Le poids de la tradition

Le péché d’acedia

Le médecin antique soigne la « passion » du corps ; le philosophe s’applique à guérir les « maladies » de l’âme. Les analogies sont grandes et justifient les confusions, volontaires ou non, du vocabulaire. D’où que provienne la tristesse dépressive, elle réclame une médication, par la parole, par la drogue, par le régime quotidien.

Dans le monde chrétien, il devient infiniment plus important de distinguer la maladie de l’âme et celle du corps. La maladie de l’âme, si la volonté y a consenti, sera considérée comme un péché et appelle une punition divine, tandis que la maladie du corps, loin d’entraîner une sanction dans l’au-delà, représente une épreuve méritoire. Il n’est pas toujours facile de savoir si l’on a affaire à l’une ou à l’autre. Et les affections dépressives constituent un problème particulièrement épineux. Bien souvent, les Pères de l’Église ont eu à donner leur avis : s’agit-il d’une affection mélancolique nécessitant un traitement médical1 ? Ou est-ce un péché de tristesse ? Une atteinte de l’acedia ? Et l’acedia elle-même, est-elle vraiment un péché ?

Et d’abord, qu’est-ce au juste que l’acedia ? C’est une lourdeur, une torpeur, une absence d’initiative, un désespoir total à l’égard du salut. Certains la décrivent comme une tristesse qui rend muet, comme une aphonie spirituelle, véritable « extinction de voix » de l’âme. Elle tarit en nous le pouvoir de parole et d’oraison2. L’être intérieur s’enferme dans son mutisme et refuse de se communiquer au-dehors. (Kierkegaard parlera d’hermétisme.) Ainsi le dialogue avec autrui et avec Dieu est asséché, tari dans sa source même. Un bâillon couvre la bouche de la victime de l’acedia. L’homme a comme englouti et dévoré sa propre langue : le langage lui est retiré. Mais s’il y consent, si son âme s’y complaît, si cette lourdeur, imposée peut-être par le corps, reçoit l’assentiment de la volonté perverse, alors c’est un péché mortel. Nous trouverons les accidiosi dans l’enfer de Dante, au voisinage des colériques dont le châtiment est une éternelle agression retournée contre eux-mêmes. Les accidiosi sont enfouis dans la vase d’un immense bourbier, et ils font entendre des sons qui se bornent à des gargouillements confus. Leur parole reste borborygme. L’aphonie spirituelle, l’impossibilité de s’exprimer est figurée ici par l’image allégorique la plus vigoureuse : les accidiosi sont des vaseux (au sens littéral de ce terme familier) et par conséquent ils sont les prisonniers du limon. Seul le poète peut percevoir l’informe murmure qu’ils font entendre.

Fichés dans le limon, ils disaient : « Nous fûmes toujours tristes sous cet air doux qui s’égaye au soleil, en portant au-dedans de nous-mêmes une lourde fumée. À cette heure nous sommes tristes dans ce noir bourbier. »

Cet hymne, ils le gargouillaient au fond de leur gorge, ne pouvant prononcer une parole entière3.

L’acedia s’attaque à des victimes de choix : anachorètes, reclus, hommes et femmes qui se sont voués à la vie monastique et dont toutes les pensées devraient être vouées à ce « bien spirituel » qui leur apparaît désormais hors d’atteinte. L’anxiété du cœur, selon Cassien, les frappe surtout vers le milieu de la journée, à la façon d’une fièvre quotidienne qui ferait irruption à heure fixe. Ce mal ressemble donc étrangement aux accès fébriles d’une maladie purement somatique. Mais Cassien est enclin à croire qu’il s’agit plutôt d’une embûche du « démon de midi », dont il est parlé dans le Psaume XCI. Sa présence se traduit à la fois par une paralysie de tous les mouvements spirituels, et par un désir inquiet de déplacement et de voyage. Lorsque l’acedia assiège l’âme de sa victime, il lui inspire l’horreur du lieu où elle se trouve, le dégoût de sa cellule, le mépris pour ses compagnons. Tout effort spirituel lui paraît vain, du moins tant qu’elle demeure à la même place. Elle est prise du désir de partir, de chercher le salut au loin, en d’autres lieux, avec d’autres frères. Elle regarde de tous côtés pour voir si quelqu’un vient lui rendre visite, elle soupire en se retrouvant seule ; elle entre et sort sans cesse de sa cellule, et à tout moment elle regarde le soleil comme s’il tardait à descendre ; de la sorte, par une confusion déraisonnable de l’esprit, comme si la terre s’emplissait de ténèbres, elle se rend oisive et vide de tout acte de piété, n’attendant pour seul remède d’un si grand assaut spirituel que la visite de quelque frère, ou la consolation du sommeil… « Je m’embête à outrance », dira le cochon de saint Antoine dans l’œuvre de Gustave Flaubert4. (Le cochon symbolise les appétits de l’être charnel.)

Il s’agit ici, très évidemment, d’une forme particulière de névrose ou de psychose de réclusion, qui n’a rien de commun avec nos dépressions endogènes. Nous y verrions une sorte de décompensation psychique, survenant chez des individus qui n’ont pas la force nécessaire pour supporter l’existence solitaire. Il peut s’y joindre une préoccupation exagérée du salut et de la damnation – préoccupation qui fera l’essence de la « mélancolie religieuse » des auteurs de la Renaissance et du XVIIe siècle. Toujours est-il que, dès le Moyen Âge, l’ermite apparaît presque constamment dans les allégories qui représentent le « tempérament mélancolique » ou, ce qui revient presque au même, les enfants de Saturne5. D’une part, le tempérament mélancolique prédispose à la contemplation et aux activités intellectuelles : c’est là d’abord un privilège, et non pas un mal ; d’autre part, le danger se lie intimement aux influences favorables, et le contemplatif est exposé aux méfaits de l’acedia : la plupart des artistes médiévaux font figurer les symboles de l’acedia dans le sombre domaine de l’atrabile, en dépit des distinctions théologiques entre péché et maladie corporelle.

Souvent, l’ermite est représenté dans l’attitude du travail manuel : il tresse des paniers d’osier, par exemple. Cette image n’est pas accidentelle : elle révèle un fait typique. Le travail est en effet le grand moyen que les Pères de l’Église ont proposé pour lutter contre la mélancolie de la vie solitaire. « Priez et travaillez ! » Un solitaire ne doit abandonner l’oraison que pour travailler de ses mains. Voilà, selon Cassien, la seule thérapeutique efficace de la tristesse et de l’acedia : résistez de toutes vos forces à la tentation de fuir au loin, luttez sur place, restez fermes et immobiles, tout en occupant et fatiguant votre corps. L’on voit apparaître ici, comme plus tard chez Pétrarque6, la métaphore de la citadelle assiégée. L’acedia vous encercle, vous enferme, dans l’intention de vous renverser et de vous abattre. Il est vain de vouloir l’éviter en lui tournant le dos : ce serait lui donner la victoire. Le véritable « athlète du Christ » lui fait face courageusement. Cassien cite avec admiration le curieux exemple d’un solitaire d’Égypte qui brûlait chaque année le produit de son travail, afin d’avoir constamment une tâche nouvelle à laquelle s’appliquer. Sans doute, quand la possibilité en est offerte, les produits excédentaires peuvent être distribués charitablement aux pauvres et aux prisonniers. Mais quand bien même il n’y aurait aucun usage à faire du produit du travail, il ne faut pas rester oisif. Ce n’est donc nullement le profit économique du travail qui importe aux Pères de l’Église, mais sa valeur thérapeutique, et le gain spirituel qu’en retire celui qui s’y adonne. L’homme laborieux se soustrait au harcèlement de l’ennui, au vertige du temps vide ; il résiste aux tentations d’une oisiveté coupable. Car ce qui compte, ce n’est pas ce que le travail produit grâce à la transformation de la nature : c’est ce que le labeur permet de repousser. Le travail est bon, non parce qu’il modifie le monde, mais parce qu’il est la négation de l’oisiveté. Or l’acedia évolue dans le cercle vicieux de l’oisiveté. Elle en procède et elle l’aggrave, en paralysant toute activité spirituelle. Elle est la fascination d’une oisiveté qui s’approfondit et s’englue en elle-même. On dira que le travail – par rapport à la contemplation, à la prière, à la pensée du salut – est une diversion et une distraction. Mais c’est aussi un moyen de se cramponner aux lieux que l’acedia nous invite à quitter pour des lointains séduisants et trompeurs. En fait, le travail a pour effet d’occuper entièrement le temps qui ne peut être donné à l’oraison et aux actes de dévotion. Sa fonction est de boucher les brèches par où le démon pourrait pénétrer, par où aussi la pensée oisive pourrait s’échapper. Ainsi la rêverie, qui risquait de devenir vagabonde et coupable, s’absorbe et s’enferme dans une activité fixée : une implantation salutaire s’accomplit. Le travail oriente dans un sens concret et innocent des énergies qui sans lui se seraient dispersées à tous les vents et à toutes les tentations. Il interrompt le vertigineux dialogue de la conscience avec son propre vide, il interpose des résistances et des obstacles, au contact desquels l’âme peut oublier son insatisfaction ; il l’attache ici, alors que l’acedia lui aurait chanté les louanges d’un chimérique là-bas.

« Ne soyez pas solitaires, ne soyez pas oisifs », c’est la conclusion où en arrive Robert Burton, à la fin de son chapitre sur le traitement de la mélancolie religieuse7. Mais aux moyens spirituels, au travail, s’ajoute une fort longue liste de moyens « physiques », qui sont en réalité d’ordre magique, ou astrologique. Plusieurs précautions valent mieux qu’une : si le démon est de la partie, il faut tout faire pour le chasser. Et même si les symptômes médicaux de la mélancolie sont présents, il n’est pas possible de se tenir pour quitte des atteintes des esprits infernaux : car « le diable opère par la médiation des humeurs, et les maladies mixtes doivent avoir des remèdes mixtes8 ». Il n’est donc pas inopportun de se garantir à la fois contre l’atrabile et contre le Malin. Melancholia balneum Diaboli. Acceptons, par conséquent, les amulettes, les herbes, les pierres que recommandent les bons auteurs : saphirs, chrysolithes, escarboucles, rue, menthe, angélique, pivoine, hypericon – à quoi s’ajoute la bétoine, à la condition qu’elle ait poussé dans un cimetière, précise Burton.

« Mais il faut cultiver notre jardin » : le conseil de Candide n’est que la version sécularisée de celui que donnait Cassien. L’ennui (ou le spleen) ayant remplacé l’acedia, la médication reste la même. Swift, qui connaissait sa théologie, évoque cette thérapeutique dans les Voyages de Gulliver. C’est un Houyhnhnm qui l’applique à un Yahoo9 :

Un Yahoo pouvait être parfois pris du caprice de se terrer dans un coin, de se coucher, de hurler, de gémir, et d’envoyer au diable quiconque tentait de l’approcher, bien qu’il fût jeune et gras, ne manquant ni de nourriture ni d’eau ; et les serviteurs ne pouvaient deviner pour quelle raison il souffrait. Le seul remède qu’ils eussent trouvé, c’était de le faire travailler dur, ce qui avait pour effet infaillible de lui rendre ses esprits. Sur ces paroles, je demeurai silencieux, par l’effet de ma partialité envers ma propre race. Mais je voyais clairement les vraies causes du spleen, qui s’attaque seulement aux oisifs, aux luxurieux et aux riches, que j’entreprendrais volontiers de traiter, si l’on pouvait les forcer à suivre pareil régime.

Nous trouvons ici la préfiguration de toutes les « thérapeutiques par le travail ». Mais ce sont des travaux forcés appliqués sans pitié. L’état dépressif apparaît comme la conséquence, et presque comme la punition d’une existence coupable. La maladie est la rétribution du péché (comme le dira encore Heinroth au début du XIXe siècle). La colère et l’ironie de Swift dénoncent dans le spleen le grotesque contrecoup de l’oisiveté immorale. Le remède est un châtiment correctif.

Hildegarde de Bingen

Assez fréquemment, les auteurs médiévaux rattachent la mélancolie humorale (et d’autres maladies) au péché originel. Rien n’est plus certain pour Hildegarde de Bingen :

Mais il y a, par chance, des remèdes indiqués par Dieu lui-même ; et ces remèdes nous sont offerts dans la nature : ce sont le plus souvent des simples, parfois des animaux ou des pierres. Pour ces maux qui nous viennent du diable, il y a des herbes et des recettes. Hildegarde nous les prodigue avec gentillesse. Ainsi, pour les maux de tête dus à une mélancolie enfiévrée, rien ne vaut un mélange de sauge, de mauve, d’huile d’olive et de vinaigre, dont on oindra et enveloppera le crâne douloureux. « Car le suc de mauve dissout la mélancolie et le suc de sauge la dessèche, l’huile d’olive apaise la fatigue de la tête souffrante, tandis que le vinaigre retire la pointe offensive de la mélancolie. » Il y a d’autres remèdes encore : la chair des oiseaux, le poumon du cygne11

Ainsi, sur le fond du savoir médical des anciens, incomplètement ou indirectement connu, le Moyen Âge brode des commentaires théologiques, établit un réseau de correspondances et d’analogies cosmiques. On propose mille recettes qui se prévalent d’un secret très ancien, d’une origine lointaine, parfois arabe ou orientale ; on vante des drogues dont le pouvoir est tantôt attribué à la rareté de leurs ingrédients, tantôt au savoir merveilleux de leur inventeur, tantôt à la faveur spéciale d’un saint local. D’autres herbes, enfin, tirent leur bonne réputation du miracle quotidien qui les fait croître dans notre jardin, à portée de notre main. Il peut se faire que le chirurgien revendique le traitement des mélancoliques : par analogie avec le traitement héroïque de l’épilepsie12, il procède à la trépanation, afin de créer un orifice par où les noires vapeurs de l’atrabile puissent s’échapper. Certaines surcharges magiques ou astrologiques viennent compliquer les procédés hérités de l’Antiquité. La saignée n’est pas une affaire simple. Chaque partie de l’organisme étant sous la dépendance de l’un des douze signes du zodiaque, le choix de la veine à saigner exige que l’on consulte le ciel ; il faut, de plus, tenir compte des phases de la lune. Un calendrier circulaire – la volvella – permet de s’y retrouver : une erreur aurait des conséquences extrêmement graves13.

Les doctrines antiques constituent donc, au Moyen Âge, le fondement de toute autorité médicale ; mais elles font l’objet de variantes, de commentaires, de spéculations tendant à renforcer la cohérence et la symétrie d’un univers qu’on veut sans lacunes. Des assertions aussi séduisantes qu’invérifiables se donnent pour des vérités tangibles, à seule fin de consolider les analogies qui relient le microcosme au macrocosme14. Ce merveilleux édifice conceptuel ne se parachèvera que tardivement, au moment de la Renaissance ; lorsqu’il aura atteint sa texture la plus dense, tous les phénomènes du monde naturel s’entredésigneront, dans une polyphonie de correspondances imaginaires.

Constantin l’Africain

N’oublions pas, d’autre part, que le Moyen Âge est l’époque des lieux communs, des topoi, c’est-à-dire des thèmes transmis et repris d’un auteur à l’autre15. Si nous feuilletons les textes médiévaux en y cherchant des indications sur le traitement de la mélancolie, nous serons surpris d’y trouver non seulement une même approche humorale du sujet, mais une même division de la matière, des recettes transcrites sans modification d’un auteur à l’autre, et jusqu’à des anecdotes toujours identiques. Il est fort rare d’y trouver une idée importante qui ne remonte à l’Antiquité.

Analysons, à titre d’exemple, un texte dont le mérite est d’être sans doute le premier à réimplanter la tradition antique, enrichie d’apports arabes. Je veux parler du De melancholia de Constantin l’Africain16. Ce texte, clair et plaisant, est exempt des contaminations magiques et démonologiques qui se feront plus fréquentes par la suite. Il constitue un lien fort précieux entre la science de l’Antiquité tardive et le Moyen Âge chrétien.

Après une première partie consacrée à la description, aux symptômes, aux causes et à la classification des différents types d’affection mélancolique, Constantin l’Africain énonce ses directives thérapeutiques, dans une seconde partie qui ne comporte pas moins de neuf pages et demie d’in-folio dans la grande édition de Bâle.

La mélancolie dépend beaucoup du genre de vie que l’on mène. Constantin, qui passa la fin de sa vie à Monte Cassino, sait fort bien que certains efforts de l’esprit prédisposent à cette affection : la mélancolie affecte surtout les religieux et les solitaires, « à cause de leurs recherches érudites, de la fatigue de leur mémoire, du souci que leur donnent leurs défaillances intellectuelles ». Pour remédier à la mélancolie, il ne suffit pas d’administrer des médicaments, il faut aussi réorganiser le genre de vie du patient. La pharmacia doit aller de pair avec l’aménagement et la régulation des « six choses nécessaires » (qu’on nomme aussi les « six choses non naturelles »), à savoir :

1) l’air,

2) les aliments et les boissons,

3) la rétention et l’expulsion,

4) l’exercice et le repos,

5) le sommeil et la veille,

6) les passions de l’âme.

Dans une mélancolie dangereuse et menaçante pour la raison, le traitement proprement dit devra être précédé d’une période préliminaire où l’on s’efforcera de parer au plus pressé, c’est-à-dire aux symptômes les plus aigus : ensuite, l’on veillera à l’expulsion des « matières corrompues » et l’on purifiera les lieux du corps qui les contenaient. Il faut donc s’attaquer sans délai aux « accidents redoutables » de la mélancolie, et tâcher de les supprimer. Les faux soupçons, l’imagination pervertie, dissipons-les doucement avec des paroles raisonnables et plaisantes ; enlevons les idées qui se sont « implantées » dans l’esprit du malade et, pour ce faire, recourons à de la musique variée (cum diversa musica) et à du vin clair au bouquet léger (cum vino odorifero claro, et subtilissimo). Puis, si la maladie se localise dans la tête, rasons le crâne du patient et faisons-y des applications de lait de femme ou de lait d’ânesse. N’oublions pas de purger l’encéphale par des sternutatoires : le lait de femme est également bon pour cet usage. On ne négligera jamais de soigner la tête, même si la maladie a son siège dans les hypocondres : elle remonte toujours vers la partie supérieure du corps. Dans la forme hypocondriaque, on améliorera l’alimentation et on favorisera une heureuse digestion. Comme l’humeur mélancolique est sèche et froide, il faudra prescrire des mets humides et tièdes : des poissons frais, des fruits bien mûrs, de jeunes agneaux, des poulets, toutes sortes de jeunes animaux femelles, etc. On interdira, comme le faisait déjà Galien, les viandes âgées et lourdes, le thon, la baleine ; on tiendra pour nocives toutes les légumineuses, qui augmentent les flatulences. Le vin coupé et léger est très recommandé : il réjouira l’âme par sa douce chaleur. S’il est possible, il faudra que la maison soit orientée vers le levant et reçoive le vent d’est. Les bains tièdes feront grand bien ; on pourra recourir à l’eau froide en été. Il est excellent de prendre un peu d’exercice, et particulièrement de se promener au lever du jour dans des lieux secs et parfumés : de la sorte, le corps se fortifie et chasse mieux le surcroît qu’il doit excréter : les selles, l’urine, la sueur sont éliminées plus aisément. Si l’exercice provoque quelque fatigue, un bain chaud la dissipera, puis on frictionnera le corps avec des onguents chauds et humides. Le problème de la rétention et de l’évacuation amène Constantin à considérer toutes les médications purgatives. Le coït est aussi une forme d’évacuation : Constantin le recommande, en se réclamant de l’autorité de Rufus d’Éphèse. Ne voyons-nous pas des animaux très emportés devenir doux et calmes après l’accouplement ? Il est bienfaisant de dormir longtemps. En cas d’insomnie tenace, les massages, les bains de pieds, les frictions du crâne peuvent aider le sommeil à venir. Surtout, il faut soigner la maladie au début, car l’atrabile est une substance difficile à expulser, lorsqu’on lui a laissé le temps de s’accumuler au cours d’une longue maladie : c’est un dépôt épais, un encrassement de matière dense et lourde. Les formes chroniques, dont la thérapeutique est désespérée, résultent de l’étude, de la gourmandise, d’une alimentation corrompue.

Les drogues recommandées visent à purger, digérer ou dissoudre la bile noire : les sirops, les apozèmes doivent leur action surtout à la présence d’ellébore, de scammonée, de casse, de coloquinte, de rhubarbe, agrémentés d’herbes aromatiques, de myrobalans citrins, d’amandes, de pistaches. Voici l’une des prescriptions de Constantin l’Africain : notez qu’elle est destinée à une assez grande variété d’affections, où la bile noire manifeste son pouvoir corrosif :

Si l’on excepte l’ellébore, l’on a ici une très bonne recette d’apéritif.

La Renaissance

La Renaissance est l’âge d’or de la mélancolie. Sous l’influence de Marsile Ficin et des platoniciens de Florence, la mélancolie-tempérament apparaît comme l’apanage presque exclusif du poète, de l’artiste, du grand prince, et surtout du vrai philosophe17. Mélancolique lui-même, et né, de plus, sous le signe de Saturne, Ficin a édicté, dans son De vita, tout un art de vivre destiné à l’intellectuel. Il enseigne à tirer parti de l’influence favorable de la mélancolie, et à conjurer les dangers qui ne cessent de l’accompagner. Nous reviendrons plus en détail sur la doctrine de Marsile Ficin dans le chapitre consacré au traitement de la mélancolie par la musique.

Chez certains novateurs aventureux, comme Paracelse, une thérapeutique s’esquisse, qui prétend modifier directement l’esprit18. Pour traiter les états mélancoliques, il ne recourt pas à des évacuants de l’atrabile, mais à des « médicaments qui provoquent le rire », et si le rire ainsi suscité est excessif, le médecin ramènera l’équilibre en administrant des « drogues qui provoquent la tristesse ». Qui veut obtenir ces effets doit évidemment appeler toute la puissance des quintae essentiae. Voici la liste que donne Paracelse des médicaments « qui rendent l’humeur joyeuse, qui chassent toute tristesse, qui libèrent l’entendement de la tristesse et lui permettent d’aller librement de l’avant » :

Les remèdes « spagiriques » de Paracelse prétendent avoir un pouvoir que nous nommerions aujourd’hui « psychopharmacologique ». Mais il y a loin de l’intention à l’efficacité réelle.

La plupart des autres médecins sont beaucoup plus respectueux de l’autorité des traditions. Si nous ouvrons, par exemple, une œuvre qui vit le jour près de cinq siècles après la mort de Constantin l’Africain, le Discours d’André Du Laurens (latinisé en Andreas Laurentius), nous n’y trouverons que des enrichissements de la doctrine antique, sans aucune modification fondamentale19. Du Laurens, premier médecin de Henri IV, est un homme très érudit. Ce n’est pas un grand savant, mais il sait offrir habilement ce que son époque attend du médecin. Et le succès lui sourit. Sa carrière est glorieuse. Son livre sur la mélancolie connaîtra dix éditions entre 1597 et 1626, sans compter les traductions latines, anglaises, italiennes. Il cite gravement Aristote, compare l’opinion de Galien à celle des Arabes, s’efforce de se rendre intelligible au lecteur novice. Les mesures qu’il recommande sont plus nombreuses, plus raffinées que celles de Constantin l’Africain. Pour ce médecin qui soigne des nobles et des rois, l’amélioration de l’air fait l’objet d’instructions délicates : le médecin se fait parfumeur. Il ne suffit pas d’orienter la chambre vers le levant, il faut « jeter dans la chambre force fleurs de roses, violes, nénuphars ». La fleur d’oranger, les écorces de citron, le storax viennent encore ajouter leurs senteurs. On disposera des bassins remplis d’eau chaude, pour combattre la sécheresse de l’air. Et comme l’air n’est pas seulement chargé d’odeurs, mais encore parcouru d’images et de rayons lumineux, il faut prendre garde aux couleurs parmi lesquelles le malade va se trouver. Il est bon, assure Du Laurens, de faire voir aux mélancoliques « des couleurs rouges, jaunes, vertes, blanches ». On les plonge ainsi dans un bain d’allégresse odorante et lumineuse.

L’alimentation, elle aussi, doit être minutieusement réglée. Le choix des aliments, chez Du Laurens et chez tous les médecins de la Renaissance, est dicté par une préoccupation de gaieté, de légèreté, de fraîcheur humide. Ce sont des qualités psychiques que l’on s’efforce d’infuser et d’incorporer au malade. Le poisson de rivière et d’eau claire est de la clarté comestible, qui éclaircira par conséquent les humeurs sombres. À quoi s’ajouteront les œufs frais, les viandes jeunes et légères, les potages où l’on aura fait cuire des herbes humidifiantes (bourrache, buglosse, pimprenelle, endive, chicorée, houblon, etc.). « Les orges mondez, les amandes et la boulie serviront infiniment pour envoyer des vapeurs douces au cerveau. » Les fruits, à cet égard, ont à jouer un rôle privilégié : le raisin, en particulier, apporte tout ensemble la douceur, la fraîcheur, la clarté. La bienveillance de la nature y ajoute un effet doucement évacuant, si nécessaire au mélancolique. Nulle merveille si, dans les siècles qui suivent, la cure de raisin reste l’un des traitements favoris de la dépression.

Si euphorisant que paraisse ce régime, il faut néanmoins s’attendre à forte résistance de la part du mélancolique : car la volonté de guérir lui manque. Pis encore, il est attaché à sa maladie ; une étrange perversion lui fait aimer « l’air grossier, obscur, ténébreux, puant » ; il s’y complaît, il « le suit partout ». D’ailleurs, le mélancolique ne se borne pas à rechercher cet « air ténébreux » ; de nombreux auteurs sont persuadés que des « vapeurs de mélancolie » s’exhalent de sa bouche. Sous une forme volatile, l’atrabile environne le malade. Certains vont jusqu’à redouter une contagion : si ces vapeurs sont très denses, un homme sain court quelque risque à les respirer. C’est ce que pense Vanini, qui cite le cas d’un Allemand prudent qui durant la semaine sainte faisait ses dévotions à domicile, craignant qu’à l’église il n’aspirât une trop grande quantité des vapeurs de mélancolie exhalées par la foule des fidèles contrits20. « Y a-t-il là de quoi s’étonner ? ajoute Vanini. L’expérience ne prouve-t-elle pas qu’un homme devient enragé s’il se couche sous un arbre qu’un chien enragé a mordu ? » Il ne s’agit pas là d’une croyance magique, ni d’une action mystérieuse : la substance toxique, diffusée par le malade, garde tout son pouvoir nocif ; le mal se transmet par l’haleine et par les effluves.

Pour que le mélancolique ne s’enfonce pas dans la solitude bestiale qui caractérise l’extrémité de cette maladie, Du Laurens recommande les entretiens, les contes plaisants, la musique. Il importe d’obliger ces malades à dialoguer et à conserver une existence sociale. L’entourage devra savoir habilement entremêler la complaisance et le rudoiement :

Que cette psychothérapie paraît élégante et bénigne, comparée à la méthode de Jacques Dubois d’Amiens. Ce dernier, moins livresque et sans doute plus expérimenté, connaissait le danger de suicide qui accompagne les dépressions. Là où Du Laurens conseille les compagnies plaisantes, Dubois fait plus volontiers appel à des gardiens robustes : enlevons leurs armes aux mélancoliques, empêchons-les d’approcher des fenêtres. Et s’ils font mine de s’attaquer aux autres ou à eux-mêmes, ligotons-les et frappons-les21. La manière douce et la manière forte s’opposent : souvent encore nous rencontrerons ce contraste entre les moyens violents et ceux qui mettent en œuvre un subtil agencement d’impressions sensibles, délicatement nuancées.

Quant au traitement pharmacologique, il y a quasi-unanimité parmi les médecins de la Renaissance sur les trois grands types de médicaments qu’il convient d’appliquer. Il faut combiner : les évacuatifs, qui chassent l’humeur corrompue ; les altératifs, qui délaient, adoucissent, humectent les dépôts de bile noire, mais sans exercer sur eux d’action mobilisante ; les confortatifs, dont les vertus roboratives et cordiales rendent au malade la vigueur et la joie. Chacun de ces trois groupes de médicaments inclut des recettes et des méthodes infiniment diversifiées. Les évacuatifs comportent les purgations, les remèdes émétisants, les saignées, les diverses sortes de ventouses, les sétons, les sangsues, les sternutatoires… Il y a place pour mille innovations de détail, d’ailleurs parfaitement insignifiantes, tandis que le principe même du traitement reste immuable.

Pour les insomnies des mélancoliques, Du Laurens énumère une quantité étonnante de drogues. Ce sont assez souvent des simples et des aromates fort innocents. Mais le pavot s’insinue en leur compagnie. Du Laurens a connaissance du laudanum fabriqué par les « chymistes », qui sont les disciples proches ou lointains de Paracelse. Cette substance est d’un maniement dangereux et l’on ne saurait trop recommander la prudence :

On le voit, la pharmacie du mélancolique est bien pourvue. S’il entreprend de se soigner, il devra ranger autour de lui mille pots et bouteilles ; grâce à Du Laurens, à Burton, il apprendra peut-être à confectionner lui-même des sirops, des potions, des bols, des tablettes, des confits, des pâtes, des massepains, des décoctions, des élixirs, des muscadins, des électuaires, des opiates… Profusion de drogues qui ne fait que répondre au polymorphisme des symptômes de la mélancolie. Un mal si divers appelle des remèdes composites. Francesco Gerosa, dans sa Magia (parue en 1608 à Bergame), propose un remède contre la mélancolie qui n’a pas moins de quatre-vingt-quinze ingrédients ! Les méfaits de la mélancolie sont légion : il faut leur opposer des médicaments-phalanges.

Par leurs noms mêmes, certaines de ces drogues annoncent l’effet réjouissant qu’elles visent à produire : confectio laetificans, poudre de liesse ; d’autres, comme l’électuaire de pierres précieuses, l’or potable, le bézoard, captivent notre imagination et font miroiter la puissance bénéfique qui s’attache aux matières rares. Feuilletez le grand inventaire que Burton nous en donne : vous verrez que l’arsenal thérapeutique de la mélancolie mobilise des ressources empruntées à toutes les parties de l’univers.

Une telle richesse de médicaments devrait rassurer et ragaillardir le mélancolique, lui donner le sentiment d’être entouré, protégé, prémuni. Il peut y trouver l’image d’une Nature aussi foisonnante que bienveillante. Tout se passe comme si les médecins de la Renaissance s’ingéniaient à offrir au mélancolique, jusque dans la multiplication des drogues, le spectacle d’une diversité heureuse et d’une inépuisable productivité. N’est-ce pas là un bienfait pour l’existence mélancolique, qui est monotone, et qui s’enferme dans la conviction de sa pauvreté et de sa stérilité ? Sans que les thérapeutes y aient véritablement songé, leur polypharmacie et leur polypragmasie réalisaient une sorte d’antidotisme psychique, opposant les trésors d’un vaste univers au dénuement découragé du mélancolique. Le monde n’est pas si étroit ni si vide que tu le penses !

Les vapeurs

Du Laurens n’est pas un isolé. Il met en forme un savoir livresque, que d’autres enseignent aussi bien que lui, et que les générations suivantes reprendront à leur tour. Nous aurions trouvé les mêmes directives de traitement chez Jean Fernel22, chez Timothy Bright23, chez Felix Platter24. Les grands compilateurs du XVIIe siècle n’y changeront rien. Les innombrables auteurs de thèses de doctorat consacrées à la mélancolie se garderont bien d’attenter à la doctrine de leurs maîtres. Boerhaave maintiendra la conception humorale de la mélancolie25. Comment s’étonner si, la cause supposée restant la même, le traitement recourt invariablement aux mêmes procédés ?

Écoutons Raulin, conseiller-médecin ordinaire de Louis XV, qui consacre aux vapeurs un ouvrage entier26 :

La mélancolie vient toujours de la dissipation de la sérosité du sang, et des parties plus divisées de ce liquide ; lorsqu’il est dépouillé de son véhicule, il ne peut circuler qu’avec lenteur… Lorsque les matières qui causent la mélancolie se sont fixées dans les viscères de l’abdomen, elles portent ordinairement sur l’esprit, elles le rendent triste, inquiet… La matière des engorgements qui causent ces symptômes est ordinairement épaisse, gluante, et difficile à détruire ; elle prend bientôt, ou elle a pris le caractère qu’elle doit conserver pendant toute la maladie : elle est ou acide, ou rance ; on la distingue par les impressions qu’elle fait sur l’estomac ou sur la bouche, et par la nature des rots ; on en rend en quantité, et ils ont ordinairement l’un ou l’autre goût… Comme ces causes de la mélancolie sont différentes, elles exigent aussi une cure différente ; si les rots sont acides, on donne des remèdes en état de diviser et de détruire les matières aigres ; s’ils sont nidoreux, on donne des acides… Quand on rend des rots aigres, rien ne convient mieux que le savon avec le sel d’absinthe, la racine de valeriane, de gentiane, et d’autres plantes de la même qualité ; on se sert aussi avec succès de gommes qui dissolvent sans irriter, comme l’assa fœtida, l’opopanax, le galbanum, le sagapenum, l’oliban27.

Que de fines précisions les rots nous apportent ! La théorie classique de la mélancolie s’enrichit d’un « test », mais elle ne subit guère de modifications. Toutefois l’originalité thérapeutique de Raulin consiste à donner la préférence aux remèdes « altérants » et « délayants », dont l’action est plus douce et plus sûre que celle des vomitifs et des purgatifs. Ces derniers peuvent même être néfastes ; ils « dissipent encore davantage et engagent de plus en plus dans les petits vaisseaux des hypocondres les matières gluantes et tenaces qui font la maladie : d’ailleurs, en faisant violence à ces petits vaisseaux qui sont extrêmement tendres, on risque de les rompre, et de causer des congestions incurables ». Si vous purgez vos malades, gare à l’infarctus et à l’ecchymose mélancoliques ! La clientèle surtout féminine de Raulin devait lui savoir gré de cette prudence. Pour le reste, les anciennes thérapeutiques humidifiantes gardent toute leur opportunité, car le but visé est de ramollir sans purger, de rendre à une humeur visqueuse et concentrée la sérosité qui lui manque, de libérer doucement les vaisseaux obstrués, en fluidifiant la vase lourde de la mélancolie. Le clystère, administré avec douceur, peut faire merveille.

Survivances

La longue survie de la théorie de l’atrabile ne doit pas nous surprendre. Elle n’est pas due seulement à l’inertie scolaire, à la docilité obtuse, à l’absence d’esprit critique. L’atrabile est la condensation imagée de l’expérience directe que nous pouvons faire de la mélancolie et de l’homme mélancolique. Jusqu’à ce que la science fût armée de méthodes anatomiques et chimiques assez précises pour démontrer que l’atrabile était une vue de l’esprit, cette humeur noire restait la représentation la plus satisfaisante et la plus synthétique d’une existence dominée par le souci du corps, alourdie de tristesse, pauvre en initiatives et en mouvement. Nous ne pouvons refuser d’admettre, aujourd’hui, la pertinence symbolique et expressive de l’image de la bile noire. Nous n’avons pas encore complètement abandonné cette manière de voir, et peut-être correspond-elle à une intuition fondamentale, dont une analyse phénoménologique un peu poussée nous démontrerait la validité. Sans recourir expressément à l’image d’une humeur épaisse, lourde et noire, circulant avec lenteur et dégageant des vapeurs sombres, nous disons d’un mélancolique que sa mimique est terne, que sa motricité est comme engluée, qu’il est en proie à des idées noires. Nous sommes conscients de faire ainsi appel à des métaphores : il nous est pourtant difficile de trouver des termes descriptifs qui ne soient pas analogues à ceux que la théorie humorale utilisait, dans leur sens littéral, pour caractériser les propriétés physiques de la bile noire. L’atrabile est une métaphore qui s’ignore, et qui prétend s’imposer comme un fait d’expérience. Car l’imagination veut croire à une matière mélancolique, jusqu’à preuve du contraire. Et ce n’est qu’après avoir dû renoncer au sens substantiel qu’elle admet l’existence d’un sens figuré.

Il suffit de songer à la valeur allégorique que peuvent revêtir les thérapeutiques classiques de la mélancolie, pour comprendre qu’elles soient restées si longtemps en faveur. Elles offrent à l’imagination une satisfaction fort importante. L’emploi des purgatifs réalise concrètement une rêverie de libération ; les « confortatifs » restaurent le corps ; les délayants rétablissent l’homogénéité des sucs internes ; les onctions et les massages assouplissent les membres : aucune de ces opérations qui n’ait son équivalent psychique, et qui peut-être ne l’induise. Nos psychothérapies modernes prétendent réaliser au niveau du moi des effets analogues à ceux que les thérapeutes du passé tentaient d’obtenir au niveau du corps. En croyant agir sur la cause matérielle de la maladie, ils pratiquaient sans le savoir un traitement psychologique, où l’affectivité du malade était constamment sollicitée, bien qu’il ne fût question que de son corps. De fait, la mise en œuvre des évacuatifs, des délayants et des roboratifs obligeait le patient à « somatiser » sa représentation de la maladie, et à mimer avec son corps le processus de la « catharsis » et de la reconstruction psychique. La méthode devait sans doute compter quelques succès pour se transmettre si régulièrement d’une génération à l’autre.

Tout cela explique pourquoi la théorie de l’atrabile n’a cédé que très lentement le terrain qu’elle occupait ; pourquoi aussi les thérapeutiques qu’elle était seule à justifier ont tenté de lui survivre, en appelant à la rescousse des théories différentes, ou en se faisant passer pour purement empiriques.

C’est déjà être hardi que de mettre en doute, comme le fait l’auteur de l’article « Mélancolie » dans l’Encyclopédie, le mécanisme qui rattache le délire mélancolique aux embarras gastriques et spléniques de ces malades. Les raisonnements des anciens lui paraissent insatisfaisants. Mais, bien que ces phénomènes soient malaisément explicables, ils gardent à ses yeux leur qualité de faits d’expérience. Il est convaincu que les matières rendues par ces malades sont souvent « épaisses comme de la poix », et que ces « évacuations ont souvent été salutaires ». Sans la moindre hésitation, il donne pour certaine l’histoire « d’un homme qui fut guéri de la mélancolie par une sueur bleuâtre qui sortit en abondance de l’hypocondre droit », et il accepte sans plus de critique le cas d’un mélancolique « qui fut beaucoup soulagé d’une excrétion abondante d’urine noire ». Puisque tels sont les faits, la purgation est toujours le meilleur des traitements. Si les effets de l’ellébore paraissent inégaux et dangereux, l’on se rattrape en adoptant des purgatifs chimiques : « les apéritifs salins, le nitre, le sel de Glauber, le sel de Seignette, le tartre vitriolé », à quoi s’ajoutera, vers la fin du XVIIIe siècle, le calomel.

Sydenham

Lorsque Sydenham attribue l’hystérie et l’hypocondrie au désordre et à la corruption des esprits (entendez : esprits animaux), il met surtout l’accent sur la faiblesse du sang, devenu incapable de refréner et de discipliner les émanations provenant des « sucs dégénérés28 ». L’intérêt du thérapeute se porte donc sur le sang : il faut surtout fortifier les esprits en fortifiant le sang dont ils prennent naissance. L’évacuation ne jouera qu’un rôle mineur dans le traitement de l’hypocondrie : il convient même de renoncer complètement à la saignée ou aux purgations si les malades sont trop débilités. L’essentiel est de rendre au malade les énergies qui lui manquent : par conséquent, sans s’écarter trop de la tradition, Sydenham attache le plus grand prix à la médication roborative, et surtout aux martiaux. Plutôt donc que de prêter notre attention à l’atrabile, songeons à renforcer les antagonistes de l’humeur noire, volons au secours de la part demeurée saine. Si le sang, dans cette affection, est affaibli et languissant, il faut le rendre plus généreux, et le fer peut y contribuer admirablement, surtout si on le prend tel qu’il sort des mains de la nature, par exemple en buvant l’eau des sources ferrugineuses. Au fer s’ajoute le quinquina, drogue merveilleuse pour fortifier le sang et les esprits. La diète lactée peut servir au même propos :

Comme le lait est un aliment très simple, il se digère parfaitement, et avec moins de difficulté que beaucoup d’autres nourritures ; ce qui produit nécessairement du bon sang, et des esprits de même nature29.

Le lait n’est-il pas la substance idéale qui procurera au mélancolique l’adoucissement et le rajeunissement qui lui sont si nécessaires ? Le lait donne un sang d’enfant : « Quoique le lait fournisse une nourriture crue et légère, il ne laisse pas de produire un sang doux et balsamique. » Et le commentateur prolonge la rêverie dans une direction qu’il est tout naturel de suivre (Constantin l’Africain s’était déjà laissé séduire par le même phantasme) :

Ah certes ! Comment obtenir assez de lait de femme pour un adulte qui en ferait sa nourriture exclusive ? Car on ne peut profiter de cette thérapeutique que si l’on écarte tout autre aliment : le mélancolique est invité à une régression complète, et pour se restaurer véritablement, il doit redevenir un enfant nourri au sein. Un autre moyen, plus propre à l’adulte, saura aussi « animer le sang et les esprits » : c’est de monter à cheval presque tous les jours31 :

Cet exercice, par les secousses redoublées qu’il cause aux poumons, et surtout aux viscères du bas-ventre, débarrasse le sang des humeurs excrémentielles qui y séjournent, donne du ressort aux fibres, rétablit les fonctions des organes, ranime la chaleur naturelle, évacue par la transpiration ou autrement les sucs dégénérés, ou bien les rétablit dans leur premier état, dissipe les obstructions, ouvre tous les couloirs, et enfin, par le mouvement continuel qu’il cause au sang, le renouvelle, pour ainsi dire, et lui donne une vigueur tout extraordinaire32.

À titre d’exemple, Sydenham relate le cas d’un prélat d’Angleterre qui, « ayant épuisé ses forces par une application excessive à l’étude, tomba dans l’affection hypocondriaque, dont la longueur corrompit tous les levains du corps et ruina toutes les digestions ». Alors que toutes les autres thérapeutiques se révèlent vaines et dangereuses, alors même que le patient est presque moribond, des randonnées à cheval font merveille.

Frédéric Hoffmann

La théorie de l’atrabile paraît absente des écrits de Frédéric Hoffmann, médecin « systématique », adversaire de la chimiatrie, et peu enclin à accepter les assertions du vieil humorisme. Mais il ne fait que transférer au sang les qualités de lenteur, d’épaisseur, de paresse que les anciens attribuaient à l’atrabile. Pour Hoffmann, la mélancolie est une affection locale du cerveau, due à un status strictus, à un spasme de la dure-mère :

Rien de plus différent des noires vapeurs alléguées par la théorie galénique : une mécanique simple et rigoureuse explique la mélancolie et sa lenteur par l’embarras de la circulation du sang dans le crâne. Il n’en reste pas moins que l’on incrimine à nouveau la viscosité et l’épaississement d’un « suc » organique qu’il faut humecter ou que la classique saignée évacuera au besoin. Ainsi, bien qu’elle s’adresse au sang et non plus à l’atrabile, la thérapeutique reste sensiblement la même. De fait, la théorie nouvelle de Hoffmann, par son recours à l’explication somatique, est fort analogue à l’ancienne : elle continue à interpréter la maladie en invoquant des altérations matérielles imaginaires, où nous reconnaissons aujourd’hui l’équivalent métaphorique de l’état d’âme mélancolique.

Anne-Charles Lorry

Le XVIIIe siècle porte un grand intérêt aux phénomènes convulsifs. Mais comment les classer ? Il est assez commode de suivre l’exemple de Sydenham, qui considère l’hystérie de la femme et l’hypocondrie de l’homme comme une maladie unique. On ne peut cependant en rester aux « esprits animaux » de la physiologie cartésienne. Maintenant que les anatomistes connaissent mieux les structures nerveuses, on va attribuer aux nerfs une bonne part des symptômes. C’est ainsi que le Français Anne-Charles Lorry, dans un ouvrage paru en 1765, sépare par principe une mélancolie humorale, due à l’atrabile, qu’on reconnaît à la prédominance des troubles digestifs, et une mélancolie nerveuse, « sans matière », qui ne dépend pas des humeurs mais des solides, et où prédominent les phénomènes convulsifs34. Comment se produit la mélancolie nerveuse ? C’est une maladie dont le mécanisme se situe au niveau des fibres qui constituent notre organisme : un spasme excessif les contracte, mais au spasme succèdent nécessairement l’atonie, la faiblesse, la laxité, la langueur. Ainsi s’expliquent les alternances de paroxysmes et de défaillances. Et quelle thérapeutique en découle ? D’abord, fortifier l’organisme, donner aux fibres un bon tonus, qui ne se laisse pas aisément entraîner par le spasme et qui ne se relâche pas trop mollement. Dans l’éréthisme, il faut donner des médications qui apaisent et qui détendent, comme l’alcali volatil. Parfois, par un singulier paradoxe, c’est par un spasme plus violent qu’on obtiendra le relâchement : spasmus spasmo solvitur. L’atonie doit être combattue au contraire par des roboratifs et des analeptiques. Lorry, dont l’érudition classique est impeccable, passe toute la tradition en revue : prescrivez des exercices, des jeux, des bains ; mais n’allez surtout pas saigner ou purger, puisqu’il n’y a rien qui doive être évacué. Administrez des aliments fortifiants et légers, du lait, des fruits, et surtout du raisin. (On le voit, Lorry ordonne pour fortifier les nerfs ce que Sydenham prescrivait pour fortifier le sang !) Au moment de la plus grande tension des fibres nerveuses, n’allez pas prescrire du quinquina : bien qu’il passe pour un « tonique antispasmodique », il augmentera encore cette tension. Mais ordonnez-le hardiment lorsque l’atonie prévaut. Activez, animez l’esprit par des conversations, des travaux, des voyages. Pourquoi les médecins sont-ils rarement atteints par la mélancolie nerveuse ? C’est, répond Lorry, parce qu’ils s’occupent des malheurs des autres.

L’idéal de la santé retrouvée se formule comme une « homotonie » : une harmonisation du tonus fibrillaire de l’organisme entier ; le bonheur, l’euphorie sont une tension moyenne, capable de s’adapter souplement aux exigences de la vie. Nul besoin d’expulser une matière parasitaire. Le traitement que la mélancolie nerveuse appelle, c’est la douce stimulation, l’animation et la modération simultanées des énergies intérieures, le réglage savant qui ramène à l’harmonie les cordes de l’instrument délicat et fragile qu’est notre organisme.

On comprend que Lorry se méfie de l’opium : ce médicament lui apparaît comme un dépressif dont l’effet risque encore d’accentuer le ralentissement et l’atonie dus à la maladie. On ne se réveille pas d’un sommeil opiacé sans atonie, ou sans spasme compensateur. Et si l’on redonne de l’opium pour combattre ces effets, on aura chassé le mal par un plus grand mal. Que de prudence Lorry ne préconise-t-il pas déjà dans l’emploi des « antispasmodiques roborants » comme la racine de la valériane sylvestre ! (Sydenham, qui ne ménage guère son enthousiasme pour les vertus de la « larme du pavot », réserve son laudanum aux coliques et aux vomissements hystériques ; il hésite fort à le préconiser comme un sédatif de l’angoisse : ne risque-t-on pas de tranquilliser trop puissamment le malade ?)

Le livre de Lorry marque la limite exacte entre deux moments de la pensée psychiatrique. Il se situe à l’instant apparemment indécis où la conception nouvelle surgit aux côtés de la théorie ancienne en prétendant la compléter, et non la supplanter. Pendant un temps assez bref, l’idée neuve et l’idée révolue semblent ne pas devoir être incompatibles : on s’emploie à les accorder élégamment. Une précaire ligne de partage divise leurs domaines respectifs. La mélancolie nerveuse et la mélancolie humorale forment un couple symétrique. Mais leur équilibre est instable : la mélancolie humorale a déjà cédé la moitié de son territoire, et va bientôt abandonner le reste.

2.

. Nous décrivons ici l’acedia selon les définitions données dans le De institutis coenobiorum (livre IX, De spiritu tristitiae, et livre X, De spiritu acediae) de Jean Cassien, De institutis coenobiorum, Migne, PL, vol. IL et L.

5.

. Sur les images médiévales de la mélancolie, voir l’important ouvrage d’Erwin Panofsky et de Fritz Saxl, Dürers ‘Melencolia I’, Leipzig, 1923.

8.

Ibid.

12.

. Renzi, Salvatore de, Collectio Salernitana, 5 vol., Naples, 1852-1859, vol. II, p. 698.

13.

. Bober, Harry, « The zodiacal miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry. Its sources and meaning », J. Warburg Courtauld Inst., 11, 1, 1948.

16.

. Constantinus Africanus, Opera, 2 vol., Bâle, 1536-1539, p. 283-298.

18.

. Paracelsus, Theophrastus, Von den Krankheiten, die der Vernunft berauben, dans : Sämtliche Werke, éd. par K. Sudhoff, 1re partie, vol. II, p. 452, Munich et Berlin, 1930.

26.

. Le livre du Dr Pomme, Traité des affections vaporeuses des deux sexes, Lyon, 1763, a connu de nombreuses rééditions jusqu’au début du XIXe siècle.

29.

Ibid., p. 424.

30.

Ibid., p. 425.

32.

Ibid.

33.

. Hoffmann, Frédéric, La Médecine raisonnée, traduction française par J.-J.Bruhier, 9 vol., Paris, 1739-1743, vol. VII, p. 116.