La poésie didactique de la fin du XVIIIe siècle a souvent traduit en vers les idées récentes des médecins et des philosophes. Elle voulut d’une part propager l’admiration pour les conquêtes de la science, inventer le De rerum natura des connaissances nouvelles, tandis que d’autre part elle ne tarda pas à éveiller l’alarme sur le désenchantement du monde provoqué par les succès de la mesure et du calcul. Les vérités de la science étant universelles, des lieux communs se sont établis, lorsque le savoir scientifique restait lui-même en dette à l’égard de la poésie. Ainsi du savoir qui s’était constitué à l’enseigne du néologisme « nostalgie », dont nous avons vu qu’il s’agissait d’un amalgame de deux mots grecs (nostos, le retour, algia, la douleur), proposé dans une thèse de médecine bâloise de 1688, défendue par le Mulhousien Johannes Hofer sous la présidence du Bâlois Johannes Jacob Harder. Ce vocable offrait une garantie savante à la notion populaire de « mal du pays » (Heimweh1), et recueillait la mémoire d’une tradition poétique remontant à Homère. Mais les cas médicaux cités relataient des observations récentes. La maladie, assurait l’auteur, affecte le plus souvent des étudiants et des soldats, exemples illustratifs de ceux qu’on sépare de leur lieu natal de manière contraignante. C’étaient des exemples « modernes », qui prenaient le relais des exemples plus anciens de l’exilé et du prisonnier. Le néologisme médical, façonné d’heureuse manière dans un trisyllabe féminin, s’introduisit peu à peu dans le vocabulaire courant. Toute une tradition européenne, d’inspiration religieuse ou platonisante, avait développé le motif de l’exil de l’âme. Aux XVIIIe et XIXe siècles, des voyages à grande distance parfois imposés de force, une conscience plus vive de la diversité des conditions sociales impliquant le déracinement et la perte de la liberté permettaient la mise à jour du motif – sa laïcisation.
Dans ses Pleasures of Memory (1792), le poète anglais Samuel Rogers est un témoin parmi beaucoup d’autres. Il n’a pas oublié ce que disaient les traités de médecine, puis les vulgarisateurs (jusqu’à Rousseau à l’article « Musique » de son Dictionnaire), sur la nostalgie du soldat suisse qui « garde un rivage étranger ». Il lui rajoute le colporteur savoyard avec « sa flûte au son joyeux », traversant les Alpes au-dessus des nuages et des orages, croyant entendre la voix de ses enfants restés au village, mêlée à la rumeur du torrent2 :
[…] Le Suisse intrépide qui garde un rivage étranger,
Condamné à ne plus gravir ses cimes escarpées,
S’il entend le chant si doucement sauvage
Qui charmait les heures de son enfance sur ces sommets,
S’attendrit en voyant s’élever autour de lui des scènes depuis longtemps perdues,
Il se repent, il soupire, son regret le fait mourir en martyr.
[…]
Quand l’aimable enfant de la Savoie s’en va colporter
Ses pauvres marchandises en jouant un air joyeux sur son flûtiau,
Quand il quitte sa verte vallée et le chalet qui l’abrite,
Pour franchir les Alpes et visiter des cieux étrangers,
Quand au-dessous de lui il voit jouer l’éclair fourchu
Et qu’à ses pieds le tonnerre vient mourir,
Souvent, bercé sur sa selle pour un rude sommeil,
Pendant que son mulet vagabonde sur la pente vertigineuse,
Au gré de sa mémoire, il est assis chez lui, il voit
Ses enfants jouer sous les arbres qui les virent naître,
Il se penche pour écouter les appels de leurs voix angéliques,
Plus fortes que l’eau furieuse du torrent qui tombe.
[…] The intrepid Swiss, who guards a foreign shore,
Condemn’d to climb his mountain-cliffs no more,
If chance he hears the song so sweetly wild
Which on those cliffs his infant hours beguiled,
Melts at the long lost scenes that round him rise,
And falls a martyr to repentant sighs.
[…]
When the blithe son of Savoy, journeying round
With humble wares and pipe of merry sound,
From his green vale and sheltered cabin hies,
And scales the Alps to visit foreign skies ;
Though far below the forked lightnings play,
And at his feet the thunder dies away,
Oft, in a saddle rudely rocked to sleep,
While his mule browses on the dizzy steep,
With memory’s aid, he sits at home, and sees
His children sport beneath their native trees,
And bends to hear their cherub-voices call,
O’er the loud fury of the torrent’s fall.
Ces voix entendues sont une « paracousie », une illusion acoustique qui accompagne le demi-sommeil, et en même temps elles résultent d’un acte de mémoire, mêlant le souvenir à la perception actuelle.
Ces images de la solitude désolée en terre étrangère se retrouvent chez Jacques Delille, dans des vers désespérément élégants, au quatrième chant de L’Imagination (1794) :
Mais voyez l’habitant des rochers helvétiques :
A-t-il quitté ces lieux, tourmentés par les vents,
Hérissés de frimas, sillonnés de torrents ?
Dans les plus doux climats, dans leurs molles délices,
Il regrette ses lacs, ses rocs, ses précipices,
Et comme, en le frappant d’une sévère main,
La mère sent son fils se presser sur son sein,
Leurs horreurs même en lui gravent mieux leur image ;
Et, lorsque la victoire appelle son courage,
Si le fifre imprudent fait entendre ces airs
Si doux à son oreille, à son âme si chers,
C’en est fait, il répand d’involontaires larmes ;
Ses cascades, ses rocs, ses sites pleins de charmes,
S’offrent à sa pensée : adieu, gloire, drapeaux,
Il vole à ses chalets, il vole à ses troupeaux,
Et ne s’arrête pas, que son âme attendrie
De loin n’ait vu ses monts et senti sa patrie :
Tant le doux souvenir embellit le désert3 !
Les bruits de la nature, à eux seuls, peuvent éveiller les mêmes réminiscences que la musique et la voix. L’« homme sensible » composait son personnage en s’attribuant des extases et des rêveries dans la nature. Antoine de Bertin, adoptant le ton élégiaque, écrit dans une lettre : « Assis au bord de ce torrent dont le bruit, semblable à celui de la mer, nous étourdit nuit et jour, je me livre à la plus douce mélancolie. La fuite de l’eau me retrace celle du temps. Je songe à toutes les pertes que j’ai faites dans un âge aussi peu avancé4. » Jean-Antoine Roucher établit les mêmes associations :
À moi-même rendu, je vais jouir encore,
Le long de ce ruisseau que l’églantier décore ;
Je promène mes pas de détour en détour :
Je le vois se cacher, se montrer tour à tour,
Je descends avec lui dans la vallée ombreuse,
Agreste labyrinthe, où ma voix amoureuse
A soupiré jadis mes plaisirs, mes tourments.
Ce lieu réveille en moi de trop chers sentiments,
Vit, dans le double aspect des tombes et des flots,
L’éternel mouvement et l’éternel repos.
Et, par degrés, au sein de la mélancolie,
Mon âme doucement tombe, rêve et s’oublie5.
William Cowper, dans le début du sixième chant de La Tâche (The Task, 1785), est plus original : il y évoque des cloches de village et l’irruption des souvenirs, qui lui ramènent la mémoire du père disparu, puis celle de la promenade d’hiver à midi. Sainte-Beuve cite une page qu’il admire :
Il y a dans les âmes une sympathie avec les sons, et, selon que l’esprit est monté à un certain ton, l’oreille est flattée par des airs tendres ou guerriers, vifs ou graves. Quelque corde à l’unisson avec ce que nous entendons, est touchée au-dedans de nous, et le cœur répond. Combien touchante est la musique de ces cloches de village qui, par intervalles, vient frapper l’oreille en douces cadences, tantôt mourant au loin, tantôt reprenant avec force et toujours plus haut, claire et sonore, selon que le vent arrive ! Avec une force insinuante elle ouvre toutes les cellules où dormait la Mémoire. Quel que soit le lieu où j’aie entendu une mélodie pareille, la scène m’en revient à l’instant, et avec elle tous ses plaisirs et toutes ses peines. Si vaste et rapide est le coup d’œil de l’esprit, qu’en peu de moments je me retrace (comme sur une carte le voyageur, les pays parcourus) tous les détours de mon chemin à travers maintes années […]6.
Cowper compare l’existence révolue à un voyage. Certes, l’image est banale. Mais ce qui est moins attendu, c’est que la réminiscence provoquée par le son des cloches offre l’image synoptique et instantanée de toutes les étapes de l’itinéraire d’une vie entière. La restitution est totale, analogue à celle que l’on a attribuée à la vision panoramique des mourants7.
Il est un autre son qui provoque l’afflux des souvenirs et de la tristesse : c’est celui de l’orgue de Barbarie. Dans ses Mémoires, Mme de Genlis, décrivant son effet, parle de l’acuité de sa perception soudaine du malheur : « Tout à coup passe dans la rue un orgue bien juste, bien doux, jouant un air dont la mélodie parle à mon cœur, en ranime la sensibilité contrainte et réprimée par la raison. Des souvenirs attendrissants et cruels se retracent vivement à mon imagination, des regrets superflus déchirent mon âme ; je retrouve tout mon malheur, je le vois dans tous ses détails, je le sens dans toute son étendue ; les sensations de la mélancolie et de la douleur ont écarté ce voile mystérieux qui me le cachait à moitié. Toutes les blessures de mon cœur se rouvrent à la fois. Mon pinceau échappe de ma main ; des larmes amères inondent la fleur que je venais d’ébaucher8. »
Un instrument singulier connut un temps de faveur : la harpe éolienne. Faite de cordes tendues qui vibraient au souffle du vent, elle rendait sensibles et audibles, dans leur apparent hasard, les flux aériens, les changements atmosphériques. C’est la nature qui en jouait et qui faisait entendre ainsi sa propre musique. Ou plutôt : c’est une traduction acoustique immédiate d’un capricieux flux naturel, sur un instrument que l’homme a conçu pour le capter. Coleridge a composé en 1795 un beau poème intitulé « The Æolian Harp », où ce ne sont pas des souvenirs personnels mais la nature entière qui s’éveille dans l’auditeur. « Oh ! la Vie une qui, au-dedans de nous et au-dehors, rencontre tout mouvement et devient son âme, une vie dans le son, une puissance sonore dans la lumière, un rythme dans chaque pensée, et partout une vague de joie. »
Mémoire et fiction se mêlent dans l’invention ossianesque. Et son lieu originel est le bord des eaux courantes. On sait de quelle façon James Macpherson, dans ses Fragments de l’ancienne poésie collectés dans les montagnes d’Écosse, s’est identifié au poète primitif dont il prétendait n’être que l’éditeur. Son « faux » est la paraphrase d’un texte supposé perdu et retrouvé. De fait, c’est une reconstitution imaginaire. Le poète fictif, quant à lui, se présente aussi comme un transcripteur : il a entendu ses chants comme des histoires du passé, dictées par la voix des rivières et des vallées écossaises. Les paroles attribuées à Ossian se présentent donc, dans leur passé même, comme les échos nostalgiques d’un autre passé, beaucoup plus éloigné, conservé dans la mémoire des cours d’eau. L’on assiste à un redoublement de la réminiscence. L’Ossian fictif est un premier poète miraculeusement retrouvé, qui chante les histoires d’un âge antérieur, tout en faisant écho à la voix de la nature :
Événements des siècles passés, actions des héros qui ne sont plus, revivez dans mes chants. Le murmure de tes ruisseaux, ô Lora, rappelle la mémoire du passé.
A tale of the days of old ! The deeds of days of other years ! The murmur of thy streams, O Lora ! brings back the memory of the past9.
C’est le bruit de l’eau qui donne à la réminiscence son impulsion. La plupart des poèmes épiques de l’Antiquité gréco-latine commençaient par un « Je chante » ou par une invocation aux Muses. « Ossian » se définit comme un premier « romantique », du fait que son inspiration est attribuée à la voix des éléments, à l’esprit d’un lieu, au génie d’une nation. Le « barde » est présenté comme un écoutant qui perçoit une musique venue du fond des âges. On lit dans les Fragments of ancient Poetry (VIII) :
J’entends la rivière en bas, son rauque murmure sur les pierres. Ô rivière, que me veux-tu ? Tu me rapportes la mémoire du passé.
I hear the river below murmuring hoarsely over the stones. What dost thou, O river, to me ? Thou bringest back the memory of the past.
En 1792, Wordsworth écrit les Descriptive Sketches où il recompose ses impressions d’un récent voyage en Suisse. Il y insère une évocation du jeune mercenaire chassé du foyer natal par son propre père, et qui dépérit dans les plaines lointaines :
Quand s’éloignent et sont perdus tous les bonheurs familiers,
Pourquoi leur triste souvenir doit-il hanter l’esprit ?
Hélas ! quand l’exilé vagabonde à travers les bouquets de saules de la plaine Batave
Ou sur les bords de la Seine paresseuse,
La mélodie alpestre s’épanche sur le remous des eaux
Et vient toucher les affections dans leur cellule la plus profonde ;
Un doux poison se répand dans les veines de celui qui l’écoute,
Changeant les plaisirs passés en douleur mortelle,
Ce poison, auquel ne résiste pas un corps d’acier,
Incline au tombeau sa jeune tête accablée10.
When long familiar joys are all resigned,
Why does their sad remembrance haunt the mind ?
Lo ! where through flat Batavia’s willowy groves.
Or by the lazy Seine, the exile roves,
O’er the curled waters Alpine measures swell,
And search the affections to their inmost cell ;
Sweet poison spreads along the listener’s veins.
Turning past pleasures into mortal pains ;
Poison, which not a frame of steel can brave,
Bows his young head with sorrow to the grave.
Au cours de sa narration, Wordsworth avait évoqué une « tradition » qui parle d’un âge d’or alpestre et d’un ancien règne de la liberté (version de 1793, vers 474-485 et 520-535 ; version de 1850, vers 386-405). Au retour, le poète, traversant la France en révolution, éprouve un sentiment d’espoir et de joie. Voyant poindre une aube de la justice et de la liberté, il salue une nouvelle naissance et une terre nouvelle : « Ah, surgie des flammes, une grande et glorieuse naissance, / comme si un nouveau ciel saluait une nouvelle terre ! » – « Lo, from the flames a great and glorious birth ; / As if a new-made heaven were hailing a new earth11 ! » Le tableau de la nostalgie du jeune mercenaire expatrié s’est donc inscrit dans un cadre chronologique plus large, entre le regret d’un bonheur très ancien et l’annonce d’un âge nouveau où l’oppression disparaîtrait. Il faut ajouter que le dépérissement nostalgique n’est qu’une figure passagère dans le répertoire des images de Wordsworth. Même lorsqu’il se tourne vers son propre passé, Wordsworth, dans sa poésie, est un homme en marche, devant qui se découvre la profondeur du monde. Il est trop avide, trop impatient pour que la séparation l’arrête. « La Beauté […] attend mes pas », écrit-il dans les vers qui servent de préface et de « Prospectus » à The Excursion. La Beauté est « une vivante présence de la terre » (« a living Presence of the earth »). C’est en lui-même que Wordsworth souhaite descendre, pour remonter plus haut que les cieux. Or cette terre est celle d’aujourd’hui, non celle dont parlent les grands mythes.
… Paradis, bosquets
De l’Élysée, Champs des Bienheureux – tels ceux qui jadis
Furent cherchés au large de l’Atlantique – pourquoi seraient-ils
Une histoire seulement de choses disparues.
Ou la pure fiction de ce qui jamais n’exista ?
Car l’intellect clairvoyant de l’homme,
S’il s’unit en amour et sainte passion
À cet univers de bonté, trouvera
Qu’ils sont le simple produit du jour commun.
… Paradise, and groves
Elysian, Fortunate Fields – like those of old
Sought in the Atlantic Main, why should they be
A history only of departed things.
Or a mere fiction of what never was ?
For the discerning intellect of Man,
When wedded to this goodly universe
In love and holy passion, shall find these
A simple produce of the common day12.
Si le sentiment de la perte est intervenu, c’est pour que sonne aussitôt l’appel d’un départ dans la juste direction, pour des noces avec la simplicité du réel et pour que « l’existence vécue exprime l’image d’un temps meilleur » – « May my Life / Express the image of a better time13 ». Mais il faut aussi que le poète prête l’oreille aux sons plaintifs de l’angoisse solitaire dans les campagnes, au tumulte des masses en révolte dans les villes. Le grand thème acoustique de la nostalgie s’est donc reporté, pour Wordsworth, sur toute la souffrance humaine du début du XIXe siècle.
Ce complexe d’images en partie traditionnelles s’offrait à la diffusion, aux combinaisons et aux permutations analogiques. Il pouvait servir à l’interprétation de la condition moderne, au début de l’ère industrielle. Bien que rebattu, le thème du mal du pays pouvait encore se prêter à des versions poétiques populaires ou pseudo-populaires. Ainsi, dans le recueil Des Knaben Wunderhorn, le lied du déserteur condamné à mort « Zu Strassburg auf der Schanz », savamment remanié par Clemens Brentano, plus tard mis en musique par Gustav Mahler. D’autre part, Balzac ne se privait pas d’imaginer des héros de roman atteints par la nostalgie (Louis Lambert, Pierrette et, sur le mode à la fois tragique et ironique, le cousin Pons). Les phénomènes de mémoire liés aux sons ou à d’autres registres sensoriels ont pu alors être mentionnés pour eux-mêmes, s’accompagnant sans doute de mélancolie, mais aussi d’émerveillement. La conscience subjective y trouvait des raisons de se percevoir elle-même comme un monde. C’est ce que l’on trouve dans les grands moments de Chateaubriand, dès les lettres à Joubert (décembre 1803) et à Fontanes (janvier 1804) sur la campagne romaine : il y est question du bruit de la cascade de Tivoli, qui lui fait penser au vent dans les forêts d’Amérique, au bruit des plages de l’Armorique. Lorsqu’il évoque, dans la page fameuse du début des Mémoires (Livre III, I), le chant de la grive de Montboissier, Chateaubriand ne ressent aucune privation, aucune aggravation mortifère de son habituel sentiment de la finitude : il retrouve soudain Combourg et les images troublantes de son enfance. Sans doute y aurait-il lieu de s’interroger sur les composantes incestueuses de ce retour au passé qui lui fait retrouver aussi la sœur bien-aimée. De même qu’il y aurait lieu de se demander si la nostalgie douloureuse de Mignon, dans le Wilhelm Meister de Goethe, ne tient pas à l’inceste dont elle est née… Mais je ne voudrais pas faire dire à l’admirable Infinito de Leopardi autre chose que ce qu’il dit, quand le poète entend « Le vent bruire dans ces feuillages », et qu’il compare « Ce silence infini à cette voix, / Et me revient l’éternel en mémoire / Et les saisons défuntes, et celle-ci / Qui est vivante en sa rumeur14 ».
Théâtre de l’oubli
Le système des images-types de la nostalgie se prête à bien des variantes. Certaines ne sont pas exemptes d’ironie. Comme s’il se moquait d’une vieille rengaine, Baudelaire déclare, dans « Horreur sympathique » : « Je ne geindrai pas comme Ovide / Chassé du paradis latin15. » C’est une façon de récuser la rhétorique traditionnelle de la nostalgie, de s’en démarquer tout en la rappelant. Et il est intéressant d’observer, chez Baudelaire, combien la référence à la typologie de la nostalgie est devenue indirecte, tout en demeurant insistante. Dans maint poème, et tout particulièrement dans « Le Cygne », la pensée du poète parcourt une série de figures déléguées, pour lesquelles il éprouve certes de la compassion, mais avec lesquelles il ne se confond pas16. Les personnages évoqués – Andromaque, le cygne, « la négresse, amaigrie et phtisique », puis la foule indéfinie des exilés – sont certes des victimes et des incarnations de la nostalgie. En cette qualité, toutefois, ils ne font que figurer un mal plus profond, une désertion plus radicale. Devant le nouveau Paris qui expose à son regard un vaste théâtre de l’exil, la pensée du poète exprime une méta-nostalgie, que n’apaiserait pas l’éventualité d’un quelconque retour. Vers quel lieu pourrait se diriger le retour ? C’est précisément le lieu lui-même qui a subi la destruction, tandis que le poète, qui n’a pas quitté ce lieu, éprouve dans sa propre vie – dans son « cœur » – le même travail de la destruction. « Le vieux Paris n’est plus. » Le deuil est irrémédiable. Le poète évoque ses « chers souvenirs », pétrifiés, devenus « plus lourds que des rocs », et il fabule son propre exil dans une forêt où « un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ». Mais il ne peut y avoir aucun retour d’exil et l’on discerne bien, derrière de telles images, le vide essentiel qu’elles tentent de masquer : la perte est trop radicale pour qu’il soit possible d’en chercher le remède ailleurs que dans un univers de signes, d’allégories, de musiques… La construction poétique a ainsi substitué à la nostalgie naïve, qui croirait encore à un vrai retour, une représentation réfléchie, qui sait bien qu’elle ne dresse qu’un simulacre, à la façon dont Andromaque a fait construire le « tombeau vide » d’Hector, un rapatriement en image.
Si l’on confronte les quelques emplois que Baudelaire a faits du mot « nostalgie », l’on s’aperçoit que ce fut pour le rendre paradoxal, dans une formule inversée plusieurs fois reprise. Il lui fait exprimer un désir particulièrement intense, une aspiration tournée non vers le passé mais vers l’inconnu, vers les lointains. Baudelaire lit ainsi dans les yeux de Delacroix « une nostalgie inexplicable, quelque chose comme le souvenir et le regret de choses non connues17 ». La version en prose de « L’invitation au voyage » évoque à son tour « cette nostalgie du pays que l’on ignore ». Dans « Le joueur généreux », le parfum des cigares offerts par le diable donne à l’âme « la nostalgie de pays et de bonheurs inconnus ».
Dans le stéréotype de la nostalgie, nous l’avons vu, se regroupent les divers éléments d’une histoire répétable, analogues à ceux d’une intrigue dramatique ou du tableau caractéristique d’une maladie : le soldat, l’expatriation, la musique qui ravive les souvenirs, la douceur des biens perdus, le désespoir, la mort. Baudelaire avait sans doute mille fois rencontré ce stéréotype (ne fût-ce que par l’intermédiaire d’Ovide), mais ce modèle était devenu trop courant et banal pour être répété fidèlement. Baudelaire, à plusieurs reprises, dénoue ces éléments pour les renouer différemment. Nous n’avons pourtant pas de peine à les reconnaître. Ces unités sémantiques, qui ne lui étaient pas offertes par la nature mais par la culture, sont entrées parmi les vocables de son dictionnaire d’images : il s’en est servi, sans doute d’instinct, pour recomposer une nouvelle image de soi. C’est ainsi que les éléments du stéréotype reparaissent, différemment regroupés, dans « La cloche fêlée » (LXXIV). Ce poème, dont la première version s’intitula « Spleen », précède les quatre Spleen dans toutes les éditions des Fleurs du mal :
Il est amer et doux, pendant les nuits d’hiver,
D’écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s’élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu’un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu’en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l’air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d’un blessé qu’on oublie
Au bord d’un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt sans bouger dans d’immenses efforts.
Le titre du poème, on l’a remarqué, fait écho à une image qui apparaît dans La Comédie de la mort de Théophile Gautier ; mais celui-ci n’intériorise pas les « cloches fêlées » qu’il écoute. Les « souvenirs » du premier quatrain de Baudelaire, éveillés par le « bruit des carillons », même s’ils font écho à Gautier, s’inscrivent de façon tout aussi convaincante dans le prolongement du passage de William Cowper sur les cloches de village que j’ai cité plus haut (La Tâche, sixième chant).
Nous restons ici dans l’aire d’influence des pouvoirs attribués à la « mélodie alpestre », porteuse de « signes mémoratifs » selon l’expression de Rousseau. Ce qui est à la fois « amer et doux », c’est la conscience de ce qui n’existe plus que dans le lointain. Cette douceur, doublant la douleur de la perte, fait partie elle aussi du complexe des notions qui s’étaient groupées autour de la nostalgie.
Mais le système des métaphores, dans ce poème de Baudelaire, nous révèle bien autre chose encore, qu’une belle étude de John Jackson nous aide à percevoir18. Le moi poétique prête vie au son qu’il écoute dans la nuit, et il adresse une louange à la cloche, à la source du son, en lui conférant le statut d’une personne, dont le chant sort d’un « gosier » : « Bienheureuse la cloche qui […] jette fidèlement son cri religieux »… Cette personnification se renforce par la similitude avec le « vieux soldat » qui monte la garde. Son « cri religieux » fait penser aux angoisses nocturnes de Baudelaire et aux secours qu’il attend de la prière : « L’homme qui fait sa prière du soir est un capitaine qui pose des sentinelles. Il peut dormir19. » Allégorisée sous la figure d’un soldat, la voix de la cloche atteste une vaillance que le poète désespère d’égaler. Le « Moi » du poète, apparaissant dans l’espace plus limité des tercets, déclare son mal par comparaison : il n’a pas le pouvoir de jeter le même « cri religieux », et il est un autre soldat, non plus celui qui veille mais celui que l’ennemi a blessé à mort, en le rendant aphasique. La voix finalement évoquée n’est plus celle que l’on écoute, mais celle que le dernier représentant du poète vaincu, le soldat mourant, est incapable d’éveiller. Elle ne possède pas le pouvoir du premier carillon écouté, qui traversait la nuit et le froid. Avec les « immenses efforts » du mourant, le poème s’achève dans la profondeur du corps, aux limites de l’agonie. Contrairement à la montée initiale des souvenirs qui « s’élèvent » (vers 3), les derniers vers évoquent la pesée du « grand tas de morts » (vers 13). Et « les souvenirs lointains » de la première strophe ont fait place dans le second tercet « au blessé qu’on oublie ». Les antithèses sont impressionnantes. Le contraste est également frappant entre le vers 13, formé entièrement de monosyllabes, et la structure phonique du vers 3 où la vigueur du carillon est symbolisée par des groupements trisyllabiques beaucoup plus amples. Le poète, remarquons-le, ne se compare pas lui-même directement au blessé. La comparaison concerne la « voix » de son « âme » et désigne une privation – une fêlure – qui affecte le centre de l’être. La marche du poème est implacablement descendante. Parti du « gosier vigoureux » de la cloche nocturne, passant au cri du soldat qui veille, puis au râle du blessé, le poème développe une séquence comparative où la puissance se renverse antithétiquement en impuissance. Il ne s’agit plus d’un écart et d’une distance, comme dans tant de poèmes de la nostalgie, mais d’une dégradation ontologique (que tant de poèmes de Baudelaire inscrivent sous le signe de Satan). Certes, nous reconnaissons la détresse de la parole et le mutisme qui comptent parmi les composantes constitutives de la douleur nostalgique. Mais on ne saurait en rester à cette lecture qui inscrirait Baudelaire dans le prolongement d’une poésie de l’exil.
Le poème s’achève par des vers admirables, où l’on retrouve la persistance d’une autre tradition, mille fois attestée dans la pratique du sonnet, qui consiste à exprimer une défaite personnelle sous la forme d’une chute parfaitement réussie selon les contraintes métriques de la forme fixe. Dès les débuts de l’emploi du sonnet, la parole poétique a cherché à se montrer heureuse, grâce à la maîtrise avec laquelle elle évoquait la souffrance ou l’échec amoureux. Il fallait que le sonnet s’achevât en exprimant superbement ce qui va vers sa fin – une infortune. Ainsi Baudelaire, dans « La cloche fêlée », a su évoquer avec le plus grand art, dans des termes inoubliables, une mort atroce dans l’oubli. C’est un aboutissant extrême du devenir-poésie de la nostalgie, bien au-delà du dépérissement de l’exilé. Dans sa belle étude sur « Les soldats de Baudelaire20 », John E. Jackson parle de l’« allégorisation » de la cloche fêlée en soldat mourant, après que l’« âme » du poète se fut elle-même allégorisée en « cloche fêlée » : « Si la cloche est un soldat qui a bien vieilli, l’âme, au contraire, est une cloche fêlée dont les chants ne s’apparentent guère qu’au “râle épais d’un blessé qu’on oublie”21. » Le point que souligne Jackson est capital. J’y vois même l’un des aspects qui marquent la nouveauté de Baudelaire par rapport à la tradition que j’ai rappelée au début de ces remarques. Le poème, commençant par l’habituelle association des souvenirs et du son de la cloche, aboutit à tout autre chose qu’au regret d’un temps ou d’un lieu perdus. La vie révolue, le monde antérieur, l’écart temporel et spatial ne sont pas évoqués. Seule prévaut une blessure irréparable, le mal qui est fêlure et qui altère, en sa substance, l’être même. Le nostalgique, même s’il dépérit, pouvait encore imaginer un retour au lieu natal. « La cloche fêlée », que Baudelaire songea un moment à intituler « Spleen », est, comme les quatre autres « Spleen », un poème de l’irréversibilité du mal intérieur.
. Voir plus haut, p. 169 et 260-261.
. C.-A. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. XI, « William Cowper, ou de la poésie domestique », 20 et 27 nov., 4 déc. 1854, p. 187-188. Sainte-Beuve présente ces lignes comme un « morceau célèbre ». Une note de Sainte-Beuve déclare que son étude est déjà ancienne, et que les traductions sont dues, pour la plupart, à William Hughes.
. Mme de Genlis, Mémoires inédits sur le XVIIe siècle et la révolution française, dans Bibliothèque des mémoires relatifs à l’histoire de France, t. 15, Paris, 1825, p. 273.
. The Poems of Ossian, Carthon. Ossian, fils de Fingal, trad. Letourneur, 2 vol., Paris, 1777, t. II, p. 2. Voir Christopher Lucken, « Ossian contre Aristote ou l’invention de l’épopée primitive », in Plaisir de l’épopée, sous la dir. de Gisèle Mathieu-Colombani, Presses universitaires de Vincennes, 2000, p. 229-255.
. Wordsworth, Descriptive Sketches Taken During a Pedestrian Tour among the Alps (version de 1850), in The Poems, ed. John O. Hayden, 2 vol., Penguin, 1977, vol. I, version 1850, vers 518-527, p. 109-110 ; version 1793, vers 622-631, p. 913-914. L’expression inmost cell, « la cellule la plus profonde », provient du texte de Cowper que nous avons cité plus haut (voir p. 295). C’est un témoignage d’admiration de la part de Wordsworth, dès la première version de 1793.
. Id., version 1850, vers 645-646.
. Ibid., p. 40.
. J’ai proposé une lecture de ce poème dans La Mélancolie au miroir, Paris, Julliard, 1994.
. Ibid.