ce conseil reste toujours valable aux yeux des psychothérapeutes modernes.

37.

. Celsus, Aulus Cornelius, De arte medica, III, 18, dans : Corpus medicorum Latinorum, vol. I, éd. par F. Marx, Leipzig et Berlin, 1915.

38.

Ibid.

42.

Ibid., I, 5.

43.

Ibid.

44.

Ibid.

51.

Ibid., p. 563.

53.

Ibid., p. 570.

54.

. Alexander Trallianus, Libri duodecim, Bâle, 1556.

57.

. Aetius Amidenus, De melancholia, dans : Claudii Galeni opera omnia, éd. par C. G. Kühn, vol. XIX, Leipzig, 1830, p. 699-720.

58.

. Sur le culte d’Asclépios, voir le livre d’Emma Jeannette et de Ludwig Edelstein, Asclepius. A Collection and Interpretation of the Testimonies, 2 vol., Baltimore, 1945-1946.

62.

. Dodds, Eric Robertson, The Greeks and the Irrational, Berkeley et Cambridge, 1951.

65.

. Goethe, Vérité et Poésie, livre XIII.