L’histoire des sentiments et des « mentalités » soulève une question de méthode, qui tient au rapport des sentiments et du langage.
Les sentiments dont nous voulons retracer l’histoire ne nous sont accessibles qu’à partir du moment où ils se sont manifestés, verbalement ou par tout autre moyen expressif. Pour le critique, pour l’historien, un sentiment ne peut faire l’objet d’une étude qu’après son apparition dans une écriture. Rien n’est saisissable d’un sentiment en deçà du point où il est nommé, où il se désigne et s’exprime. Ce n’est donc pas l’expérience affective elle-même qui s’offre à nous : seule la part de l’expérience affective qui a passé dans un énoncé peut solliciter l’historien.
Qu’un sentiment s’inscrive dans un nom (et que ce nom ait pris en son temps un caractère de nouveauté), cela ne va pas sans entraîner des conséquences dignes d’attention. D’une part, le passage à la verbalisation (à la conscience linguistique de soi) est l’amorce d’une réflexion et parfois d’une critique. D’autre part, sitôt le nom d’un sentiment mis en lumière – comme sait le faire la mode –, le mot par son efficacité propre contribue à fixer, à propager, à généraliser l’expérience affective dont il est l’indice. Le sentiment n’est pas le mot, mais il ne peut se disséminer qu’à travers les mots. À la limite, et lorsque certains mots sont au comble de leur faveur, ils en viennent à couvrir ce qui ne leur correspond guère. La Rochefoucauld disait, fortement et simplement : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient entendu parler de l’amour.1 » Flaubert a narrativisé la sentence. André Gide, durant la guerre de 1914, avait observé que le langage des journalistes (qui n’avaient pas été au front) fournissait les clichés au moyen desquels les soldats revenus du front décrivaient leurs émotions. De nos jours, le vocabulaire de la psychanalyse offre à nos sentiments le modèle possible de leur signification, il leur propose une forme. Celle-ci, bien que simplement « appliquée » à l’expérience intérieure, ne tarde pas à en devenir indissociable ; la verbalisation de l’expérience affective entre en composition dans la structure même du vécu. Nous savons discerner la régression à nos alentours, sur tous les « réseaux ». L’histoire des sentiments ne peut donc être autre chose que l’histoire des mots dans lesquels l’émotion s’est énoncée. La tâche de l’historien, en ce domaine, s’apparente à celle du philologue ; il faut savoir reconnaître les divers « états de langue », le style propre à travers lequel l’expérience singulière ou collective a choisi de s’exprimer : c’est une sémantique historique qu’il faut maintenir en alerte.
Dans l’esquisse que je me propose de tracer d’une histoire de la nostalgie, je m’efforcerai donc de laisser parler des langages révolus, et je me garderai de poser sur les documents du passé la grille explicative de la science psychologique actuelle. Du moins n’y recourrai-je qu’accessoirement et en dernier ressort. Je voudrais laisser entendre la voix désuète (mais originale) d’une psychologie qui n’est plus la nôtre : on constatera qu’elle recourait à un langage assez cohérent, non moins acceptable (dans le contexte de l’époque) que ne l’est pour nous le système explicatif de la psychologie moderne. Cela donne à pressentir que, dans le relatif inachèvement de cette science, son langage, lui aussi, est menacé de désuétude. Raison de plus pour ne pas lui demander de trancher en dernier recours. Sa décision serait rapidement sujette à révision.
Certes, rien n’interdit d’appliquer à l’exploration du passé, à l’analyse des sentiments éprouvés par les hommes d’une autre époque, les instruments de connaissance dont nous disposons aujourd’hui. Nous avons le droit de parler du sadisme de Néron, comme nous avons le droit de mesurer le carbone radioactif des pierres taillées préhistoriques. Il ne faut seulement pas oublier que le mot « sadisme », au même titre que le compteur Geiger, fait partie de notre équipement moderne. C’est un vocable dont dispose l’exégète : ce n’est pas une réalité qui préexisterait à sa mise en œuvre. Ici, à nouveau, il faut tenir compte de la fonction instrumentale du mot.
Histoire des sentiments : un relevé des distances
Quel que soit notre désir d’atteindre à la réalité du passé, nous ne pouvons faire autrement que de recourir au langage de notre époque pour constituer ce qui sera le savoir de notre époque, et si possible de celle qui suivra. Mais autre chose est d’interpréter les sentiments des hommes du XVIIIe siècle à notre manière, autre chose de prêter attention au langage dans lequel ils les ont eux-mêmes interprétés. La distance historique, qui donne au passé sa valeur de passé, doit être respectée dans la mesure du possible. À vouloir projeter sans précaution les notions qui nous sont aujourd’hui familières, nous amalgamerions des langages qui ne doivent pas être confondus, nous ferions du passé un faux présent, nous nous rendrions incapables de respecter le décalage obligatoire entre notre système interprétatif et ce qui lui est soumis. Nous perdrions de vue le caractère opératoire et conjectural de l’interprétation, pour fondre en un seul texte l’interprétation et son prétexte. Il est inévitable que nous parlions le langage de notre époque. Il est souhaitable, en revanche, que nous évitions d’attribuer à des figures du passé la teneur affective de notre expérience présente, et que nous réussissions à ne pas confondre les voix qui nous interpellent d’ailleurs et le ton de voix de notre interprétation.
Ce n’est en rien présumer de l’insaisissable, de l’inobjectivable « objet » de notre recherche. Nous ne pourrons jamais rejoindre telle quelle l’expérience subjective d’une conscience du XVIIIe siècle. Nous pouvons seulement nous abstenir de lui prêter naïvement nos problèmes et nos « complexes » ; nous pouvons lui faire la faveur et la politesse de la traiter en étrangère, comme l’habitante d’un pays lointain dont les usages et la langue sont différents et doivent être patiemment appris.
Pour les sociologues (depuis Montesquieu et Rousseau), ce sont là des vérités premières : il ne semble pas qu’il en aille de même pour la plupart des psychologues, trop enclins à retrouver en tout temps et en tous lieux les comportements qu’ils ont appris à reconnaître et dont ils ont construit la théorie. L’histoire des théories de la nostalgie ne manquera donc pas d’utilité, si elle est propre à jeter quelque trouble et si elle oblige à remarquer des distances jusqu’ici mal discernées.
Nous assistons d’abord à la création d’une maladie ; l’histoire nous apprend que le mot « nostalgie » a été forgé de toutes pièces pour faire entrer un sentiment assez particulier (Heimweh, regret, desiderium patriae) dans le vocabulaire de la nomenclature médicale2. Que des exilés languissent et dépérissent loin de leur patrie, ce n’était pas une constatation neuve quand Johannes Hofer de Mulhouse soutenait à Bâle sa thèse sur la nostalgie3. La nouveauté résidait dans l’attention du médecin, dans la décision de considérer ce phénomène affectif comme une entité morbide et de le soumettre aux interprétations du raisonnement médical. Au moment où commençait, en médecine, l’entreprise de l’inventaire et de la classification, au moment où, sur le modèle de la botanique systématique, l’on s’efforçait de dresser le tableau des genera morborum, il fallait se mettre à l’affût de toutes les variétés dont le répertoire pouvait s’enrichir. La tradition connaissait fort bien la mélancolie amoureuse ; elle décrivait dans le détail les symptômes et les lésions somatiques provoqués par la privation de l’objet aimé. Mais cette même tradition n’avait jamais envisagé les troubles résultant de l’éloignement du milieu accoutumé. Si grande était l’autorité de la tradition que l’on s’avisa fort tard d’interpréter médicalement le desiderium patriae, pour proche qu’il fût du desiderium amoureux. Ne s’agissait-il pas, dans les deux cas, de l’effet mortel du chagrin ?
Avant d’être reconnues comme des états anormaux, certaines maladies ne sont qu’une turbulence du cours habituel de la vie, dont personne ne s’avise de les séparer. Tant que le patient ne songe pas à requérir l’aide du médecin, et tant que le langage médical ne comporte aucun vocable qui puisse désigner ces troubles, leur existence est nulle. C’est à peine un paradoxe de dire que ces maladies n’existent, en tant que maladies, que par l’attention qu’on leur porte. Les reconnaître devient alors un devoir.
L’attention que Johannes Hofer portait au Heimweh fut décisive. Il s’avisa d’abord de lui trouver un nom grec, car il n’était pas convenable en 1688 qu’une maladie, primitivement désignée par un nom vulgaire, n’ait pas son vêtement de cérémonie emprunté aux langues classiques. Hofer eut la main heureuse : à l’aide de retour (nόstos) et de douleur (álgos), il créa nostalgia, mot dont la fortune fut telle que nous en avons complètement oublié l’origine. Il nous est si familier que nous l’imaginons mal de formation récente et surtout de formation savante. Ce néologisme pédant a été si bien accepté qu’il a fini par perdre son sens primitivement médical et par se fondre dans la langue commune. Il est entré tard dans le Dictionnaire de l’Académie : 1835. Son succès l’a dépouillé de toute signification technique ; il est devenu un terme littéraire (donc vague). C’est là souvent le sort des vocables qui désignent des maladies mentales en vogue : pareille aventure est advenue au mot « mélancolie » (dont les psychiatres du XIXe siècle ne voulaient plus, tant il était galvaudé) et n’est pas loin d’advenir au mot « schizophrénie », autre néologisme formé en Suisse.
Grâce à la thèse de Johannes Hofer, le Heimweh faisait son entrée dans la nosologie sérieuse. Ce mal provincial allait devenir une entité universalisable ; des étudiants allaient disserter à son sujet, soutenir de nouvelles thèses sur ses causes et ses effets. Le nostalgique fut alors en droit d’attendre l’opinion éclairée de la Faculté, et non plus les conseils hasardeux des camarades et des empiriques. Bien plus, cette maladie jusqu’alors limitée aux âmes simples (soldats mercenaires, filles de la campagne transplantées à la ville) va profiter de l’approbation de la Faculté pour se répandre et frapper les individus cultivés eux-mêmes ; la connaissant, cherchant à la prévenir, ils la redoutent, s’en prévalent parfois, et la transmettent aux autres par leurs craintes mêmes. Nous savons qu’il est des maladies – j’entends surtout des maladies nerveuses et « morales », névroses ou même psychoses – qui se transmettent parce qu’on en parle. La parole les induit et fait fonction d’agent contaminant. À la fin du XVIIIe siècle, on se met à craindre les longs dépaysements parce qu’on a appris que la nostalgie menace, et l’on en vient à mourir de nostalgie parce que les livres déclarent que la nostalgie est fréquemment une maladie mortelle4. Pour le médecin qui voit dépérir à Paris un petit Savoyard, le diagnostic qui s’impose est celui-là. Singulier XVIIIe siècle, où les Anglais, pour guérir leur spleen, fuyaient l’air natal et partaient faire leur grand tour à la recherche de l’air serein du Sud, tandis que d’autres croyaient s’exposer au risque de la mort par le simple éloignement hors des paysages familiers ! Sans doute, à côté des théories contradictoires, faut-il faire la part des conditions dans lesquelles un homme s’éloignait de son lieu natal. Autre chose est de partir muni d’argent, ayant librement choisi l’itinéraire et la durée de l’absence, autre chose est de s’éloigner sous la contrainte pour mener une vie dépendante et monotone. C’était, dès le XVIIe siècle, le sort des soldats suisses au service étranger5 ; c’était également le sort des marins anglais emmenés de force sur les vaisseaux de la Navy6 : la calenture, variante maritime de la nostalgie, résultait de l’effet conjugué du soleil tropical et du mal du pays7.
L’interprétation de Johannes Hofer, en 1688, recourt à la notion classique de l’imaginatio laesa. Sa description de la nostalgie se rattache à la psychosomatique de la tradition gréco-latine. Si certains des termes qu’il utilise font penser à l’influence assez proche de Thomas Willis, les autres renvoient aux anciens maîtres : Arétée de Cappadoce, Galien :
La nostalgie naît d’un dérèglement de l’imagination, d’où il résulte que le suc nerveux prend toujours une seule et même direction dans le cerveau et, de ce fait, n’éveille qu’une seule et même idée, le désir du retour dans la patrie […] Les nostalgiques ne sont touchés que par peu d’objets extérieurs, et rien ne surpasse l’impression que fait sur eux le désir du retour : tandis que dans l’état normal l’âme peut s’intéresser également à tous les objets, son attention dans la nostalgie est diminuée, elle ne ressent d’attrait que pour très peu d’objets et se limite presque à une seule idée. J’admettrai volontiers qu’il y a là une part de mélancolie, car les esprits vitaux, fatigués par l’idée unique qui les occupe, s’épuisent et provoquent des représentations erronées8.
Suivent un certain nombre d’exemples fort suggestifs.
Pourquoi, se demande Johannes Hofer, les jeunes Suisses sont-ils si fréquemment enclins à la nostalgie lorsqu’ils se rendent à l’étranger ? Sans doute parce que beaucoup d’entre eux n’ont jamais quitté la maison familiale ; parce qu’ils n’ont jamais pénétré dans un milieu différent. Il leur est alors difficile d’oublier les soins dont les entourait leur mère. Ils regrettent les soupes qu’ils avaient l’habitude de manger pour leur petit déjeuner, le bon lait de leur vallée, et peut-être aussi la liberté dont ils jouissaient dans leur patrie… Le psychologue contemporain saura gré à Johannes Hofer d’avoir d’emblée souligné le rôle de la « carence socio-affective » : regret de l’enfance, des « satisfactions orales » et des cajoleries maternelles.
Mais cette explication n’allait pas sans susciter des objections parmi les contemporains ou les successeurs immédiats de Hofer, surtout chez ceux qui sentaient vibrer en eux la fibre patriotique. Attribuer la nostalgie à une cause morale de cette sorte, n’est-ce pas du même coup imputer aux jeunes Suisses une excessive pusillanimité ? N’est-ce pas attenter au bon renom d’une race vigoureuse, libre, forte, courageuse ? Pour défendre l’honneur national, le Zurichois Jean-Jacques Scheuchzer, en 1705, propose une interprétation toute mécanique de la nostalgie9. La mode, après Borelli et après Hoffmann, est à la iatromécanique et à la médecine « systématique » : l’on explique les maladies, de façon plus spéculative qu’expérimentale, par les lois qui régissent les corps inanimés du monde physique. Hofer avait cherché les causes morales d’un mal physique ; la science de l’époque autorisait à chercher les causes physiques d’une passion morale. Tout le siècle poursuivra la discussion, pour finir par accepter simultanément les deux hypothèses : influence du moral sur le physique et influence du corps sur l’âme. Les livres de J.-P. Marat10 et de Cabanis11, parmi beaucoup d’autres, nous instruisent par leur titre même.
Pour Scheuchzer, le recours à l’explication physique permet de disculper le moral des Suisses. Le jeu nécessaire des causes physiques ne donne pas prise au reproche. N’hésitons pas, la nostalgie est une question de pression atmosphérique. Les Suisses habitent les plus hauts sommets de l’Europe. Ils respirent, ils incorporent un air léger, subtil, raréfié. Descendus dans la plaine, leurs corps subissent une pression accrue, dont l’effet est d’autant plus grand que l’air interne (« que nous avons apporté avec nous ») offre moins de résistance. En revanche, un Hollandais, né et élevé dans les plaines, porte en lui un air lourd qui résiste bien à la pression ambiante des pesantes brumes. Au niveau de la mer, les pauvres Suisses seront comprimés par l’atmosphère extérieure : le sang circulera difficilement et lentement dans les petites artères cutanées ; les jeunes souffriront bien davantage en raison de la souplesse de leurs fibres, qui se laisseront plus aisément déprimer ; ainsi, parce qu’il reçoit moins de sang, le cœur sera oppressé et attristé ; l’on perdra le sommeil et l’appétit ; bientôt surviendra la fièvre, chaude ou lente, souvent mortelle. Quels remèdes ? Si l’on ne peut rapatrier le malade, ou licencier le soldat, ou simplement lui inspirer l’espoir du retour, le traitement le plus logique consistera à le loger sur une colline ou sur une tour, où il respirera un air plus léger ; on pourra également lui administrer des médicaments contenant de « l’air comprimé » : salpêtre, nitre fixe, esprit de nitre. La bière et le vin nouveau, riches en substances légères, seront salutaires… L’explication de Scheuchzer donne du même coup la raison des effets favorables du climat suisse. La Suisse n’est-elle pas l’asylum languentium ? N’y voit-on pas accourir de toutes les régions d’Europe des hommes chargés d’air lourd, qui viennent se rétablir dans nos montagnes ? On sent pointer le style du prospectus hôtelier dans l’éloge que fait Scheuchzer des bienfaits de l’air léger : les canaux du corps se dilatent, la circulation se fait mieux, tous les sucs sont doucement mis en mouvement…
Ne sourions pas : ayant résolu de proposer une explication physique, Scheuchzer ne pouvait parler un autre langage que celui de la barométrie et de l’hydrostatique de son époque. La biophysique ne fait que transporter à l’intérieur du vivant les « modèles » et les notions acquises dans l’expérience de la matière. De bons esprits, comme l’abbé Du Bos12 et Albrecht von Haller13, ne verront pas d’objection à opposer aux explications de Scheuchzer. Puis le vent tournera, l’on se désabusera du iatromécanisme : le vitalisme de Montpellier, les théories de l’école d’Edimbourg14 sur l’activité nerveuse donneront un regain de faveur aux explications qui incriminent le chagrin, l’idée fixe. Dans le tout solidaire que le réseau des nerfs relie au cerveau, il n’y aura pas d’idée fixe, pas de chagrin persistant qui ne suscite à la longue une lésion organique.
Mélodies et passions
La nostalgie est un bouleversement intime lié à un phénomène de mémoire. Il n’était pas surprenant que l’on appliquât à la nostalgie la théorie associationniste de la mémoire, d’autant plus que certains faits, relatifs aux circonstances déterminantes de l’accès nostalgique, apparaissaient comme des exemples particulièrement éloquents de la loi d’association des idées.
En 1710, Théodore Zwinger15 de Bâle, dans une dissertation latine, mentionne la curieuse apparition d’un état de tristesse intense, chez les militaires suisses servant en France et en Belgique, lorsqu’ils entendent « une certaine cantilène rustique, aux sons de laquelle les paysans suisses font paître leurs troupeaux dans les Alpes ». Ce Kühe-Reyhen, ce ranz des vaches a le pouvoir d’aviver brusquement et douloureusement le souvenir de la patrie. Il sera surtout funeste chez ceux dont le sang s’est déjà altéré par le changement d’air, ou chez les sujets naturellement enclins à l’anxiété. C’est pourquoi, affirme Zwinger, devant les effets désastreux de ces mélodies, les officiers se sont vus contraints de les interdire et de punir très sévèrement ceux qui persisteraient à les jouer, à les chanter ou simplement à les siffler. Passe encore pour les fièvres chaudes : le plus grave, ce sont les désertions. Pour les capitaines, qui équipaient eux-mêmes leurs hommes, parfois à grands frais, une désertion signifiait la perte d’une partie du capital investi. Il fallait prendre toutes les mesures contre cette idée fixe qui incitait le soldat à rentrer au pays ou à mourir. Car la légende était solidement accréditée : si le nostalgique n’obtient pas la permission salvatrice ou ne parvient pas à s’évader, il se suicidera, il cherchera la mort à la première occasion. Ramazzini, dès 1700, dans le chapitre de médecine militaire de son traité16, mentionnait un beau et terrible dicton qui avait cours dans les armées : Qui patriam quaerit, mortem invenit (« qui cherche la patrie trouve la mort »). Tout cela par l’effet d’une mélodie populaire, d’une « petite phrase » qui a le singulier pouvoir de provoquer un accès d’hypermnésie : l’illusion de la quasi-présence du passé, doublée du sentiment douloureux de la séparation.
Il y avait là de quoi confirmer et illustrer de façon très éloquente les affirmations de Malebranche : « Les traces du cerveau se lient si bien les unes aux autres qu’elles ne peuvent plus se réveiller sans toutes celles qui ont été imprimées dans le même temps17. »
L’on pouvait aussi recourir à Locke18 et à Hutcheson19 : ils avaient montré comment les associations d’idées déterminaient les phobies, les préjugés, liant si fort une circonstance accidentelle et une idée que toute répétition de la circonstance réveillait nécessairement l’idée. C’était l’aspect néfaste de l’association, empêchant la raison de se déterminer sainement.
Hartley propose une théorie des idées complexes ; il suffit qu’un élément du complexe soit évoqué pour tirer de l’oubli ceux qui lui sont associés :
Quand plusieurs idées sont associées ensemble, l’idée visible, étant plus claire et plus distincte que les autres, fait, pour toutes, l’office d’un symbole, les suggère et les lie ensemble ; il y a quelque chose de semblable à cela dans la première lettre d’un mot ou dans les premiers mots d’une sentence qui servent souvent à présenter tout le reste à l’esprit20 […]. Quand les paroles ont acquis quelque pouvoir considérable d’exciter des vibrations agréables et plaisantes dans le système nerveux, en les associant souvent comme on fait avec les choses, elles peuvent transférer une partie des peines et des plaisirs sur les choses indifférentes, étant associées avec elles fort souvent en quelque autre temps. C’est une des principales sources des plaisirs et des peines factices de la vie humaine21.
Bien plus, ces réminiscences associées peuvent acquérir un degré d’intensité comparable à celui d’une sensation actuelle. Ce n’est plus alors une vibration « en miniature » qui se produit dans notre « substance médullaire » : ce sont des « vibrations vives, égales à celles excitées par les objets imprimés sur les sens22 ». Il appartiendra à John Gregory d’énoncer, à partir de ces principes, une explication des phénomènes de la mémoire affective et de la mémoire involontaire :
Les passions s’expriment naturellement par différents sons ; mais cette expression naturelle est capable d’une très grande étendue… Lorsqu’une suite de sons particuliers ou une certaine mélodie frappe une âme encore tendre comme l’expression musicale de certaines passions énoncées dans une pièce de poésie, cette association régulière fait que ces sons deviennent avec le temps une espèce de langage naturel et expressif de ces passions. La mélodie doit donc être considérée jusqu’à un certain degré comme une chose relative, fondée sur les associations d’idées et les habitudes particulières de différentes personnes, et devenue par la coutume le langage des sentiments et des passions. Nous écoutons avec plaisir la musique à laquelle nous sommes accoutumés dès notre jeunesse, peut-être parce qu’elle nous rappelle les jours de notre innocence et de notre bonheur. Quelquefois nous sommes singulièrement affectés de certains airs qui ne nous paroissent pas, ni à nous ni aux autres, avoir d’expression particulière. La raison en est que nous avons entendu ces airs dans un temps où notre âme étoit assez profondément affectée de quelque passion pour en donner l’empreinte à tout ce qui se présentoit à elle dans ce moment ; et quoique cette passion se soit entièrement évanouie, ainsi que le souvenir de sa cause, cependant la présence d’un son qui s’y trouve associé alors en réveille souvent le sentiment, quoique l’esprit ne puisse s’en rappeler la cause primitive.
De semblables associations se forment par l’usage presque arbitraire que les différentes nations font des instruments particuliers, tels que les cloches, le tambour, la trompette, l’orgue, qui en conséquence de cet usage excitent chez certains peuples des idées et des passions qu’ils n’excitent pas chez d’autres23.
Rousseau, dans son Dictionnaire de musique, recourra à une explication analogue pour rendre compte des effets du ranz des vaches :
On chercheroit en vain dans cet Air les accens énergiques capables de produire de si étonnans effets. Ces effets, qui n’ont aucun lieu sur les étrangers, ne viennent que de l’habitude, des souvenirs de mille circonstances qui, retracées par cet Air à ceux qui l’entendent et leur rappelant leurs pays, leurs anciens plaisirs, leur jeunesse et leur façon de vivre, excitent en eux une douleur amère d’avoir perdu tout cela. La Musique alors n’agit point précisément comme Musique, mais comme signe mémoratif24.
La mélodie, fragment du passé vécu, frappe nos sens, mais elle entraîne avec elle, sur le mode imaginaire, toute l’existence et toutes les images associées dont elle était solidaire. Le signe mémoratif est une présence mentale qui nous fait éprouver, avec douleur et délice, l’imminence et l’impossibilité de la restitution complète de l’univers révolu qui émerge fugitivement hors de l’oubli. Éveillée par le signe mémoratif, la conscience se laisse envahir par un passé à la fois proche et inaccessible. Toute une enfance reparaît en image à travers une mélodie, mais pour se dérober et nous laisser en proie à cette « passion du souvenir » où Mme de Staël verra « la plus inquiète douleur qui puisse s’emparer de l’âme25 ».
Pour les observateurs de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la voie privilégiée de cette magie associative est le sens de l’ouïe : la musique n’est pas seule en cause, le bruit des sources et le murmure des ruisseaux sont doués d’un pouvoir analogue. Albrecht von Haller, dans un texte tardif26 où il rejette ses premières hypothèses mécanistes, évoque le rôle de certaines inflexions de voix. Des phénomènes de paramnésie, des fausses reconnaissances dans le domaine auditif constituent les premiers signes de la maladie : « Un des premiers symptômes, c’est de retrouver la voix des personnes que l’on aime dans la voix de ceux avec qui l’on converse, et de revoir sa famille dans les songes27. »
Exil, musiques alpestres, mémoire douloureuse et tendre, images dorées de l’enfance : cette rencontre de thèmes conduit à une théorie « acoustique » de la nostalgie qui contribuera à la formation de la théorie romantique de la musique et à la définition même du romantisme. Je ne ferai pas ici l’inventaire de l’ample littérature poétique suscitée par la nostalgie et le ranz des vaches. Il faudrait, à tout le moins, sauver les Pleasures of Memory de Samuel Rogers, et certains vers de l’abbé Delille :
Ainsi les souvenirs, les regrets et l’amour,
Et la mélancolique et douce rêverie,
Reviennent vers les lieux chers à l’âme attendrie,
Où nous fûmes enfans, amans, aimés, heureux28.
Il appartiendra à Senancour de poursuivre la réflexion de Rousseau et de nier que l’effet du ranz des vaches soit dû à une association accidentelle : cette musique n’est pas insignifiante par elle-même, elle est l’expression la plus fidèle du monde sublime de la montagne. L’invention musicale des bergers est la voix même de la nature alpestre :
C’est dans les sons que la nature a placé la plus forte expression du caractère romantique ; c’est surtout au sens de l’ouïe que l’on peut rendre sensibles, en peu de traits et d’une manière énergique, les lieux et les choses extraordinaires… La voix d’une femme aimée sera plus belle encore que ses traits ; les sons que rendent les lieux sublimes feront une impression plus profonde et plus durable que leurs formes. Je n’ai point vu de tableau des Alpes qui les rendît présentes comme peut le faire un air vraiment alpestre… Le ranz des vaches ne rappelle pas seulement des souvenirs, il peint… S’il est exprimé d’une manière plus juste que savante, si celui qui le joue le sent bien, les premiers sons nous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d’un gris roussâtre, sous le ciel froid et le soleil ardent… On se pénètre de la lenteur des choses et de la grandeur des lieux29.
Ces pages trouveront leur écho, expressément avoué, dans l’une des plus belles compositions de Liszt.
Kant, dans son Anthropologie, propose une interprétation plus radicale de cette passion déraisonnable : ce que désire le nostalgique, ce n’est pas le lieu de sa jeunesse, mais sa jeunesse elle-même, sa propre enfance liée à un monde antérieur. Son désir n’est pas tendu vers un site qu’il pourrait retrouver, mais vers un temps de sa vie à jamais irrécupérable30. Revenu au pays, le nostalgique reste malheureux, car il y trouve des personnes et des choses qui ne ressemblent plus à ce qu’elles avaient été. On ne lui rend pas sa propre enfance lié à un monde antérieur. Avant que Rimbaud ne dise : « On ne part pas31 », Kant lui aussi nous a prévenus : il n’y a pas de retour.
La littérature de la nostalgie a pu ainsi proposer les formules toutes faites, les grands lieux communs dans lesquels le sentiment inadapté ou « aliéné » de la jeunesse romantique a cherché son expression : bientôt reparaîtront, confondus avec les thèmes que nous venons d’évoquer, les motifs platoniciens de la patrie céleste et de l’exil terrestre. L’expérience douloureuse de la conscience arrachée à son milieu familier deviendra l’expression métaphorique d’un déchirement plus profond où l’homme se sent séparé de l’idéal. Mais c’est la leçon de Goethe qu’il faudrait écouter ici : la figure de Mignon, qu’il a tracée dans son Wilhelm Meister, est la plus belle, la plus musicale des images de la nostalgie. Elle est la fille de l’union incestueuse du harpiste avec sa sœur. J’y lis la faute qui consiste à ne pas accepter l’autre, à ne se conjoindre qu’avec soi-même. L’éducation du héros passe par la rencontre de la nostalgie. Il est bon qu’il ait connu son pouvoir de séduction et de destruction.
Le péril du morcellement
À la fin du XVIIIe siècle, l’existence de la nostalgie, considérée comme un mal souvent mortel, est reconnue par tous les médecins dans tous les pays d’Europe ; on admet que tous les peuples et toutes les classes sociales peuvent y être sujets, des Lapons du Groenland aux Noirs jetés en esclavage. Les grandes armées nationales, qui appellent au devoir militaire les enfants des provinces les plus reculées, voient survenir, parfois de façon épidémique, le terrible « mal du pays ». Un exemple parmi d’autres (rapporté par l’historien Marcel Reinhard) nous permettra de voir combien la nostalgie était prise au sérieux, et combien elle était redoutée :
Le 18 novembre 1793, dans des circonstances politiques et militaires alarmantes, l’adjoint au ministre de la Guerre, Jourdeuil, informa le général en chef de l’armée du Nord des décisions qui devaient galvaniser les troupes et maintenir les effectifs. Parmi les mesures de rigueur figurait la suppression des permissions de convalescence, à une exception près, et qui donne à penser : le congé serait exceptionnellement accordé dans le cas où le malade aurait été atteint « de la nostalgie ou mal du pays ». Il fallait bien que la maladie fût considérée comme une affection grave pour qu’elle justifiât une telle exception en dépit de la situation32.
Un médecin militaire, Boisseau, nous en donne la raison : « Tout soldat qui en est profondément affecté doit être congédié avant qu’un de ses organes soit irrémédiablement lésé. En faisant cet acte de justice, on conserve à l’État un citoyen, dont on n’aurait pu faire un bon défenseur33. » D’autres médecins, certes, se montrent plus rusés : il suffit, pensent-ils, de faire miroiter la promesse du retour au foyer, le nostalgique se laissera payer de mots, et il ne sera pas nécessaire de lui accorder le licenciement ; on croit pouvoir obtenir d’excellents résultats en multipliant dans les armées les musiques, les amuseurs, les conteurs, les lustig professionnels ; une minorité seulement préconise l’hospitalisation, la saignée (mais, dans la saleté et la promiscuité des hôpitaux de l’époque, c’est hâter l’issue fatale de la nostalgie) ; quelques-uns enfin recommandent la manière forte, les méthodes brutales que les médecins utilisaient dans le traitement des maladies mentales. Dans un livre intitulé La Santé de Mars, paru en 1790, le médecin Jourdan Le Cointe avait proposé des mesures draconiennes ; la nostalgie peut se vaincre par la douleur ou par la terreur : on affirmera au soldat nostalgique qu’un « fer rouge appliqué sur le ventre » le guérira sur-le-champ. Ainsi avait fait, en 1733, un général russe, alors que son armée, qui s’était avancée en Allemagne, était en proie à la nostalgie : « Il fit dire que les premiers qui se trouveraient malades seraient enterrés vifs ; cette punition ayant été exécutée le lendemain sur deux ou trois, il n’y eut plus un seul mélancolique dans toute l’armée. »
La grande affaire, c’est de parvenir à distinguer le véritable nostalgique du simulateur. Pour celui qui ne parvient pas à s’accoutumer à la vie militaire et au danger, comment ne pas souhaiter contracter une maladie qui est le seul moyen légal de fuir une situation intolérable ? Chez le vrai nostalgique, la maladie, favorisée par la crainte ou par l’exemple, est déjà une conduite, une recherche du refuge : comment alors distinguer la nostalgie volontaire de celle qui ne l’est pas ? Le problème annonce celui que se poseront, à la fin du XIXe siècle, les médecins attentifs à distinguer les paralysies simulées et celles qui accompagnent l’hystérie, conduite pathologique qui ne relève pas de la volonté réfléchie. Pour les médecins de la Grande Armée, un certain nombre de signes objectifs permettaient de déceler les tricheurs : ils n’ont pas les modifications du pouls, le regard brillant, l’amaigrissement catastrophique qui figurent parmi les symptômes authentiques de la maladie.
On a cru possible de fixer un tableau clinique de la nostalgie. Voici, rassemblées par Philippe Pinel, les manifestations morbides qui conduisaient le médecin de 1800 au diagnostic de nostalgie.
Les principaux symptômes […] consistent dans un air triste, mélancolique, dans un regard stupide, des yeux parfois hagards, une figure parfois inanimée, un dégoût général, une indifférence pour tout ; le pouls est faible, lent ; d’autres fois fréquent, mais à peine sensible : un assoupissement assez constant : pendant le sommeil, quelques expressions échappées avec des sanglots et des larmes ; la presque impossibilité de quitter le lit ; un silence opiniâtre, le refus des boissons et d’aliments, l’amaigrissement, le marasme et la mort. La maladie n’est pas, chez tous, portée à ce dernier degré ; mais si elle n’est pas funeste d’une manière directe, elle le devient d’une manière indirecte. Quelques-uns ont assez de force pour la surmonter ; chez quelques autres, elle est plus longue et prolonge par conséquent leur séjour dans l’hôpital ; mais ce séjour prolongé leur devient presque toujours funeste, car ils sont tôt ou tard atteints par les maladies qui règnent d’une manière terrible dans les hôpitaux militaires, telles que les dysenteries, les fièvres rémittentes, les fièvres adynamiques, ataxiques, etc34.
On le voit, sous sa forme simple la nostalgie est une maladie morale qui, à elle seule, peut déjà conduire à la mort ; sous sa forme compliquée, des maladies intercurrentes hâtent la fin du malheureux patient. De fait, la médecine de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle attribue aux causes morales une importance pour le moins égale à celle que leur reconnaissent aujourd’hui les psychosomaticiens les plus résolus. Pour Pinel, pour le baron Larrey, pour Percy et leurs très nombreux élèves, l’idée obsédante provoque une lésion ou une irritation cérébrales, et celles-ci, en vertu des théories « solidistes » où le système nerveux règne en maître, entraînent aussitôt les lésions viscérales les plus variées. « Le cerveau et l’épigastre sont affectés simultanément. Le premier concentre toutes ses forces sur un seul ordre d’idées, sur une seule pensée ; le second devient le siège d’impressions incommodes, de resserrement spasmodique » (Percy et Laurent35). Mais cette « excitation encéphalique persévérante », selon Bégin36, possède la propriété de « réagir non seulement sur l’épigastre, mais sur tous les principaux viscères, qui sont sympathiquement affectés ». Pour cette médecine qui ignore encore les agents infectieux, tous les états inflammatoires méningés, toutes les gastro-entérites et les pleurésies observées à l’autopsie des nostalgiques trouvent leur cause et leur origine dans la nostalgie elle-même : ce sont des expressions organiques, des formes extrêmes du mal du pays.
Auenbrugger, l’inventeur de la percussion, décrit les effets de la nostalgie d’une façon qui mérite d’être citée :
Le corps dépérit, tandis que toutes les idées se concentrent sur une inutile aspiration, et qu’une plage pulmonaire rend à la percussion un son mat. J’ai ouvert de nombreux cadavres de patients décédés de cette affection, et j’ai trouvé partout des poumons très adhérents à la plèvre thoracique, le tissu des lobes situés du côté de la matité présentant un épaississement calleux et une purulence plus ou moins marquée37.
À lire ces lignes, on a l’impression que tout se passe, dans l’imagination du médecin, comme s’il intervenait une secrète et obligatoire affinité entre l’humeur morne, l’assombrissement moral du nostalgique et l’assourdissement de la sonorité thoracique. Un même voile funèbre vient offusquer les pensées et les poumons du nostalgique : la matité pulmonaire est l’image concrète de l’obscurcissement psychologique.
Pour nous, la chose est claire : il s’agit de tuberculose, et les cliniciens « organicistes », plus tard, n’hésiteront pas à dire que les altérations de l’humeur sont, en réalité, les conséquences de la tuberculose, et non ses causes. C’est en tout cas l’opinion qui prévaut à la fin du XIXe siècle. À mesure que progresse l’anatomie pathologique, à mesure que la bactériologie multiplie ses découvertes, on voit la nostalgie perdre peu à peu l’importance que lui accordaient encore les médecins de l’époque romantique ; simultanément, tandis que l’on établit un régime militaire moins rude, que de meilleurs traitements sont réservés aux marins, que les soldes deviennent plus substantielles, que les châtiments corporels sont moins souvent appliqués, les statistiques des hôpitaux militaires anglais et français voient diminuer les cas annoncés de nostalgie. À quelques exceptions près : les soldats des corps expéditionnaires, les premiers colons européens de l’Algérie, surtout s’ils ont été recrutés à leur corps défendant.
À une date tardive, en 1873, l’Académie de médecine couronne le très remarquable mémoire sur la Nostalgie du médecin militaire Auguste Haspel38. On peut y voir, si l’on veut, le combat d’arrière-garde livré par la tendance psychosomatique de l’ancienne tradition, destinée à être supplantée bientôt par les découvertes modernes de la pathologie cellulaire et de la bactériologie. Mais on peut y discerner aussi, à bien des égards, un langage annonciateur de la psychosomatique du XXe siècle. Haspel nous propose une vision unitaire de la maladie, il accepte que nous cherchions l’étiologie véritable au niveau de la vie affective, puisqu’elle est capable d’un retentissement organique multiple et profond :
La nostalgie est une manifestation vicieuse et troublée de la vie, sous l’influence d’une atteinte de la partie morale et affective de l’individu, c’est-à-dire du caractère… Ces troubles, ces altérations organiques ne sont pas venus tout seuls, ils ne se sont pas produits d’eux-mêmes dans l’état où nous les voyons le plus ordinairement ; ils ont eu un commencement ; il y a donc quelque chose qui les a précédés, qui les a amenés, et ce quelque chose, c’est l’idée triste, c’est cette malheureuse disposition de l’âme qui a déterminé ces modifications organiques – lesquelles ne constituent pas elles-mêmes la cause de la maladie, mais seulement une de ses expressions anatomiques. La nostalgie, voilà le fait primitif initial, essentiel et, si je puis parler ainsi, l’épine pathologique ; c’est-à-dire que rien n’a commencé avant lui et qu’il est, dans les premiers temps, toute la maladie39.
Mais, à cette date, Haspel se battait pour une cause perdue. Le mouvement de la découverte scientifique se portait dans une autre direction. Dans le contexte de l’ère pasteurienne et de l’anatomie pathologique en plein essor, les idées de Haspel, si elles avaient été entendues, n’auraient eu qu’un effet retardateur. Elles avaient à ce moment une signification réactionnaire. Il y avait plus à gagner, pour la médecine de 1873, en recourant aux méthodes (si vivement critiquées par Haspel) de morcellement de la totalité humaine, d’analyse, d’examen d’organes isolés. Même si Haspel avait raison de dire que l’on ne rejoignait pas le primum movens psychologique de la maladie, mieux valait ne pas l’écouter. En faisant la chasse aux bacilles, l’on risquait moins de se payer de mots, quitte à perdre de vue provisoirement l’unité de la personne souffrante, le caractère « historique » et individuel de la maladie (dont la médecine actuelle se préoccupe davantage). Les méthodes cliniques nous auront appris, dans l’intervalle, à mieux reconnaître une pluralité de facteurs : la part du « terrain », la transmission des bouleversements psychologiques par le relais du système neuro-végétatif ou hormonal, le rôle non moins considérable des agents microbiens ou toxiques surajoutés.
Une littérature de l’enfance perdue
Bannie des manuels de clinique médicale, la nostalgie va-t-elle aussitôt cesser d’intéresser la science ? Aux environs de 1900, si l’on ne prend plus très au sérieux son retentissement organique, il est un domaine où le concept de nostalgie continue à se maintenir : c’est la psychiatrie. Lorsqu’un jeune montagnard dépérit dans la capitale, on ne s’interroge guère sur les causes morales de son état : on examine ses poumons et on lui trouve une tuberculose. Mais, s’il met le feu à l’atelier où il travaille, ou s’il tente de se suicider, il faut bien chercher une motivation psychologique. Au début du XXe siècle, ce sont surtout des études allemandes ou suisses qui analysent ces réactions d’adolescents, dont l’allure est souvent celle d’un « raptus » ou d’une réaction en court-circuit ; on s’efforce d’y faire la part de divers facteurs : la rigueur de la contrainte externe, les tares psychologiques du sujet (débilité mentale, épilepsie), les caractères spécifiques du milieu originel dont le sujet a été séparé. Un exemple remarquable de ce type de recherche nous est offert par la thèse de médecine de Karl Jaspers, Heimweh und Verbrechen « Nostalgie et criminalité ». Le travail date de 1909.
Le mot « nostalgie » reparaîtra encore, sporadiquement, dans la littérature psychiatrique consacrée, après 1945, aux troubles psychiques suscités par la vie dans les camps de prisonniers ou de réfugiés. Devenu aujourd’hui infiniment plus rare, l’usage spécialisé du mot « nostalgie » clignote et vacille : soyons-en sûrs, demain il sera éteint. Reste, bien entendu, l’emploi de ce terme par la langue « courante » ; sa valeur primitivement poétique a pris peu à peu une connotation dépréciative : le mot désigne l’inutile regret d’un monde social ou d’un mode de vie révolus, dont il est vain de déplorer la disparition.
Plusieurs concepts, en psychiatrie, ont pris la relève de la notion de nostalgie. Ils correspondent, pour une part, à un effort d’analyse plus poussée du comportement des nostalgiques. D’autre part, ils modifient radicalement l’image même de l’affection désignée. L’accent se déplace. L’on ne parle plus de maladie, mais de réaction ; l’on ne souligne plus le désir du retour, mais au contraire le défaut d’adaptation. Lorsque l’on fait état d’une « réaction dépressive d’inadaptation sociale », le nom conféré au phénomène cesse complètement de désigner, comme le faisait nostalgie, un lieu antérieur, un site privilégié : on n’envisage plus l’hypothèse d’une guérison par le rapatriement. Au contraire, l’on insiste sur le défaut d’accommodation de l’individu à la société nouvelle où il doit s’intégrer. La notion de nostalgie mettait l’accent sur le milieu originel (sur le Heim) ; la notion d’inadaptation met l’accent, impérativement, sur la nécessité de l’insertion dans le milieu actuel, et sur l’aptitude requise. À bien des égards, cette transformation du concept et de la terminologie est indicative d’un changement intervenu dans la géographie sociale. La notion de nostalgie s’est développée en Europe au moment de l’essor des grandes villes ; simultanément, des voies de communication très améliorées rendaient plus aisés les mouvements de population. Mais, à la même époque, la cellule sociale du village, les particularités provinciales, les coutumes locales, les patois gardaient encore toute leur importance. L’écart différentiel était grand entre le milieu villageois et les conditions qu’un adolescent rencontrait dans la grande ville ou à l’armée. Le milieu villageois, fortement structuré, exerçait un rôle formateur. Le désir du retour avait donc un sens littéral, il était orienté dans l’espace géographique : il visait une « localité » determinée. Il est évident que le déclin de la notion de nostalgie coïncide avec le déclin du particularisme provincial : les rituels locaux, les structures « arriérées » ont pratiquement disparu en Europe occidentale. L’information – ce qui s’écoute, se voit, séduit – est omniprésente. Le regard vers le village natal n’a plus lieu d’être un tourment, le retour n’a plus aucun effet curatif.
À bien des égards, cependant, la « cellule familiale », avec son caractère protecteur et clos, a gardé la fonction formatrice et « particularisante » qu’avait autrefois la communauté villageoise. Au XVIIIe siècle déjà, le nosographe Boissier de Sauvages remarquait que la nostalgie se manifeste chez l’enfant et que, lorsqu’il s’agissait d’enfants de bohémiens en perpétuelle migration, cette affection ne résultait pas de la privation d’un lieu déterminé : ces enfants souffraient d’avoir été séparés de leurs parents40. Des constatations du même genre allaient être multipliées au XXe siècle. Mais le terme de nostalgie, qui marque fortement le rôle d’un lieu, sera supplanté, dans les études de René Spitz ou de Bowlby, par les termes plus adéquats de « carence socio-affective » ou de « pathologie de la séparation41 ».
Nous l’avons vu, Kant affirmait déjà que le nostalgique désire moins retrouver le spectacle de son lieu natal que les sensations de sa propre enfance. C’est en direction de son passé personnel que le nostalgique cherche à accomplir le mouvement du retour : quand Freud développera les notions de fixation et de régression, il ne fera que reprendre, expliciter et préciser, dans une nouvelle terminologie technique, l’explication suggérée par Kant. Le mot « régression » implique à sa manière l’idée du retour. Mais c’est dans sa propre histoire que le névrosé régresse. Le village est intériorisé.
Ce qui avait d’abord été défini comme le rapport à un lieu natal est donc redéfini de nos jours comme rapport aux figures parentales et aux stades primitifs du développement personnel. Tandis que la nostalgie désignait un espace et un paysage concrets, les notions contemporaines désignent des personnes (ou leurs images, ou encore leurs substituts symboliques) et une rémanence subjective du passé vécu. Aujourd’hui, alors que s’accentue l’impératif de l’adaptation sociale, la nostalgie ne désigne plus une patrie perdue, mais remonte vers les stades où le désir n’avait pas à tenir compte de l’obstacle externe et n’était pas condamné à différer sa réalisation. Pour l’homme civilisé qui n’a plus d’enracinement, ce qui fait problème, c’est le conflit entre les exigences de l’intégration au monde adulte et la tentation de conserver les privilèges de la situation infantile. La littérature de l’exil, plus abondante que jamais, est, dans sa grande majorité, une littérature de l’enfance perdue.
. Sur l’histoire du concept de nostalgie, voir Fritz Ernst, Vom Heimweh, Zürich, 1949 ; voir aussi la thèse de Fortunata Ramming-Thön, Das Heimweh, Zurich, 1958.
. Dissertatio medica de nostalgia, Bâle, 1688. Texte allemand reproduit dans Ernst, p. 63-72. Traduction anglaise dans le Bulletin of the History of Medicine, II, 379 sq., Baltimore, 1934.
. Cette conviction persiste au XIXe siècle. De Milan, Balzac écrit à Mme Hanska : « Chère, j’ai le mal du pays… Je vais et viens sans âme, sans pouvoir dire ce que j’ai, et si je restais ainsi deux semaines, je serais mort » (23 mai 1838). Mme Aupick, en 1868, raconte les circonstances du voyage que Charles Baudelaire fit en 1841 dans les mers du Sud : « Le capitaine, craignant qu’il ne fût atteint de cette maladie cruelle, la nostalgie, dont les effets sont parfois si funestes, l’a vivement engagé à l’accompagner à Saint-Denis (Bourbon). » Cité par W. T. Bandy et Claude Pichois, Baudelaire devant ses contemporains, Monaco, 1957, p. 51.
. Cf. Richard Feller, « Alliances et service mercenaire », in Histoire militaire de la Suisse, Berne, 1916, t. II, part. III.
. Cf. J. G. Zimmermann, Von der Erfahrung in der Arzneykunst, nouv. éd., Zurich, 1787, p. 556.
. J. Hofer, Dissertatio medica de nostalgia oder Heimwehe, op. cit.
. « De Pothopatridalgia », in Fasciculus dissertationum medicarum selectiorum, Bâle, 1710. Extraits dans Ernst.
. Malebranche, La recherche de la vérité, V, II : « Les traces du cerveau n’obéissent point à l’âme, elles ne s’effacent point lorsqu’elle le souhaite : elles lui font au contraire violence… ».
. Ibid., (III, I, 80, cor. 5).
. Ibid., (I, II, 14).
. J. Gregory, Parallèle de la condition et des facultés de l’homme avec la condition et les facultés des autres animaux, Bouillon, 1769, III, 153-155. Ces lignes, extraites de la traduction que J.-B. Robinet fit paraître en 1769, appartiennent à un ouvrage dont la première édition anglaise date de 1765.
. Article « Nostalgie » du Supplément de l’Encyclopédie.
. Ibid.
. In Dictionnaire des sciences médicales, article « Nostalgie », Paris, 1819, t. XXXVI.
. Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratique, t. XII, 1834, article « Nostalgie ».
. Leopold Auenbrugger, Inventum Novum (1761). Cité par Ernst, op. cit.
. Mémoires de l’Académie de médecine, XXX, 1871-1873.
. Ibid.
. Les termes d’« hospitalisme » et de « dépression anaclitique » ont également été proposés. Cf. René A. Spitz, « Hospitalism. An Inquiry into the Genesis of Psychiatrie Conditions in early Childhood », in The Psychoanalytic Study of the Child, vol. I, New York, 1945 ; René A. Spitz & Katherine M. Wolf, « Anaclitic Depression. An Inquiry into the Genesis of psychiatrie Conditions in early Childhood », in The Psychoanalytic Study of the Child, vol. II, 1946 ; J. Bowlby, Soins maternels et santé mentale, Genève, O.M.S., 1951.