Une bouffonnerie transcendantale
Le XVIIIe siècle voit foisonner les « pièces fugitives », les œuvres « badines », les bagatelles, anecdotes, facéties, œuvres de dimension brève qui répondent à l’un des goûts les plus affirmés du « style rocaille » : l’amenuisement, la « miniaturisation ». La mode favorise les petites choses pour contrebalancer les grands monuments et les vastes perspectives : petits appartements, bibelots, putti minuscules1. (À Versailles, Louis XIV avait déjà déclaré, pour l’ornement de ses jardins, qu’il voulait « de l’enfance partout ».)
Le conte de fées, « épopée en miniature2 » (Nodier), tient une place de choix dans la littérature de l’époque. Les quarante et un volumes du Cabinet des fées, qui apportent au public bourgeois ce que la Bibliothèque bleue offrait au public populaire, sont encore loin de rassembler toute la production féerique3.
On commence par recueillir et par adapter les « contes de ma mère l’Oye », on puise aux sources populaires. C’est ce qu’a fait le napolitain Basile, dès le début du XVIIe siècle, dans le merveilleux Pentamerone, c’est ce que fera Perrault. Bientôt afflueront les trésors de l’Orient, et leurs pastiches : Mille et Une Nuits, Mille et Un Jours, Mille et Un Quarts d’heure. Pour des Européens qui s’engouent d’exotisme, le pays des fées, s’il est de surcroît situé dans l’empire du Mogol, offre le double dépaysement du merveilleux et du ciel asiatique : l’on se transporte à la fois dans un autre continent et dans un autre monde, parmi les génies et sous les minarets.
Le conte de fées est comme l’ombre portée du mythe : il réduit les données mythiques à leur structure narrative minimale, souvent sur un plan parfaitement familier. Il met en œuvre des « archétypes » religieux ou cosmologiques, mais pour en jouer en toute liberté. Les contes de nourrice, d’immémoriale antiquité, s’adressent à l’enfant, pour qui tout est jeu : on y propose des mythes simulés pour un simulacre de croyance. L’invention développe ainsi un horizon imaginatif, où l’auditeur voit se profiler un peuple d’êtres fantastiques, visiteurs probables et improbables des heures nocturnes, moins imposants que les dieux, mais plus certains que les songes.
Dans l’Occident chrétien, au siècle de Basile et de Perrault, le conte n’a plus guère de fonction cosmologique ; il comporte, sporadiquement, un résidu moral ; mais c’est là, bien souvent, une leçon inventée après coup et artificiellement surajoutée. Dans les milieux cultivés, l’aptitude à accepter des dogmes est à son niveau le plus bas ; le charme exercé par le conte tient pour une bonne part au rôle qu’il octroie au lecteur : celui-ci est autorisé à se faire le spectateur amusé d’une série d’événements plaisants qui ne relèvent pas du vraisemblable. Il ne lui est pas demandé de prendre au sérieux ce qui lui est offert : on lui propose un simple divertissement, dont il peut goûter la saveur à distance, comme sans y participer. C’est un plaisir analogue à celui que beaucoup de lecteurs ne cessent de prendre, depuis la Renaissance, à la lecture de l’Arioste ou même de Folengo : des aventures se déroulent, enchaînées de façon tellement inacceptable pour le sens « moderne » de la causalité qu’il ne reste plus qu’à jouir du caprice poétique selon lequel se succèdent de belles scènes libres.
La gratuité du conte de fées, le pur plaisir de conter a pu tenter de grands maîtres de la parole. C’est le cas de La Fontaine, lorsqu’il traite en conte de fées l’histoire de Psyché. C’est le cas de maints auteurs du XVIIIe siècle ; par un entraînement occasionnel, ou par l’effet d’une disposition permanente, on les voit céder à la tentation de construire un univers d’images que l’on ne prît pas trop au sérieux. (Les chinoiseries de Boucher, quelques-unes des mythologies de Tiepolo nous en apportent l’équivalent pictural.) Il arrive, chez certains (Crébillon, La Morlière), que la composante érotique l’emporte sur la composante féerique : c’est affaire de dosage. Rousseau lui-même entre dans le jeu, avec sa Reine fantastique.
L’on ne se contente pas de recueillir et d’adapter les contes du « folklore ». L’on en invente de nouveaux ; il y a là une veine ténue et précieuse à exploiter. Le plus souvent, on y recourra dans un but parodique ou satirique. Les rationalistes du siècle des Lumières ont trouvé dans le conte de fées – tenu pour un enfantillage absurde – la mesure qu’ils ont appliquée à toute croyance, et plus particulièrement au surnaturel chrétien. Leur tactique – voyez les facéties de Voltaire – a été de traiter l’histoire sainte comme un conte et de reporter sur la Bible le sourire amusé que nous vouons aux ogres, aux enchanteurs et aux fées. Le merveilleux féerique (forme dégradée du mythe) sert d’arme critique contre le merveilleux chrétien.
Une large part du répertoire fabuleux du XVIIIe siècle est composée de contes allusifs et parodiques : le royaume des fées n’est que l’alibi allégorique des cours européennes. La chronique scandaleuse, une fois affectée d’un signe d’irréalité, se laisse impunément narrer. Il faut que l’écrivain sache introduire juste assez de confusion et de fantaisie pour n’être pas accusé de lèse-majesté ; les analogies doivent être aisément déchiffrables pour qui veut les deviner, mais l’écrivain, si le magistrat menace, peut s’échapper par une porte dérobée. Faible imagination, souvent, puisqu’elle n’a poursuivi d’autre but que de situer la narration fabuleuse à la distance exacte où s’arrêtent les pouvoirs de la censure. Ainsi pratiqué, le féerique n’aura recouru à l’inconnu et au merveilleux que pour mieux dénoncer – l’énigme se dissolvant pour faire place au sarcasme – une réalité sans mystère : grâce à l’adjonction d’enjolivures inessentielles, on aura réussi à ne plus taire les sujets brûlants qu’il eût fallu entourer du silence le plus prudent. Sous le travesti de la féerie, le scandale peut être dénoncé, mais « à blanc ». Le coup d’aile de la fantaisie permet de développer un récit dont le sens littéral est apparemment futile ; c’est par son sens figuré que le conte va désigner la réalité « concrète » – politique, sociale, religieuse… L’allégorie est alors « descendante ». La substance légère du conte permet mille traits dirigés contre des personnages ou des situations réels. Au lecteur, à la lectrice de faire l’application de ces traits et de s’amuser aux dépens de ceux que la caricature aura défigurés : ils participent ainsi à l’activité agressive du satiriste.
S’il réussit ainsi à se détacher et à se moquer de lui-même, s’il ne cherche pas à se donner la consistance d’un récit cohérent, s’il se fait passer pour un caprice du conteur, le conte verra s’accroître sa signification parodique : son merveilleux dérisoire pourra contaminer tout ce qui lui ressemble.
Le narrateur est ici souverain : il peut reprendre son jeu, intervenir à tout moment pour défaire ce qu’il a construit, proposer plusieurs dénouements contradictoires… Que cette humeur satirique prenne plus nettement conscience d’elle-même comme liberté pure ; qu’elle renonce à guerroyer contre « l’infâme » ou contre les abus, nous la verrions alors se préférer et prendre pour but son seul exercice : elle s’approcherait de la définition que les romantiques donneront de l’ironie. Tandis que Voltaire fait de l’esprit contre un adversaire parfaitement défini (sous les travestis), l’ironiste romantique se voudra tout esprit, en opposition générale et indéfinie à tout ce qui n’est pas esprit.
Alors en ce siècle, plus riche en contradictions qu’on ne le croirait, le conte de fées découvre d’autres domaines. À l’état pour ainsi dire pur, le conte sera l’un des refuges de l’imagination libre, de la poésie à l’état sauvage, de toutes les rêveries irrationnelles, rebelles aux exigences de la raison. On a pu s’y complaire pour le plaisir d’échapper, l’espace d’une veillée, à la contrainte de la pensée logique. Voltaire lui-même feint souvent d’être sensible à ces charmes-là.
Par-delà le « sens moral » que l’on donnait à la plupart des fables enfantines, on s’est aperçu que le substrat du conte se prêtait à une interprétation plus grave. Les « grandes vérités » que l’on souhaitait révéler à la place (ou à côté) du christianisme pouvaient être inscrites dans des apologues, dans des récits mythiques, dans des contes fabuleux4. L’initiation interpose une allégorèse ascendante entre l’état d’ignorance et l’état de connaissance. Qu’ils aient été déistes, théistes, francs-maçons, théosophes, amis ou adversaires de la « philosophie », tous les hétérodoxes du XVIIIe siècle ont produit des récits – égyptiens, orientaux, ou d’allure platonicienne, habités par des fées et des génies – où les vérités dernières, d’essence morale ou métaphysique, s’offraient « en énigmes » plus ou moins transparentes. (Un chef-d’œuvre doit au moins être mentionné : La Flûte enchantée.) Dans ce cas, le récit allégorique ne renvoie pas à une réalité bien connue (mais que la prudence et la malice incitent à « gazer ») : il se rapporte à une vérité encore inconnue, à une « maxime » qui ne peut nous être révélée que sous forme figurée.
D’où la solennité de quelques-uns de ces textes qui cherchent à se donner pour inspirés, et qui prennent une allure initiatique. La plupart du temps, ces fables manquent de densité et de véritable épaisseur symbolique : les vérités qu’elles annoncent se réduisent à quelques « principes » abstraits et immédiatement lisibles. L’allégorie a beau être emphatique, elle est dénuée de substance, elle est exsangue. Du moins a-t-elle préparé certains lecteurs à relire les fables du passé en y cherchant – parfois indûment – un sens analogique (ou anagogique). Et lorsque viendra la réhabilitation de l’enfance, lorsque se sera éveillée la nostalgie des commencements du monde, le conte fabuleux apparaîtra comme un vestige des premiers temps. On y cherchera les vérités les plus hautes sous la forme d’une révélation primitive, d’une parole originelle. La symbolique du conte de fées a été, assurera-t-on, le premier écho suscité dans l’imagination des hommes par une sagesse fondatrice : les premiers conteurs étaient initiés aux mystères dont nous sommes aujourd’hui séparés. Toute la tâche de la poésie, diront certains, est de retrouver cette participation perdue, cette enfance de l’esprit. Novalis affirme : « Le conte est à la fois le canon de la poésie – tout ce qui est poétique doit être de la nature du conte5. » Le féerique, recueilli aux sources populaires ou réinventé, produit d’un hasard psychique favorable, deviendra le véhicule d’une gnose. Gracieux, majestueux ou terrifiant, le conte de fées n’est plus le genre littéraire qui permet la parodie du sacré, mais l’aspect inattendu que revêt une nouvelle recherche du sacré. Et dans cette fonction-là, il prend une consistance « ontologique ». Le « rococo » avait dématérialisé le conte féerique, jusqu’à laisser la moquerie seule en scène. Par une voie inverse, le premier « romantisme » cherche à y trouver une telle gravité poétique qu’il en devienne la révélation d’un sentiment, de l’âme d’un peuple, ou de la nature entière, ou plus simplement du vivre à deux : c’est alors l’amour qui triomphe, mais comme puissance objective cosmique.
Quand Carlo Gozzi6 fait représenter sa première pièce « fiabesque », L’Amour des trois oranges, il recourt très ostensiblement à ce que Batteux eût nommé une « allégorie oratoire ». La fable empruntée au Pentamerone de Giambattista Basile (Naples, 1634) prend, dans l’emploi qu’en fait Gozzi, une valeur figurée et satirique ; elle renvoie à la querelle du théâtre, mettant le spectateur en présence des personnages dont les gazettes et les pamphlets parlent quotidiennement : la fée Morgana est le théâtre de l’abbé Chiari, le mage Celio est Goldoni. L’œuvre est donc un manifeste parodique qui porte sur la scène la lutte engagée par les Granelleschi, au nom du bon goût, contre les « réformateurs » et les novateurs. Mais Gozzi ne se contente pas de se moquer du « style d’avocat » de Goldoni et de l’emphase de l’abbé Chiari ; dans L’Amour des trois oranges, le féerique n’est pas donné pour sérieux : l’auteur le tourne aussitôt en dérision. À l’en croire, il se serait ingénié à prouver que des fables ridicules font courir les foules aussi bien que les pièces de Goldoni. Gozzi s’est donc amusé à faire exprès de la mauvaise littérature : il a demandé à de bons acteurs – Sacchi et sa troupe – de faire passer des inepties puériles7. C’était faire coup double : c’était démontrer le charme de la commedia all’improviso dont Goldoni ne voulait plus, et, en présupposant la parfaite vanité de la fable, c’était, contre Goldoni, prouver que l’affluence du public n’est pas un critère de la qualité des œuvres.
Mais il semble que Gozzi se soit laissé prendre à son propre jeu8. La série de ses pièces « fiabesques » le prouve : dès la seconde, Il Corvo, le sarcasme tourné en allégorie « oratoire » s’atténue jusqu’à disparaître. Les allusions parodiques à la réalité du jour n’interviennent qu’à titre de traits disséminés. Simplement, Gozzi persévérait dans son intention de défense et d’illustration des traditions menacées. Et bien qu’il ne fût pas disposé à prendre la fable beaucoup plus au sérieux, il acceptait néanmoins de lui faire symboliser une leçon « morale ». Elle devenait le véhicule d’une sagesse assez simple concernant les vices et les vertus. Pour ce patricien qu’inquiétait le progrès de la « philosophie » et de l’hétérodoxie, jamais la fable n’est apparue comme le truchement d’une révélation qui se substituerait aux préceptes moraux du christianisme. Celle de ses pièces qu’il qualifie lui-même de fiaba filosofica, L’Augellino Belverde, est en fait dirigée contre les principes (« intérêt bien entendu », etc.) prônés par Helvetius et par la philosophie des Lumières. Les intentions symboliques avouées ne prétendent pas initier les spectateurs à de très hautes vérités.
Néanmoins, en dépit de son penchant ironique partout sensible, Gozzi s’est gardé d’effacer le dessin général de ses thèmes fabuleux. Dans la conduite de ses intrigues, il s’est toujours montré d’une remarquable fidélité envers ses modèles, empruntés à la tradition populaire ou aux sources orientales. La substance narrative – l’essence mythique – du conte est ainsi préservée. De la sorte, pour ainsi dire à l’insu de Gozzi, les valeurs symboliques et poétiques de la fable continuent d’être agissantes. S’il ne cherche pas délibérément à introduire de nouveaux mystères, il laisse subsister à tout le moins celui que recèle le récit fabuleux pré-existant qu’il porte à la scène. Mieux encore, nous avons le sentiment qu’en quelques circonstances Gozzi, presque inconsciemment, se laisse emporter par un élan d’imagination ingénue, dans l’esprit du rêve et du mythe : une sorte d’envol fantastique est parfois perceptible dans ses pièces, comme dans le Vathek de Beckford. La fable n’est plus un simple prétexte, elle prend vie, elle prend corps, elle entraîne son narrateur dans une région inconnue, et nous propose une énigme insistante et malaisément déchiffrable. Ce qui enchantera les lecteurs romantiques de Gozzi (surtout en Allemagne), c’est le mélange heureux de libre ironie (où s’affirment les pouvoirs de l’esprit subjectif) et de poésie fabuleuse (où s’annonce la présence d’un esprit « objectif », d’une sagesse impersonnelle, issue des couches primitives de l’âme humaine)9. On lui saura gré d’offrir tout ensemble un témoignage de la légèreté séduisante du XVIIIe siècle italien et un message symbolique issu de l’enfance du monde.
S’il est permis de croire que l’expression libre de la subjectivité, en Europe, date à peu près de la Renaissance, serait-il téméraire de suggérer que, parmi les facteurs qui ont pu favoriser cette découverte, l’expérience du théâtre a compté pour une part non négligeable ? Montaigne, au Collège de Guyenne, a « soutenu les premiers personnages » dans diverses tragédies latines. Les jésuites, on le sait, firent du théâtre un des attraits de leur pédagogie. De plus, il faut souligner l’importance que prend au XVIIIe siècle le « théâtre de société », héritier, en milieu de haute ou de moyenne bourgeoisie, des comédies-ballets où dansaient les princes de l’âge « baroque ». Voltaire (par un goût qu’il a peut-être contracté chez ses maîtres jésuites) s’y amuse toute sa vie. Diderot, qui eût voulu être acteur, mime l’expérience du comédien, ce qui le fait devenir comédien au second degré10. Rousseau enfant compose des pièces pour les marionnettes qu’il a construites avec son cousin Bernard11. Il est inutile de rappeler l’importance du jeu théâtral dans l’apprentissage intellectuel et littéraire de Goethe, de Mme de Staël, de Stendhal ; George Sand, à Nohant, poursuivra l’expérience… Mais les exemples se font plus rares dès la seconde moitié du XIXe siècle.
Quelles observations l’expérience du jeu théâtral a-t-elle pu favoriser ? Parfois, on y a éprouvé la difficulté de s’abandonner à l’exigence du rôle12 ; pour être bon acteur, il faut, sinon s’oublier soi-même, du moins savoir dépasser l’embarras et le machinal de la vie quotidienne. Souvent, en revanche, l’interprétation dramatique déracine la conscience de soi ; une sorte d’ivresse lyrique entraîne l’existence et la transporte dans le destin fictif où elle s’absorbe tout entière : c’est une métamorphose, où toutes les ressources de la personne se déploient pour constituer une personne seconde. Plus souvent encore, l’acteur attentif observe en lui un merveilleux dédoublement, une part intacte du moi réservant ses pouvoirs réflexifs de façon à mieux diriger les gestes du rôle représenté. Pour Diderot, on le sait, cette maîtrise rationnelle caractérise le comédien de génie : en lui, le pouvoir de se faire autre procède d’une vigilance permanente de l’esprit. La multiplicité des incarnations, la perfection des rôles les plus divers ont pour condition nécessaire la constance d’une intelligence machinatrice ; les variations imaginaires supposent un invariant qui les produit et les régit. La conscience, foyer unique et stable, se donne le spectacle des modifications exigées par l’imitation des modèles externes – tout en préservant toujours ses distances et en assurant sa parfaite égalité à soi-même. L’acteur selon Diderot n’est pas sans ressemblance avec le sage qu’avaient décrit les stoïciens – en qui la constance intérieure rend aisée la parfaite représentation des rôles imposés par le destin13. Mais cet acteur paraît également préfigurer l’ironiste romantique. Diderot parle lui-même de « persiflage » : « Qu’est-ce donc qu’un grand comédien ? Un grand persifleur tragique ou comique à qui le poète a dicté son discours14. »
Quand il s’est amusé à monter en scène (dans la maison familiale vénitienne et surtout en Dalmatie), il semble que Carlo Gozzi ait pris le plus vif plaisir à jouer des rôles de composition ; il s’est exercé à contrefaire ; il s’est peu soucié de s’exprimer lui-même. Son expérience a donc porté sur le dédoublement, et plus expressément sur le dédoublement parodique, où s’accentue la distance entre le moi réel de l’acteur et le rôle caricatural qu’il s’attribue. Il suffit de rappeler le charmant épisode des Mémoires inutiles, où Gozzi raconte le succès qu’il a obtenu en contrefaisant les soubrettes dalmates : « Je pris le costume, le langage et le ton des femmes de chambre du pays. Les filles de Sebenico, ayant une coiffure galante, composée de tresses et de rubans roses, je fis arranger mes cheveux à leur mode. Plusieurs belles dames eurent la curiosité de connaître cette Lucie mâle, si vive et si endiablée sur la scène ; elles ne trouvèrent qu’un pauvre garçon réservé, taciturne, d’une humeur si opposée à celle de la soubrette qu’elles lui en surent fort mauvais gré15. »
Le vrai Carlo Gozzi et le personnage endiablé qui évoluait sur scène font décidément deux. Pareille distance désappointe les spectatrices, qui s’attendaient à trouver dans l’acteur quelques-uns des traits de vivacité qu’il avait su donner à son personnage ; elles découvrent un grand garçon, sage et maussade. C’est le début des mésaventures de cet homme qui se plaindra constamment d’être pris pour un autre.
Mais si l’expérience psychologique du jeu théâtral a pu être pour Carlo Gozzi assez semblable à celle que décrit Diderot, rien n’est plus différent que l’idéal esthétique dont chacun d’eux se réclame. Tandis que Diderot (proche en cela du Goldoni des pièces « réalistes ») souhaite que le dramaturge et l’acteur prêtent la plus grande attention à la typologie des conditions sociales modernes (le père de famille, le marchand, etc.), Gozzi n’en a cure. Cette servitude à l’égard de la réalité quotidienne lui paraît triviale et déplaisante. Ce qu’il souhaite, c’est que le personnage (dont l’acteur s’appliquera à imiter fidèlement le « modèle » intérieur) soit établi à bonne distance du monde réel, et qu’ainsi le spectacle n’ait pas pour effet de reproduire les vulgaires algarades de la rue. Gozzi, alléguant surtout des raisons de goût (où la critique sociologique actuelle discernerait aisément des motivations réactionnaires), veut maintenir et si possible élargir l’écart entre le fait théâtral et la vérité vécue. Il ne se prive certes pas d’allusions satiriques à la vie vénitienne (l’affaire Gratarol-don Adone le prouve) ; mais, précisément, ces allusions sont indirectes, surajoutées, allégoriques, et elles deviennent d’autant mieux perceptibles au public que la pièce ne se donne pas pour une imitation de la réalité. Le seul personnage réel qu’introduise Gozzi, c’est le storico di piazza Cigolotti16, c’est-à-dire le personnage dont la fonction essentielle est quotidiennement d’introduire de l’irréel dans la vie des badauds qui l’écoutent.
Si l’on s’interroge sur les mobiles profonds de la prédilection de Gozzi pour la commedia dell’arte, l’on s’aperçoit que la raison la plus souvent invoquée – le désir « patriotique » de sauver une tradition nationale – n’est que la plus légère : la commedia était pour lui un univers fictif dont les éléments, reçus du passé, n’ont plus à être créés de toutes pièces, et où la plus débordante vitalité peut se donner libre cours à l’écart de la « vie réelle ». On le sait, ce théâtre était moribond, et l’effort de Gozzi l’a fait survivre par une sorte de respiration artificielle. Pour cet homme de culture complète et raffinée, les traditions populaires en voie de disparition étaient objet de nostalgie ; elles étaient comme n’étant plus, leur mort imminente les purifiait, leur conférait une valeur esthétique : ce Tartaglia, cette Smeraldine dont le public ne voulait plus, Gozzi allait, à lui seul, les faire vivre encore un peu de temps, leur accorder un sursis. Ce que Gozzi aime, dans la Commedia, c’est cette psychologie figée, cet univers clos où les personae dramatis de toutes les histoires possibles préexistent à leur destin et lui survivent. En recourant aux types définis par le répertoire traditionnel (ou, ce qui revient au même, aux divers emplois d’une troupe exercée), l’on échappe une fois pour toutes à la nécessité d’avoir à inventer des caractères, et d’avoir à leur attribuer une évolution psychologique. Prenant ses intrigues dans la tradition fabuleuse et ses personnages dans la tradition théâtrale, Gozzi paraît fermer la porte à toute liberté. En fait, c’est dans ces limites préexistantes que la liberté commence pour lui et pour les acteurs de la troupe de son ami Sacchi : liberté menue, qui est toute dans la variation, dans la broderie improvisée, dans le trait d’humeur instantané ; liberté superflue qui ne change rien à la trame d’avance imposée, à l’identité inamovible des « emplois ».
Dans un pareil art, les événements psychologiques comptent assez peu ; la passion elle-même ne saurait s’exprimer dans des termes inattendus et bouleversants. Peu s’en faut que l’auteur, pour cela, ne s’en remette au savoir-faire et aux ressources d’improvisation de l’acteur. Sismondi, qui constate que « l’imagination trop développée n’admet plus la sensibilité17 », remarque encore très finement : « Tant de merveilles ne laissent à l’auteur, ni au spectateur le temps de s’attendrir : le premier court à de nouveaux imbrogli, qu’il veut nouer ou dénouer ; il se débarrasse, par quelques mots, d’une situation déchirante ; et, dans l’orage des événements, il ne laisse jamais entrevoir les orages du cœur, qui devraient en être la conséquence18. » C’est définir un théâtre où tout est subordonné à l’exigence de l’action. Or, si des œuvres d’action pure doivent être autre chose qu’un jeu d’illusion proprement insensée, il sera nécessaire de conférer à l’action une portée allégorique. La signification de l’œuvre devra se manifester par le développement des événements et des situations, puisqu’elle ne réside pas dans l’évolution des caractères et des expériences affectives exprimées sur scène. Chez Gozzi, le recours aux thèmes féeriques et le refus de la psychologie « réaliste » sont étroitement solidaires ; il tient à sauvegarder ses distances avec la réalité « commune », tout en conservant la double possibilité de désigner symboliquement des vérités cachées (d’ordre moral ou philosophique) et de diriger une critique allusive et satirique contre les travers des Vénitiens. À cet effet, la fable ironique et le théâtre déjà anachronique de la commedia renforcent mutuellement leurs pouvoirs. On y a vu, de la part de Gozzi, l’expression d’un péché d’acedia, la distance prise à l’égard de la réalité étant à la fois celle de la paresse et celle de la mélancolie19. En fait, il est à peine besoin de rappeler la façon dont Gozzi se traite lui-même dans ses Mémoires (qu’il qualifie d’emblée d’« inutiles ») nuançant finement les ridicules qu’il s’octroie et les justifications qu’il apporte à sa conduite. La distance que son théâtre prend à l’égard de la réalité, Gozzi l’éprouvait constamment à l’égard de sa propre vie. Tout en s’embarrassant dans mille affaires aussi compliquées qu’insignifiantes, il a choisi d’être un absent, et il n’y a souvent que trop bien réussi.
Lorsque les romantiques allemands (les frères Schlegel, Tieck, Jean-Paul, Hoffmann) liront, dans la traduction de Werthes, l’œuvre de Gozzi, bien des éléments de circonstance leur échapperont. Ils ne seront pas en mesure d’évaluer tout ce qui, dans le théâtre de Gozzi, est dû à l’étroite collaboration avec la troupe de Sacchi ; en revanche, par son arbitraire, sa féerie, son mélange de comique et de situations pathétiques, ce théâtre leur apparaîtra comme l’acte d’une libre fantaisie appliquée à refuser et à surmonter les aspects triviaux d’un monde déchu, condamné à la vulgarité. Le théâtre de Gozzi leur offrira le modèle du style et de la forme littéraire dans lesquels ils souhaiteront rendre sensible leur propre philosophie. L’ironie romantique n’est pas l’ironie de Gozzi, mais se sert de sa « manière » pour faire passer, littérairement, un nouveau message. À titre d’exemple, citons cette déclaration de Friedrich Schlegel : « Il existe des œuvres poétiques anciennes et modernes toutes traversées, toutes aérées par le souffle divin de l’ironie. Une bouffonnerie véritablement transcendantale vit en elles. À l’intérieur, c’est l’état d’âme qui survole tout et qui s’élève infiniment au-dessus de tout ce qui est déterminé, et même au-dessus de l’art, de la vertu ou de la génialité que l’on posséderait en propre : à l’extérieur, dans l’exécution, c’est le style de mimique dont peut faire preuve un bon bouffon italien ordinaire20. » Pour A. W. Schlegel, Gozzi n’était pas véritablement conscient de la portée que donnait à son théâtre le mélange du tragique fabuleux et du comique des masques : « Au caractère merveilleux des contes de fées, à leur foisonnement d’aventures s’opposait, dans un contraste frappant, le merveilleux des rôles traditionnels masqués, poussé également à une sorte d’exagération. La vérité naturelle était dépassée par l’arbitraire de la représentation, aussi bien dans les parties sérieuses que dans les épisodes où la fantaisie se donnait libre cours. Gozzi, de la sorte, avait fait une découverte, dont il ne discernait peut-être pas lui-même la signification plus profonde : ses masques prosaïques, jouant la plupart du temps en improvisant, formaient presque d’eux-mêmes l’ironie de la partie poétique… Ce que j’entends sous le nom d’ironie… c’est, dans la représentation des événements, l’aveu qu’on y insère, par des allusions plus ou moins sensibles, de l’exagération et du parti pris unilatéral dû à l’intervention de l’imagination et de l’émotion… ce qui a pour effet de rétablir l’équilibre21. »
Les rois mélancoliques
Sous sa forme la plus archaïque et la plus « naïve », la fable aime déjà à rendre compte de ses propres origines : le conteur raconte la naissance du conte. Il lui confère une raison d’être, il lui attribue une finalité. Il fait le récit d’une situation singulière où la narration intervient : on sait comment et avec quel art les Mille et Une Nuits racontent l’instauration de la relation narrative : ni le lien de la narratrice avec ses deux auditeurs, ni l’enjeu ne sont indifférents. Pour Shahriar, cruellement trompé et cruellement détrompé, les femmes sont comme n’existant plus : puisque leur fidélité est un leurre, puisque leur foi a la vie si courte, elles périront aussitôt possédées. Shahriar n’ose plus faire confiance au temps : la narration sans cesse interrompue de Sheherazade – interruption qui permet de renvoyer au lendemain sa mise à mort toujours pendante – réintroduit la durée dans l’univers de Shahriar, sous les espèces de la curiosité. Le récit différé est l’unique ressource contre la mort. Le couple asymétrique des sœurs conteuses, Shéhérazade et Dinarzade, est l’antithèse féminine et féconde du couple asymétrique des frères royaux Shahzenan et Shahriar, qui ne songent qu’à se venger de leurs déceptions conjugales. Pour conjurer la négation qu’une mélancolie sanguinaire ne cesse d’opposer à la vie, la voix de Shéhérazade, condamnée en sursis, ne cesse à son tour de déployer les ressources infinies de l’imagination fabulatrice. Le conte apparaît ainsi comme le remède proposé à celui dont la conscience a cessé de pouvoir progresser dans la durée vivante.
Ne fût-il qu’un divertissement badin, le conte veut être une intervention thérapeutique capable de ranimer (en le « captivant ») celui que les chagrins, l’ennui, l’humeur morose avaient écarté de la vie. Sur le modèle biblique de David apaisant par la musique le « mauvais esprit » de Saül, ou sur le modèle mythologique de Dionysos venant secourir Ariane affligée, l’œuvre de l’artiste, voire celle même du philosophe ont constamment cherché leur prétexte dans la consolation, le réconfort, ou la diversion qu’elles pouvaient apporter à des êtres qui avaient fait sécession dans la souffrance ou dans la solitude mélancolique. Depuis Rabelais à tout le moins, et à travers tout l’âge baroque, on ne compte pas les œuvres « facétieuses » qui se font passer pour des « remèdes » ou des « préservatifs » de la mélancolie ; c’est un prétexte habituel pour les ballets et les « masques » que de feindre quelque prince ennuyé à l’intention duquel l’on organise des entrées burlesques22.
Le recueil des contes du Napolitain Basile – Le Pentamerone – prend source dans l’histoire d’une princesse incapable de rire, et dont la mélancolie n’est guérissable d’aucune façon :
Il était une fois un roi de Vallepelosa, qui avait une fille appelée Zoza. Jamais on ne la voyait rire, comme si elle était quelque nouveau Zoroastre ou quelque nouvel Héraclite. Le malheureux père, qui ne respirait que pour cette fille unique, n’avait négligé aucun moyen pour la délivrer de la mélancolie. Dans l’espoir de la faire rire, il faisait venir tantôt les amuseurs qui marchent sur des perches, tantôt ceux qui s’enfilent dans des cercles23.
La liste est longue des divertissements inefficaces… Un jour cependant, le père désolé fait couler sous les fenêtres de sa fille des fontaines d’huile dans l’espoir que les passants, pour éviter d’être tachés, feraient des cabrioles ridicules. Une vieille apparaît ; elle cherche à recueillir l’huile au moyen d’une éponge qu’elle exprime dans une petite cruche. Un « petit diable » de page – un diavoletto di paggio – jette une pierre qui brise la cruche. Au cours de la dispute, où toutes les ressources du vocabulaire injurieux sont mises en jeu, la vieille, « s’échappant du bercail de la patience, levant le rideau de la scène », fit voir « la scène bocagère » (fece vedere la scena boschereccia). C’est là une très archaïque magie « répulsive ». Zoza éclate de rire. La voici guérie de la mélancolie, mais la vieille jette un sort d’amour à la princesse : celle-ci va se mettre en chemin pour rejoindre le seul mari qui lui soit destiné, le prince Taddeo. Sa quête échoue au moment où elle semble près d’aboutir : la place de reine est usurpée par une esclave noire. Grâce au secours des fées, Zoza inspirera à l’esclave enceinte le désir « mélancolique » d’entendre des fables ; dix femmes raconteront cinq jours durant… Zoza pourra, à la fin, conter sa propre histoire ; l’usurpatrice sera démasquée, et Zoza sera enfin reine.
Ce thème enfantin est le point de départ de la première pièce de Carlo Gozzi, L’Amour des trois oranges. Mais la fable n’est plus ici à l’état naïf et « sauvage ». C’est une allégorie ironique. Tartaglia, fils du roi des Tarots, se consume de mélancolie pour avoir absorbé trop de mauvaise littérature : il est littéralement bourré du pathos nocif de l’abbé Chiari. L’œuvre de l’abbé Chiari est d’ailleurs figurée sur scène par la méchante fata Morgana. Le mage Celio, qui représente le théâtre de Goldoni, est plus bienveillant ; il délègue Truffaldino pour dérider le prince. Truffaldino, variante bergamasque d’Arlequin, est peut-être comme Arlequin le lointain héritier d’un démon archaïque. C’est à lui, significativement, qu’incombe le rôle qui était chez Basile celui du diavoletto di paggio : la fata Morgana tient le rôle de la vieille qui, sous les insultes de Truffaldino, va tomber « jambes en l’air » (a gambe alzate). « L’analyse réflexive » de Gozzi donne la clé du spectacle : « Toutes ces trivialités, simple transposition à la scène du conte trivial, divertissaient l’Auditoire par leur nouveauté, tout autant que les Bonnes Ménagères, les Campielli, les Baruffe Chiozzotte et autres œuvres triviales du Signor Goldoni24. »
Car Gozzi ne veut pas se borner à la représentation d’une naïve histoire enfantine : il cherche à faire passer un tract littéraire par le biais de la fable. Mais la fable a sa raison que la raison ignore. Gozzi va subir, à son corps défendant, le pouvoir des vieux récits de bonne femme qu’il oppose à un récit novateur très au fait de la réalité du moment : tout se passe comme si certaines exigences psychiques très élémentaires arrivaient à se manifester en dépit de l’intention polémique. L’intelligence critique de Gozzi va être comme prise à revers par l’univers fabuleux dont elle avait voulu se servir. L’applaudissement populaire et je ne sais quel acquiescement intérieur vont obliger Gozzi à abonder dans un sens dont il n’avait pas prévu l’importance. Certes, c’est de comédies larmoyantes et de drames emphatiques qu’est fait l’engorgement de « bile noire » dont souffre Tartaglia. Mais d’autres princes mélancoliques apparaîtront dans les pièces ultérieures de Gozzi, sans que leur maladie ni leur complexion ait le moins du monde une portée de polémique littéraire. La dimension propre du conte reprend ses droits : rois mélancoliques, princes exilés, héritiers prétérités sont ici, conformément à l’une des plus anciennes traditions narratives, les victimes d’un mystérieux dérangement qui a troublé l’ordre du monde. La narration fabuleuse racontait comment, à travers des péripéties merveilleuses, le désordre est surmonté et toutes choses sont rétablies en leur vraie place.
Prêtons attention aux rôles que Gozzi a confiés à Sacchi, le directeur de la troupe. Le Truffaldino de la commedia dell’arte va-t-il pouvoir être autre chose qu’un messager occasionnel ou qu’un facétieux comparse apparaissant dans les intervalles de l’action véritable ? Il n’est guère que cela dans Il Corvo ou dans Turandot. Mais ailleurs, il intervient dans le cours des événements, et son rôle, fût-il fugitif, est d’une importance décisive. Examinons-le dans L’Amore delle tre Melarance (L’Amour des trois oranges). Nous le savons, sans ses pitreries, le prince n’aurait jamais pu sortir de la mélancolie qui le tenait captif. Dans la quête des oranges, Truffaldino sera, comme il se doit, l’acolyte, le compagnon de route, l’écuyer. Il participera aux « épreuves » imposées à Tartaglia. Or Truffaldino est d’un naturel balourd, balordo per istinto ; en dépit des plus expresses défenses, il ouvrira les deux premières oranges dans un désert, loin de toute fontaine : il en sortira deux petites princesses qui mourront de soif sur-le-champ. La troisième orange seule sera sauvée, grâce à l’intervention résolue de Tartaglia : Ninette, sortie de cette orange, est aussitôt l’élue destinée à épouser le prince. Un enchantement maléfique permet à la « moresque » Smeraldine de se substituer à Ninette (comme l’avait fait l’esclave noire dans le conte de Basile). Une épingle enchantée, passée dans la chevelure de la princesse, l’a transformée en colombe. Le jour des noces de Tartaglia et de l’usurpatrice, Truffaldino s’affaire à la cuisine : la colombe apparaît, parle, inspire à Truffaldino un sommeil invincible. À trois reprises, le rôti brûle, tout est à recommencer. Le roi apparaît en colère à la cuisine. On donne la chasse à la colombe. C’est Truffaldino qui l’attrape ; il la caresse : « On sentait sur sa tête un petit renflement ; c’était l’épingle magique. Truffaldino l’arrachait. Et voici la colombe transformée en Princesse Ninetta25. »
Ainsi Truffaldino, à la fois balourd et providentiel, apparaît comme celui qui compromet tout (qui agit de travers), et en même temps comme celui qui intervient presque inconsciemment pour tout sauver, pour tout remettre dans le droit chemin. À la manière des personnages légendaires auxquels il est apparenté, à la manière de certains des clowns de Shakespeare (qui appartiennent à la même famille), Truffaldino introduit le désordre dans un monde désordonné ; mais ce désordre supplémentaire, fomenté de façon à la fois ingénue et surnaturelle, contribue à la restauration de l’ordre primitif et rétablit l’harmonie compromise. Gozzi a repris là une tradition qui attribue au bouffon, au clown, les fonctions ambiguës d’un fauteur de désordre et d’un sauveur, d’un auxiliaire surnaturel qui ignore la véritable portée de ses actes. Dans le Re Cervo, l’oiseleur Truffaldino apporte au palais royal l’enchanteur Durandarte transformé en perroquet : Truffaldino devient ainsi l’auteur involontaire de la délivrance du roi Deramo, prisonnier d’une forme étrangère. Dans L’Augellino Belverde, Truffaldino charcutier a recueilli, sans connaître leur identité, les enfants royaux Renzo et Barbarina, victimes de la méchanceté d’une terrible et ridicule grand-mère : les ayant sauvés des eaux, il est devenu leur père adoptif.
Comme Panurge, comme Sancho, comme Leporello, il est l’acolyte ridicule. Mais, sous les dehors de la maladresse, il est providentiellement adroit. Gaspilleur de gestes et de paroles, il mène un jeu effréné qui a une efficacité de libération magique. Il est le protecteur, l’esprit gardien, et, comme l’Héraclès bouffon d’Euripide, il détient le sauf-conduit qui permet de franchir la frontière de la mort vers la vie. Dans sa dextérité gauche et sa gaucherie rectificatrice, il recueille dans sa personne le double héritage mythique d’un très ancien transgresseur diabolique et d’un non moins ancien passeur bénéfique. Les données si complexes du théâtre de Gozzi séduiront les romantiques allemands, et tout particulièrement E. T. A. Hoffmann, qui reprend et développe à sa manière ces thèmes dans la Princesse Brambilla.
. Cf. Jean Starobinski, L’Invention de la liberté (1700-1789), Genève, Skira, 1964 ; L’Invention de la liberté, 1700-1789 suivi de 1789 Les Emblèmes de la Raison, Paris, Gallimard, 2006.
. « Il y a deux sortes d’allégorie : l’une qu’on peut appeler morale, et l’autre oratoire. La première cache une vérité, une maxime : tels sont les apologues : c’est un corps qui revêt une âme. L’autre est un masque qui couvre un corps ; elle n’est point destinée à envelopper une maxime, mais seulement une chose qu’on ne veut montrer qu’à demi, ou au travers d’une gaze. Les orateurs et les poètes se servent de celle-ci quand ils veulent louer ou blâmer avec finesse. Ils changent les noms des choses, les lieux et les personnes, et laissent au lecteur intelligent à lever l’enveloppe et à s’instruire lui-même. » (Abbé Batteux, Principes de la littérature, t. I, p. 266, éd. 1764.)
. Novalis, Gesammelte Werke, 5 vol., Zurich, 1946, t. IV, p. 165, frag. 2403.
. « Immaginai che, se avessi potuto cagionare del popolar concorso a dell’opere d’un titolo puerile, e d’un argomento il più frivolo e falso, averei dimostrato al signor Goldoni per tal modo che il concorso non istabiliva per buone le sue rappresentazioni » (Carlo Gozzi, Ragionamento ingenuo, in Opere, a cura di Giuseppe Petronio, I Classici Rizzoli, p. 1085.)
. C’est ainsi que l’entend déjà Sismondi : « Ainsi le comte Gozzi apprit, par une expérience fortuite, tout le parti qu’on pouvait tirer, par le succès, de l’amour du peuple pour le merveilleux, de l’étonnement dont les spectateurs sont frappés par des transformations et des tours d’escamoteurs exécutés en grand sur le théâtre, enfin de l’émotion qu’excitent toujours les premières histoires qu’on a entendu conter dans son enfance… Gozzi se mit à travailler plus sérieusement dans le genre qu’il venait de découvrir (J. Ch. L. de Sismondi, Littérature du midi de l’Europe, 1813, t. II, p. 390).
. Confessions, livre I.
. Memorie Inutili, parte prima, cap. XI.
. Prologue du Re Cervo.
. Ibid., p. 394.
. « Quel suo trasferir la tradizione dalla sfera dei rapporti umani, sommersa nel divenire, in un ozio fantastico di divinità, immobili sul monte Ida a guardare uomini pastori parar greggi d’uomini, era peccato d’accidia, nascosto dietro atti iracondi e fumi d’interminabili bizze » (Mario Apollonio, Storia del Teatro Italiano, vol. II, p. 421). Nous renvoyons également le lecteur aux diverses études de Giuseppe Ortolani.
. Cours de littérature dramatique, deuxième partie, huitième leçon.
. Il Pentamerone, ossia la Fiaba delle Fiabe, tradotta dall’antico dialetto napoletano e corredata di note storiche da Benedetto Croce, Bari, Laterza, p. 3.
. Tutte queste trivialità, che rappresentavano la favola triviale, divertivano l’Uditorio colla loro novità, quanto le Massere, i Campielli, le Baruffe Chiozzotte, e tutte l’opere triviale del Sig. Goldoni. » Opere, p. 63 ; L’Amour des trois oranges, traduit par Eurydice El-Etr, Paris, La Délirante, 2009, p. 28. Nous modifions légèrement la traduction.
. « Si sentiva un picciolo gruppetto nel capo ; era lo spillone magico. Truffaldino lo strappava. Ecco la colomba transformata nella Principessa Ninetta ». L’Amour des trois oranges, op. cit., p. 50.