Gozzi opposait la vieille gaieté de la commedia à l’emphase de Chiari et à la trivialité de Goldoni1 ; il leur préférait un allègre théâtre d’illusions ; il exprimait sa préférence dans une pièce parodique où il fait triompher la commedia (symbolisée par le personnage de Ninetta rendue à sa forme princière) ; mais pour accabler ses adversaires, il a cherché à surpasser le ridicule de Goldoni et de Chiari par le ridicule superlatif de la fable : or il s’est pris à son jeu, il a réenchanté la fable dans une dramaturgie, où évoluent des princes mélancoliques, des bouffons sauveurs, des femmes cruelles, des cœurs fidèles.
Le voici comme un chimiste qui, sans s’en douter, a opéré une synthèse importante : son œuvre « fiabesque » contient dans ses thèmes et ses personnages la sagesse de la fable et de la commedia primitives, mais elle comporte en même temps toute une dimension réflexive, critique et nostalgique. Œuvre « naïve » ? Œuvre « sentimentale » ? Les catégories schillériennes sont en défaut. Il y a ici trop d’ingéniosité pour que l’imagination soit vraiment spontanée ; trop de littérale fidélité aux thèmes légendaires pour que nous nous sentions entraînés hors du cercle enchanté de la fable enfantine.
Un roman initiatique
Fable, théâtre improvisé, ironie, personnages grotesques, thèmes du désordre et du salut : nous retrouvons tous ces éléments, dans la Princesse Brambilla2 de E. T. A. Hoffmann, non plus en ordre dispersé, mais dans une corrélation organique.
Il n’est pas nécessaire de rappeler tout ce que Hoffmann doit à Gozzi ; ni même, en particulier, tout ce que lui a emprunté la Princesse Brambilla, où le titre d’une des œuvres de son théâtre apparaît dès la préface. Si la Princesse Brambilla, quant aux décors et aux costumes, est bien une « fantaisie à la manière de Callot » (comme l’annonce son titre), il n’est pas exagéré de dire que l’œuvre développe l’idée inlassablement exposée dans L’Amour des trois oranges, dans les Mémoires, dans les écrits polémiques de Carlo Gozzi : le rôle salvateur de la commedia dell’arte. Hoffmann traitera ce sujet comme l’histoire d’une métamorphose : Giglio Fava, un mauvais acteur, vaniteux et déclamateur, va subir, durant les journées et les nuits folles d’un carnaval, une aventure à demi hallucinatoire qui le détache des rôles ampoulés où il s’était complu jusqu’alors ; il saura enfin refuser les offres de l’abbé Chiari (Hoffmann invente un ancêtre romain de l’ennemi de Gozzi) et il deviendra un improvisateur de la commedia, un Brighella et un Truffaldino admirables. Le triomphe de la commedia sur le théâtre faussement pathétique nous est ici représenté comme le résultat d’une transmutation survenue à l’intérieur d’une conscience. Celle-ci, partie d’un niveau inférieur, accède à la pleine possession de la vérité esthétique. La Princesse Brambilla est un roman initiatique dont le héros, à travers un parcours labyrinthique, franchit les étapes d’une éducation qui est en même temps révélation. La connaissance et, simultanément, la faculté d’aimer lui sont peu à peu dévoilées.
Ce qui, chez Gozzi, était l’opposition statique de deux termes incompatibles (la tragédie à la Chiari et la commedia) devient donc chez Hoffmann point de départ et point d’aboutissement d’une évolution psychique. Nous assistons à un parcours initiatique, à travers une série d’épreuves de caractère symbolique. Ces épreuves tiennent pour une part à l’exaltation imaginative de Giglio Fava : ce sont les étapes d’un profond bouleversement affectif. Mais, d’autre part, toute l’évolution intérieure de Fava est dirigée du dehors par le charlatan Celionati, personnage dont le prototype est Cigolotti, storico di piazza (« conteur public »), emprunté à la réalité vénitienne et mis sur scène par Gozzi. Sous la défroque de Celionati se cache, nous l’apprendrons à la fin du récit, le prince Bastianello du Pistora ; image amplifiée et déformée du comte Carlo Gozzi ; désirant sauver la commedia et lui procurer de bons acteurs, il a jeté son dévolu sur Giglio et sur sa fiancée, la petite couturière Giacinta. En prenant si parfaitement l’aspect du charlatan, Bastianello nous prouve qu’il est déjà, quant à lui, un acteur accompli de commedia. Mais Giglio et Giacinta doivent le devenir. C’est pourquoi Celionati, initiateur, pédagogue et thérapeute, jette le jeune couple dans un état d’exaltation effrénée, et pousse la supercherie jusqu’à créer sur leur passage le décor et les circonstances qui donneront à chacun d’eux l’illusion que le rêve chimérique est en voie de réalisation. Hoffmann écrit à l’époque de la seconde vague du « magnétisme animal » ; il nous invite à voir dans la volonté du prince la cause de la voyance de Giglio. Nous savons que le magnétisme animal représente l’état naissant de la théorie psychanalytique, et le lecteur contemporain aura souvent l’impression que l’évolution de Giglio Fava, à travers ses rêves et ses fantasmes, ressemble à l’histoire d’une psychanalyse.
Comment Celionati s’y prend-il ? Suggérant à Giglio Fava que la princesse Brambilla, venue tout exprès d’Orient pour le Carnaval, est amoureuse de lui, le poursuit et désire l’épouser, il donne l’impulsion, chez le jeune comédien, à un extraordinaire élan d’imagination rêveuse. Voici Giglio transporté en pleine fantasmagorie et convaincu d’être en personne le prince Cornelio Chiapperi, le bien-aimé de Brambilla. Tout à son rêve, Giglio oublie sa charmante fiancée, la petite couturière Giacinta. Celle-ci, de son côté, se laisse entraîner dans un rêve parallèle de grandeurs, où elle s’imagine l’élue d’un prince originaire du pays bergamasque… Processions exotiques, cérémonies bizarres, rencontres inopinées, mouvements de foule sont soigneusement aménagés par Celionati pour troubler la tête de Giglio dans sa quête fiévreuse. Un univers féerique paraît s’offrir à lui, puis se dérobe ; la princesse Brambilla se laisse apercevoir, puis s’évanouit. La réalité vacille, mais la féerie n’est qu’une image insaisissable. Pourtant, toutes les fois que Giglio consent à se départir de sa suffisance, de sa morgue avantageuse, de sa complaisance narcissique, l’objet de ses désirs devient plus proche, s’offre à sa portée. L’une des épreuves essentielles de Giglio est celle du travesti ridicule, qu’il se refuse d’abord à revêtir complètement ; il est trop naïvement infatué de sa personne pour ne pas chercher à laisser voir sa jolie tournure, sous « une jolie culotte de soie azur aux nœuds ponceau, allant avec des bas couleur de rose3 ». C’est désobéir aux conseils de Celionati, qui l’avait prévenu : « Plus votre accoutrement sera invraisemblable et repoussant, mieux cela vaudra4 ! » Il faut savoir se quitter soi-même, disparaître complètement sous l’accoutrement le plus grotesque, bref, s’anéantir joyeusement, pour renaître à une nouvelle existence. L’approche de la princesse de féerie est subordonnée à la négation que l’acteur se doit d’infliger à son moi vaniteux – ce moi d’abord incapable de s’oublier, ne jouant pas ses rôles, mais « se jouant perpétuellement lui-même5 » comme le mauvais acteur dont parle Diderot. L’un des épisodes décisifs dans le progrès de Giglio est le combat où, sous la forme du Capitan Pantalon, il tue un Giglio Fava singulièrement ressemblant – mais qui est en fait un mannequin de carton, dont le cadavre est « bourré des rôles provenant des tragédies d’un certain abbé Chiari6 ».
Le sacrifice du mauvais double est l’image allégorique de la négation et du dépassement de soi par l’ironie. La « bouffonnerie transcendantale » surmonte ainsi l’esprit de sérieux. L’épreuve psychologique coïncide avec une purification esthétique. Car les cadavres laissés sur le terrain sont à la fois la vanité naïve de la personnalité et la sensiblerie emphatique de toute une littérature correspondante. Pour découvrir sa vraie nature, Giglio Fava doit avoir appris à se rendre impersonnel, à n’être qu’une puissance légère, bondissante, tournoyante, à se laisser investir par le « modèle », par le « type » d’un rôle préexistant hors de lui :
Quand je vois un de ces masques extravagants provoquer le rire du peuple par d’affreuses grimaces, j’ai l’impression qu’un modèle original qui s’est révélé à lui lui parle7…
Mais, dans la courte période qui suit sa victoire sur lui-même, Giglio reste encore, aux yeux de Celionati, un malade : l’être appliqué à se nier ironiquement lui-même souffre de « dualisme chronique ». Il a appris par l’ironie à tout voir à l’envers, mais cette inversion engendre le vertige. Giglio s’en plaint :
Quelque chose se sera dérangé dans le champ visuel, car je vois malheureusement presque toujours à l’envers, ce qui fait que les choses les plus sérieuses me paraissent souvent infiniment bouffonnes, et inversement les choses les plus bouffonnes infiniment sérieuses. Cela provoque souvent chez moi une affreuse angoisse et un vertige si violent que je puis à peine tenir debout8.
Pourtant, dans cet état, il est déjà salué comme un prince : la métamorphose est accomplie. Mais le prince exilé, sans terre, sans exercice, « privé de l’espace indispensable9 » : il lui faut trouver un royaume et, pour recouvrer pleinement la santé, s’unir « avec la plus belle des princesses ». Son royaume sera celui du jeu et du théâtre ; sa princesse sera Brambilla. Le point décisif de l’évolution de Giglio est la scène où, sous les atours du Capitan Pantalon, il improvise sur le Corso une scène où il repousse les avances de Brambilla. Capable de prendre ses distances à la fois à l’égard de lui-même et à l’égard de l’image aimée, Giglio a enfin mérité d’être lui-même et de posséder la princesse. En se soumettant, sous un accoutrement grotesque, à Brambilla, il trouve enfin sa patrie véritable. Il est enfin, et pleinement, le vrai Giglio, une nature princière, et le plus cocasse des Capitans Pantalons : trois personnes en une. De même, Giacinta est tout ensemble l’ancienne couturière, la Princesse Brambilla et une étourdissante Smeraldine. Pour tous deux, par miracle, les divisions et les séparations sont désormais surmontées : leurs rêves séparés se sont rejoints, leurs rôles se sont spontanément ajustés. La multiplicité des personnages intérieurs n’est plus fragmentation de l’être, mais surabondance vitale, dans une synthèse où l’ironie, l’imagination (Fantasie) et l’amour s’associent harmonieusement. Une fois acceptés le sacrifice et la dérision de soi, la commedia apparaît comme le lieu où l’acteur vit pleinement sa liberté – comme un univers léger de types éternels et immuables auxquels il faut obéir tout en manifestant un pouvoir inventif intarissable. Le « principe de réalité » n’est pourtant pas sacrifié : l’on se retrouve à la fin du récit, comme au début, dans une chambre où s’affaire la vieille Béatrice, qui prépare un substantiel repas de macaronis. Seulement la chambre de la fin n’est plus la pauvre chambrette du début ; c’est une chambre spacieuse où ne manquent pas les signes d’une honnête aisance10… Le cercle se referme, l’on assiste à un retour qui rassemble les amants : mais c’est un retour enrichi ; l’amour s’est amplifié et s’est approfondi ; Giacinta n’est plus couturière, Giglio n’est plus un dérisoire cabotin. La connaissance a éclos. Ce qui a été perdu au cours des épreuves est retrouvé au centuple.
Or de même que la défroque de Celionati enveloppe la présence longtemps dissimulée du prince Bastianello, de même que l’extérieur présomptueux de Giglio enveloppe le germe (la fève = fava) d’une nature princière et d’un admirable comédien dell’arte, le roman de Hoffmann enveloppe un merveilleux conte de fées. C’est le mythe central de l’ouvrage, l’allégorie explicative qui l’éclaire de l’intérieur. Il est narré d’abord par Celionati lors d’une rencontre avec des artistes allemands au Café Greco ; les épisodes suivants seront lus dans un livre, au palais du prince Bastianello, par un « petit vieillard à longue barbe blanche et revêtu d’une simarre à drap d’argent11 ». Ce même vieillard, dans le cortège d’entrée de la princesse Brambilla, portait sur la tête un entonnoir renversé, emblème traditionnel de la folie. Comme Celionati (qui est charlatan, arracheur de dents, marchand de lunettes), le petit vieillard dispense la connaissance sous les dehors de l’illusion et de la déraison, seule façon de préserver le savoir le plus profond.
Nous sommes en présence d’une allégorie de style gnostique, mais tournée en parodie. « Il y a bien, bien longtemps – on pourrait dire : en un temps qui succéda aussi immédiatement au début des temps que le mercredi des Cendres au mardi gras, régnait sur le pays d’Urdargarten le jeune roi Ophioch12 »…
Ce temps proche du commencement absolu est un véritable âge d’or. Mais, on le sait, l’âge d’or n’est pas fait pour durer. D’emblée, nous apprenons que le roi Ophioch, ainsi que beaucoup de ses sujets, subit « l’empire d’on ne sait quelle étrange tristesse, qui au milieu de toutes ces splendeurs ne laissait pas éclore la moindre joie13 ».
Ophioch est un prince mélancolique, comme le Tartaglia de L’Amour des trois oranges. Tout se passe comme si ce prototype s’était dédoublé. Mais l’explication de son mal prend le ton de la philosophie, ou plutôt de la gnose. Ophioch a perdu la plénitude originelle, l’unité avec la nature maternelle, le privilège de l’intuition immédiate.
Dans l’âge du roi Ophioch résonnaient probablement encore des échos de ce passé merveilleux de joie suprême où la nature permettait à l’homme, qu’elle choyait et dorlotait comme son enfant chéri, l’intuition directe de toute existence, et avec elle l’intelligence de l’idéal suprême, de la plus pure harmonie. Car souvent il lui semblait que des voix suaves lui parlaient dans les mystérieux murmures de la forêt, dans les chuchotements des bosquets et des sources, et que du haut des nuages d’or des bras étincelants descendaient pour le saisir ; sa poitrine se gonflait alors d’ardente nostalgie. Mais ensuite tout s’écroulait en débris informes et confus, de ses ailes de fer l’effleurait le sombre et terrible Démon qui l’avait désuni avec la Mère, et il voyait que dans sa colère elle l’abandonnait sans recours. Les voix de la forêt, des lointaines montagnes, qui jadis éveillaient la nostalgie et les doux pressentiments d’une joie passée, étaient étouffées sous les sarcasmes de ce sombre Démon. Mais le souffle embrasé de ces sarcasmes enflammait en l’âme du roi Ophioch l’illusion que la voix du Démon était la voix de la Mère irritée, nourrissant désormais, pensait-il, l’hostile dessein d’anéantir son propre enfant dégénéré14.
Ne demandons pas à Hoffmann (il n’est pas métaphysicien) pourquoi il fait intervenir un Démon, et d’où provient cette volonté malfaisante. Nous apprendrons par la voix d’un oracle que « la pensée a détruit l’intuition ». Rien ne paraît soulager la tristesse du prince. Son mariage avec la princesse Liris – sans cesse occupée à « faire du filet » et riant irrépressiblement d’un rire superficiel – ne fait qu’aggraver sa peine. Il ne prend de plaisir « qu’à traquer dans une solitude profonde les bêtes de la forêt ». Lors d’une de ces randonnées, croyant viser un aigle, il tire une flèche qui atteint à la poitrine le mage Hermod, gardien d’une tour où « les rois du pays étaient montés jadis en certaines nuits mystérieuses et, médiateurs consacrés entre le peuple et la souveraine de tout ce qui existe, avaient révélé au peuple la volonté et les sentences de la Toute-Puissante ». Or le mage Hermod, réveillé d’un long sommeil, prophétise la réconciliation, la restitution de ce qui a été perdu :
La Pensée détruisit l’Intuition, mais au prisme du cristal en lequel se concrétisa le torrent de feu dans le combat de son hyménée avec le poison ennemi, rayonnera l’Intuition régénérée, elle-même fœtus de la Pensée15 !
La flèche – aiguillon de la douleur – suscite un éveil, et, sinon l’immédiat retour au bonheur primitif, elle provoque du moins l’annonce d’une Wiederbringung aller Dinge (apocatastasis), d’une synthèse pacifiant les puissances antagonistes. Le poison lui-même contribuera au salut et y sera inclus. On sait que, pour la science « traditionnelle » des alchimistes, le cristal est une substance mixte, résultant de l’union de la lumière et d’un froid poison. Ainsi le conflit, porté au degré de la synthèse cristalline, deviendra l’origine d’une nouvelle unité.
Il faudra, dans l’intervalle, que le roi Ophioch et la reine Liris tombent dans une longue léthargie toute proche de la mort. Au terme prescrit, le mage apparaîtra dans les airs, portant le prisme de cristal étincelant.
Et lorsque le mage l’eut élevé bien haut en l’air, il fondit en gouttes fulgurantes qui pénétraient au fond du sol pour en rejaillir immédiatement avec un bruissement joyeux sous la forme de la plus magnifique source aux flots d’argent16.
Autour du mage et de la source naissante, les quatre éléments se livrent une furieuse bataille ; mais bientôt le combat s’apaise, le mage s’éloigne, et, « au lieu même où les esprits avaient livré bataille, il s’était formé un magnifique miroir d’eau, d’une limpidité céleste, encadré de roches brillantes17 »…
À l’instant précis où le prisme mystérieux du mage Hermod s’était dilué en source, le couple royal s’était réveillé de son long sommeil enchanté. Le roi Ophioch et la reine Liris, poussés tous deux par un désir irrésistible, allèrent à la source en toute hâte. Ils furent les premiers à regarder le fond de l’eau. Or, en apercevant dans la profondeur insondable l’azur du ciel, les buissons, les arbres, les fleurs, la nature entière et leur propre moi reflétés à l’envers, ils eurent l’impression que des voiles épais se levaient ; un nouvel et magnifique univers, plein de vie et de gaieté, brilla sous leurs yeux dessillés ; et la claire connaissance de ce monde alluma au fond de leur âme une extase qu’ils n’avaient jamais connue ni pressentie. Ils restèrent longtemps à contempler le fond des eaux ; puis ils se relevèrent, jetèrent un regard l’un sur l’autre et se mirent à rire – s’il faut entendre par « rire » non seulement l’expression physique du souverain bien-être, mais encore et surtout le cri de joie que vous arrache le triomphe des forces spirituelles de l’âme. Si la transfiguration répandue sur la face de la reine Liris, et qui pour la première fois conférait aux beaux traits de son visage un charme vraiment céleste, n’avait pas suffi à convaincre du changement complet de sa pensée, chacun aurait pu remarquer cette métamorphose à la seule façon dont elle riait. Car ce rire nouveau était à mille lieues des bruyants éclats dont elle avait coutume de rebattre les oreilles royales, si bien que beaucoup de bons esprits prétendirent que ce n’était nullement la reine qui riait, mais un autre être, un être merveilleux caché au fond d’elle-même. Il en était de même du rire du roi Ophioch. Lorsqu’ils eurent ri tous les deux de ce rire si particulier, ils s’écrièrent presque en même temps : « Oh ! Nous étions accablés de pesants rêves, dans la solitude inhospitalière d’un monde étranger, et nous nous sommes éveillés au pays natal. Désormais nous nous reconnaissons en nous-mêmes, nous ne sommes plus des enfants orphelins. » Puis, avec l’expression du plus profond amour, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre18.
La vaine moquerie et la ténébreuse mélancolie sont vaincues. Une dernière parole du mage retentit encore du haut du ciel. Elle révèle la signification allégorique du conte :
La Pensée détruit l’Intuition, et, arraché du sein de la Mère, l’homme erre en chancelant sur la terre étrangère dans l’égarement de l’illusion, dans l’aveuglement du vertige, jusqu’au moment où le propre reflet de la Pensée procure à la Pensée elle-même la Connaissance que la Pensée existe, et qu’au sein de la mine infiniment riche et profonde que lui a ouverte la maternelle Reine, c’est la Pensée qui règne en maîtresse, dût-elle même obéir en vassale19.
La source, on le voit, n’est nullement le symbole de l’origine, du jaillissement primitif ; apportée en un cristal par le mage blessé, elle est donc médiatisée par la souffrance : c’est le miroir dans lequel la pensée se pense, découvre son reflet inversé et prend possession de sa propre souveraineté. La pensée désormais se sait maîtresse et vassale du monde naturel… La source, devenue lac limpide, parachève la division réflexive de l’esprit, mais de façon qu’il se sache présent à lui-même. La réconciliation ne s’est pas opérée au prix de la suppression du terme négatif (la pensée), mais grâce à une sorte de négation de la négation, au cours de laquelle la pensée se dépasse et se délivre de sa propre malédiction. Ce mouvement est celui de l’ironie. Nous l’apprenons par l’exégèse que donne du récit de Celionati l’un des artistes allemands qui l’ont écouté. (Reinhold parle d’humour ; mais ici, humour et ironie sont des termes équivalents) :
La source d’Urdar… n’est rien d’autre que ce que nous autres Allemands appelons l’humour, cette merveilleuse faculté née de la plus profonde intuition de la nature, qui permet à la pensée de se faire elle-même son propre double et de mesurer aux singulières incartades de ce sosie les siennes propres, et, pour garder ce terme impertinent, de reconnaître ici-bas les incartades de toute existence pour s’en divertir20.
« Métier de charlatan »
On a souvent insisté sur ce que Hoffmann doit à la pensée du médecin-philosophe G. H. von Schubert21. Assurément, cette théorie de l’ironie est un écho très évident de la pensée de Fichte22.
Mais le mythe ne s’achève pas avec cette joie reconquise. L’histoire se prolonge de manière singulière, et, quoi qu’en aient dit certains des interprètes de Hoffmann, ce n’est nullement pour préparer au conte une apothéose d’opéra à grand spectacle. Si le mythe, d’une certaine manière, se répète à l’intérieur de la nouvelle de Hoffmann, c’est parce qu’un mythe du miroir serait incomplet s’il n’était lui-même repris en miroir. Et cette reprise en miroir sera conduite, comme le veut aussi le mythe, à travers une histoire de morts et de résurrections, de sommeils maléfiques et de réveils.
Ophioch et Liris meurent subitement sans descendance. On les embaume ; les ministres, par un système ingénieux, donnent, pour quelque temps, au peuple l’illusion que les souverains sont vivants. Quant au lac limpide, il se trouble, il devient un marais fangeux. Une délégation, en désespoir de cause, va consulter le mage Hermod ; elle rencontre un démon qui a pris l’apparence du mage et qui dispensera des conseils pernicieux sous forme d’énigme… La reine annoncée apparaît sous la forme d’une charmante enfant, dans une fleur de lotus qui s’est élevée de la terre desséchée du lac. La princesse Mystilis est destinée à reprendre le gouvernement d’Urdar. Tandis qu’elle grandit, l’on s’aperçoit qu’elle parle un langage incompréhensible. Le remède conseillé par le démon – faire du filet avec l’aiguille ensevelie sous le tombeau du couple royal – transforme Mystilis en une figurine de porcelaine. Mais les belles dames du royaume continuent à faire du filet, car elles doivent tisser, selon l’énigmatique prophétie, le réseau qui doit capturer un brillant volatile. Quel est le sens allégorique du filet ? Il s’agit peut-être de l’ouvrage superficiel et interminable qu’élabore l’entendement rationnel, par voie d’association. (L’on sait que les romantiques anglais opposeront à l’imagination créatrice les associations sans portée de la fancy.) Nous savons mieux qui est le brillant volatile : il n’est autre que le « béjaune » Giglio, drapé dans la parure multicolore d’un bel habit princier qu’il a cru opportun de revêtir pour pénétrer dans le palais Pistoia.
De même qu’auparavant le poison de la pensée est entré en composition dans le cristal libérateur, les conseils du démon pernicieux vont ici s’accomplir à ses propres dépens. La capture du volatile Giglio vaniteux et paré, son exposition dans une cage dorée constitueront pour lui l’une des dernières étapes de son instruction. Il ne lui restera plus qu’à connaître l’ivresse effrénée de la danse avec la princesse Brambilla, puis à sacrifier son double ridicule… Alors Giglio pourra pénétrer une seconde fois au palais Pistoia, cette fois en compagnie de Brambilla, dans une extravagante procession nuptiale, et, tandis que la première fois nous l’avions vu se mirer et bomber le torse devant une glace murale ternie, il va maintenant se pencher avec sa bien-aimée au-dessus du lac d’Urdar qui s’est reformé à l’intérieur du palais transfiguré :
La coupole s’éleva dans les airs et devint la voûte sereine du firmament ; les colonnes se changèrent en palmiers élancés, le drap d’or retomba et se mua en parterre de fleurs brillant de mille couleurs, et le grand miroir de cristal se fondit en un lac limpide et splendide… Il arriva que les deux amoureux, nous voulons dire le prince Cornelio Chiapperi et la princesse Brambilla, s’éveillèrent de la léthargie où ils étaient plongés et regardèrent sans le faire exprès au fond du lac, limpide et clair comme un miroir, au bord duquel ils se trouvaient. En s’apercevant au fond du lac ils se reconnurent pour la première fois, se regardèrent l’un l’autre et éclatèrent de rire, mais d’un rire qui pour sa nature merveilleuse ne pouvait être comparé qu’à celui du roi Ophioch et de la reine Liris ; puis, dans leur extase, ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre23.
À ce même instant, la princesse Mystilis, délivrée du maléfice qui l’avait réduite à n’être qu’une poupée de porcelaine, renaît à la vie, surgit hors du calice de la fleur de lotus et devient une déesse immense : « son front touchait à la fin la voûte azurée, tandis qu’on voyait ses pieds enracinés aux profondeurs du lac24 ».
Ainsi de reflet en reflet, de délivrance en délivrance, le récit mythique et l’histoire « réelle » de Giglio convergent. Mystilis, héritière du royaume d’Urdar, est « en fait la véritable princesse Brambilla ». Dans le cycle des renaissances, on est parti d’un pays fabuleux, situé au commencement de l’histoire, et, par une succession d’enchaînements merveilleux, l’on aboutit à un couple de jeunes comédiens auxquels est révélée la Connaissance. Ils sont les héritiers du royaume ; c’est par eux et pour eux que toutes choses retrouvent leur harmonie. La guérison d’Ophioch était le retour de l’Intuition ; l’apparition de Mystilis annonçait le retour du pouvoir royal ; le rire de Brambilla et de Cornelio Chiapperi représente à la fois le retour symbolique d’Ophioch et de Liris (ou la réminiscence de l’âge mythique) et la vie retrouvée de Mystilis. Mais c’est encore la résurrection de la commedia, tant désirée par le prince Bastianello di Pistoia… La guérison de Giglio est donc l’image « en miroir » de la guérison d’Ophioch ; toutefois cette guérison où la réalité rencontre le mythe primordial n’eût pas eu lieu sans une étape intermédiaire, c’est-à-dire sans le fol élan d’amour pour l’imaginaire princesse orientale Brambilla. Ainsi le réel (Rome, Giglio, Giacinta), l’imaginaire (l’Orient princier de Brambilla) et le mythique (le pays d’Urdar) confluent et finissent par s’unir indissolublement. Nous l’avions vu, Giglio accède à une sorte de triple nature : il est à la fois Giglio, Pantalon et le prince Cornelio Chiapperi, mais il est aussi Ophioch. Or nous apprendrons à la fin du récit, dans l’exaltation heureuse de Giacinta, que quatre « espaces » se rencontrent : « Tiens ! voilà la Perse ! et là-bas l’Inde !… Mais par ici Bergame ; de ce côté Frascati !… Nos royaumes se touchent… Non, non, c’est le même royaume où nous régnons tous deux en puissants souverains, c’est le beau, le magnifique pays d’Urdar lui-même… Quelle joie25 ! » Bergame est le berceau mythique de la commedia (et de Truffaldino en particulier) ; et le lac d’Urdar, interprété allégoriquement par Bastianello, c’est le théâtre : pour sauver Mystilis, il fallait « un couple d’acteurs qui non seulement fussent inspirés jusqu’au fond de leur être d’une imagination et d’un humour véritables, mais fussent encore capables de reconnaître objectivement comme en un miroir cette disposition de leur âme, et de la faire ainsi passer dans la vie extérieure, de sorte qu’elle opérât comme un philtre magique sur le monde plus grand dans lequel est enclos ce petit monde du théâtre. Le théâtre devait donc, du moins dans une certaine mesure, représenter, si vous voulez, la fontaine d’Urdar26 »…
Hoffmann ne s’arrête pas là : de reflet en reflet, de retour en retour, tout progresse vers nous. Le théâtre, c’est notre monde intérieur, nous en sommes nous-mêmes « les figurants et les acteurs ». L’allégorie, introduite d’abord dans le mythe d’Urdar, atteint par contagion tous les autres niveaux du récit : à la fin, Giglio et Giacinta ne sont plus eux-mêmes des personnages réels, mais des figures allégoriques. Dans la dernière scène du récit, le prince, s’adressant à Giacinta et à son époux, leur déclare :
Tiens, je pourrais faire appel à mon ancien métier de charlatan et te bombarder de grands mots mystérieux, pleins d’emphase et de jactance ; je pourrais dire que tu es l’Imagination, et que l’humour a d’abord besoin de tes ailes avant de prendre son essor ; que d’autre part, sans le corps que te prête l’humour, tu n’aurais que des ailes et flotterais, vainement suspendue, jouet des vents, au milieu des airs. Mais je n’en ferai rien, pour la bonne raison que je tomberais ainsi dans l’allégorie27…
La contamination allégorique gagne de proche en proche ; nous apprenons que la couture – présente dès l’ouverture du récit dans la scène d’essayage de la robe commandée par le signor Bescapi – est elle aussi une figure. Le couturier-imprésario Bescapi passe aux aveux : « Je me suis toujours considéré comme quelqu’un qui veille à ce que tout ne soit pas gâté dès la coupe, quelque chose comme la Forme et le style, si vous voulez28 ! »
D’exégèse en exégèse, le mystère du récit s’amenuise : nous ne perdrons cependant pas l’impression de richesse heureuse qu’il nous avait produite, seulement nous savons de mieux en mieux que tout est soumis à l’unique caprice de l’artiste (déguisé sous les traits de « maître Callot »). L’auteur tient entre ses mains l’existence ou l’inexistence, toujours révocables, de ses personnages : il nous donne à travers eux une leçon d’ironie. Le royaume d’Urdar, situé aux origines du monde, est lui-même le miroir où la conscience de l’artiste se donne le spectacle de son origine et de son histoire. C’est le prisme à travers lequel il se réfracte lui-même ; il se diversifie en magiciens, en démons, en personnages princiers, en acteurs, en charlatans – mais en prêtant à chacun d’eux une part de la fonction créatrice qu’il a exercée en les suscitant : tous ses personnages sont des artistes, à des degrés divers de perfection ou de puissance, et tous désignent de loin l’écrivain souverainement libre, dont ils sont les hypostases. Il les reprend tous en lui, comme un démiurge néoplatonicien, après leur avoir laissé prendre vie dans les feuillets de son livre. Dans la série des sources et des miroirs, la dernière dont il soit parlé est celle d’où procède la narration tout entière : « Ici tarit soudain la source à laquelle, ô bienveillant lecteur, a puisé l’éditeur de ces feuilles29. »
La mélancolie, effet d’une séparation subie par l’âme, est guérie par l’ironie, qui est distance et renversement activement instaurés par l’esprit, avec le secours de l’imagination. La leçon de Hoffmann paraît pouvoir se communiquer dans le langage conceptuel de la philosophie ; mais Hoffmann nous la transmet en reprenant à Gozzi et à la fable primitive une foison d’éléments – et capitalement l’image du prince mélancolique. Car sans ce déploiement narratif et fabuleux, la présence de l’imagination ferait défaut, et l’esprit n’aurait pas eu en quoi se mirer ; dans le langage conceptuel, il ne ferait que du filet…
Dans la fable de Basile, la guérison de la mélancolie, l’éclat de rire, survient au moment où la vieille exhibe soudain « l’objet ridicule ». Chez Gozzi, l’on voit la vieille tomber à la renverse, les jambes en l’air, et montrer le même objet : certes, le lecteur prévenu sait que la « fata Morgana » est la figure allégorique du théâtre de l’abbé Chiari, mais la magie obscène n’est qu’à peine atténuée par cette interprétation intellectualisée. Hoffmann, lui, qui écrit à l’époque post-kantienne, ne saurait s’en tenir à ce réalisme naïf. Tout s’intériorise ; c’est devant son propre visage que le sujet doit éclater de rire : la différence, on s’en aperçoit, est d’importance. L’idée du ridicule n’est toutefois nullement dissipée. Elle est, en un sens, accentuée encore davantage, puisqu’elle est reportée sur le visage. Et des liens secrets subsistent, qui rattachent l’œuvre de Hoffmann au monde primitif de Basile.
Si le roi Ophioch rit de son propre visage inversé, Giglio, pour ressembler à Ophioch, doit revêtir le masque et le costume des Balli di Sfessania de Callot (où l’obscénité ne manque pas, et dont les sources populaires sont exactement celles où puisait Basile). Ce qui persiste, de la culbute de Morgana, c’est l’image du renversement : le rire éclate devant la dérisoire « catastrophe » qui bouleverse soudainement les rapports du haut et du bas (du devant et du derrière).
Il n’est pas inopportun de rapporter ici la définition que la rhétorique classique donnait de l’ironie : « L’ironie, écrit Du Marsais, est une figure par laquelle on veut faire entendre le contraire de ce que l’on dit : ainsi les mots dont on se sert dans l’ironie ne sont pas pris dans le sens propre et littéral30. » Par le détour de l’image légendaire du renversement, Hoffmann transporte une figure de rhétorique (faire entendre le contraire) dans l’ordre de l’existence ; la figure devient : se vouloir et se voir le contraire de ce que l’on était. Ce n’est plus le discours qui est en cause, mais l’être même du sujet en quête de guérison, de connaissance, d’amour. Encore faut-il ajouter que le salut de l’esprit ne résulte pas de la seule faculté renversante : il ne suffit pas qu’Ophioch et Liris, que Brambilla et Cornelio Chiapperi regardent leur reflet inversé, il faut encore qu’ils se regardent l’un l’autre, il faut qu’ils échangent le regard de l’amour. La mort d’Ophioch, à cet égard, est révélatrice : « Le roi Ophioch dit à brûle-pourpoint : “Le moment où un homme tombe à la renverse est le premier où son Moi véritable se relève”… Le roi, à peine eut-il prononcé ces paroles, tomba effectivement pour ne plus se relever, car il était mort31. »
Si l’on se risquait à interpréter allégoriquement cet événement (Hoffmann ne l’a pas fait, mais il nous y autorise), l’on pourrait tenter cette explication : Ophioch tombe mort au moment où, à l’ironie, manque son complément d’imagination aimante… Mais d’autre part, puisque nous sommes dans une fantasmagorie de métamorphoses, le vrai moi dont a parlé Ophioch va renaître sous la forme de la princesse Mystilis, destinée à surgir mystérieusement du lac lui-même « dans neuf fois neuf nuits » : la figure divine qui à la fin du récit grandit de façon à unir le ciel et la terre a pour substance et pour condition première la mort d’Ophioch.
C’est Truffaldino (lui-même héritier lointain d’un « diavoletto di paggio ») qui guérissait chez Gozzi la mélancolie de Tartaglia : à Truffaldino revenait la fonction de « metteur en scène » dans la culbute de Morgana. Il était l’acolyte balourd et providentiel, le sauveur (ou le sauveteur) inopiné… Chez Hoffmann, où l’histoire se dédouble, l’on voit s’intérioriser le personnage qui dans la fable avait une existence indépendante et extérieure. Ophioch sort de la mélancolie en se regardant lui-même dans le lac merveilleux, et le lac n’est que la figure allégorique de la pensée qui se pense. Le prince mélancolique porte en lui le bouffon sauveur. Giglio Fava, lui aussi, opérera son salut, non par l’intervention d’un bouffon sauveur, mais en se faisant lui-même un parfait bouffon. La part de Truffaldino n’est plus accidentelle et externe : c’est une instance et un acte de la conscience. Pour justifier cette intériorisation, la psychanalyse (elle-même issue du romantisme, dont Hoffmann est l’un des meilleurs « exposants ») dira que Truffaldino, dès l’origine, était une instance psychique inquiétante (le ça freudien, l’ombre jungienne) et que la conscience « primitive », pour l’exorciser, l’a extériorisée, l’a projetée dans une existence séparée. Une conscience plus évoluée, mieux capable d’intégration intérieure, saura se reconnaître elle-même dans cette figure grimaçante de sa propre vitalité élémentaire, dans cette incarnation imaginaire de la ruse et de la maladresse de l’instinct débridé. C’est parce qu’il est un transgresseur – ignorant les interdits de la décence, franchissant vigoureusement les frontières entre vie et mort – que Truffaldino peut aussi être un passeur providentiel, qui ramène au monde des vivants ceux qui avaient été retenus prisonniers dans la zone de l’ombre et de la mort. De la sorte, ce fauteur de désordre détient le pouvoir de ramener à son harmonie primitive un monde que de sournois maléfices avaient dérangé… Pour Ophioch, pour Giglio, le maléfice était la réflexion (la Pensée, la coquetterie qui se mire et se complaît dans son reflet). L’ironie vient pousser le maléfice à un excès libérateur : le reflet dans le miroir s’inverse, se met à grimacer ; la pensée se distance d’elle-même, la conscience se déprend de son image ; Narcisse est désensorcelé, délivré de sa fascination mortelle. Car son propre visage lui est devenu un « objet ridicule ».
Ironie romantique
Truffaldino est devenu une instance intérieure, que l’on voit à l’œuvre dans le devenir-soi de Giglio ; il n’en reste pas moins que l’évolution de Giglio, que son accession à la Connaissance lui sont irrésistiblement suggérées par le charlatan-thérapeute Celionati. Les médiateurs externes ne sont donc pas absolument absents : le mythe d’Urdar, ne l’oublions pas, confère au mage Hermod la mission capitale d’apporter le cristal qui deviendra le lac merveilleux. Ces médiateurs, ces metteurs en scène démiurgiques représentent des figures paternelles, des figures du « sur-moi », mais d’un « sur-moi » bienveillant, qui désire que le moi se réconcilie avec les instances primitives et les intègre en lui pour son salut. Au dernier niveau où nous conduit l’allégorie – au niveau de la conscience créatrice de Hoffmann – tout s’est définitivement intériorisé, et la lignée des magiciens qui parcourt tout le récit nous apparaît comme mandatée pour représenter la conscience et la prescience de l’écrivain. C’est à son propre salut qu’il fait contribuer tous les personnages de son récit. Giglio accède à la Connaissance, mais Hoffmann (ses interventions d’auteur si fréquentes nous le laissaient entendre) jouit de la connaissance de ce progrès vers la Connaissance.
L’ironie, sous sa forme romantique, est donc devenue un acte réfléchi, un moment du devenir-soi de l’esprit. Cette intériorisation, pour précieuse qu’elle soit, s’accompagne d’une désinsertion qui n’est pas seulement celle du moi à l’égard de lui-même, mais celle de l’écrivain à l’égard du monde environnant. Tandis que, par la voie de la fable allégorique, la raillerie de Gozzi portait sur un abbé Chiari parfaitement réel, l’ironie de Hoffmann vise un hypothétique ancêtre romain de l’abbé Chiari. Chez Hoffmann, la satire « objective » tend à diminuer considérablement par rapport à l’ironie dirigée contre soi dans l’effort de conquête d’une liberté supérieure. La satire « externe », c’est la moquerie que Hoffmann estime superficielle et vaine : c’est le rire de la reine Liris avant sa guérison. En refusant le rationalisme du siècle des Lumières, il refuse du même coup l’action militante qui caractérisait le rationalisme. Dans l’esprit du « rococo », la moquerie, la pointe satirique sont des négations finies, monnayées sous des formes multiples. Mais, contrairement à la moquerie toujours pointée vers l’extérieur des ironistes du siècle des Lumières, l’ironie romantique (telle que Schlegel la définira pour toute sa génération) tend à devenir essentiellement un rapport à soi : elle est réflexion interne, conscience de l’infinie négation dont la conscience est capable dans l’exercice de sa liberté. Certes, l’ironie romantique n’oublie pas le monde ; elle a besoin de quelque chose à quoi s’opposer, mais elle n’a que faire de discerner au sein du monde tels ridicules particuliers, tels scandales révoltants : c’est le monde « extérieur » dans sa totalité qu’elle réprouve, parce qu’elle refuse de se compromettre en quoi que ce soit d’extérieur. Au mieux, l’ironiste tentera de conférer une valeur expansive à la liberté qu’il a conquise d’abord pour lui seul : il en vient alors à rêver d’une réconciliation de l’esprit et du monde, toutes choses étant restituées dans le règne de l’esprit. Alors surviendrait le grand Retour, le rétablissement universel de ce que le mal avait provisoirement corrompu :
Quel est le Moi, qui peut de son propre moi faire
Le non-Moi, déchirer de ses mains l’Être intime,
Et garder sans souffrir son extase sublime ?
Ce pays, cette ville, et le monde, et le Moi
Sont trouvés si le Moi dans la pleine clarté
Contemple l’Univers dont il s’est écarté,
Si l’esprit, triomphant de ses pensées de brume,
Où le plongent le blâme et la sombre amertume,
Les transforme en vivante et forte vérité32…
Pour le rétablissement de toutes choses, la médiation proposée est celle de l’art. Hoffmann, plus que tout autre romantique, désirait ce retour au monde. Le symbole en serait le bonheur « bourgeois » que trouve à la fin du récit le couple des jeunes comédiens. Une légère déception s’esquisse.
Une note du Journal de Kierkegaard mentionne expressément la Princesse Brambilla. Ce que Kierkegaard a pu s’approprier dans le récit de Hoffmann n’est certes pas son aboutissement en plein bonheur conjugal : pas plus qu’il n’a connu cette apothéose de la vie à deux, il n’a jamais imaginé l’origine, à la façon dont elle est représentée dans le mythe d’Ophioch, comme un état d’intuition immédiate dans l’union intime avec une Nature maternelle. L’image maternelle fait singulièrement défaut dans l’univers de Kierkegaard. S’il y a une eschatologie kierkegaardienne, ce n’est certes pas celle qui prévoit le « rétablissement de toutes choses », mais bien plutôt celle qui prévoit que les vrais croyants seront éternellement séparés des réprouvés. La lecture de la note du Journal nous dira mieux ce que Kierkegaard a pu découvrir dans l’œuvre de Hoffmann :
On ne dépasse l’ironie, après s’être soulevé au-dessus de tout et en regardant tout de haut, que si l’on finit par se soulever au-dessus de soi-même et se voir dans son propre néant de cette hauteur vertigineuse, ayant ainsi trouvé sa vraie altitude (cf. la Princesse Brambilla)33.
Ce qui séduit Kierkegaard, dans l’œuvre de Hoffmann, c’est l’énergie du détachement ironique, qui ne laisse pas l’artiste se complaire dans les formes inférieures, inauthentiques, du pathos poétique. Ironiste lui-même, fasciné par le théâtre et par la vie de l’acteur, mais critique sévère de l’ironie romantique, Kierkegaard dans sa thèse de doctorat (Le Concept d’ironie) parlera sans ménagement du théâtre de Tieck, tout rempli lui aussi d’échos de l’œuvre de Gozzi. L’œuvre de Hoffmann, jusque dans ses cabrioles, lui paraît sans doute donner une plus juste idée de cet acte essentiel de l’esprit qu’il appellera lui-même le saut. Bien plus que chez Tieck, Kierkegaard a pu rencontrer dans ce texte de Hoffmann une invitation à la transformation existentielle, au devenir-soi ; il a pu y apprécier la description d’un parcours difficile semé d’embûches. Mais ce devenir-soi est aussi, chez Hoffmann, un devenir-artiste. Le terme proposé est la perfection esthétique. Et Kierkegaard ne veut pas s’arrêter à l’esthétique34.
Kierkegaard mentionne la Princesse Brambilla à l’occasion d’une réflexion sur le dépassement nécessaire de l’ironie. Il nous dira en effet que l’ironie n’est pas la puissance qui vainc la mélancolie : c’en est seulement l’autre face. Ironie et mélancolie ne sont pas des puissances antagonistes : c’est la double face, le Janus Bifrons de l’existence au « stade esthétique ». L’intériorisation du moment ironique, opposé à la mélancolie, intériorisation que nous avons constatée chez Hoffmann, va donc se parfaire aux yeux de Kierkegaard jusqu’à devenir une complète identité. Pour Hoffmann, l’ironie est médicatrice ; selon Kierkegaard, ce n’est qu’un autre aspect de la même maladie : l’ironiste croit s’élever au-dessus de la mélancolie, mais il ne s’en détache qu’illusoirement, il n’y a pas de vraie différence de niveau. Si multiformes et multicolores que soient ses métamorphoses, l’esprit se disperse et se perd dans un possible qu’il ne maîtrise jamais. La critique de Kierkegaard, essentiellement dirigée contre Schlegel et Tieck, finit par retomber sur Hoffmann lui-même et sur son recours à l’allégorie :
La quête idéale ne possède aucun idéal ; car chaque idéal n’est sur-le-champ rien de plus qu’une allégorie, laquelle dissimule en soi un idéal plus élevé, et ainsi de suite à l’infini. Le poète n’accorde de repos ni à soi-même, ni davantage au lecteur, car le repos est l’exact contraire de l’acte poétique. Le seul repos qu’il possède, c’est l’éternité poétique, en laquelle il voit l’idéal, mais cette éternité est un néant, puisqu’elle est intemporelle et que de ce fait l’idéal se transforme, l’instant d’après, en allégorie35…
Mais la leçon de Hoffmann ne sera pas perdue. Si l’ironie et la mélancolie sont les deux aspects d’un même niveau spirituel, il faudra leur appliquer à toutes deux, mais plus radicalement, le remède de la « vision inversée », ou, selon les termes de Kierkegaard, le saut qualitatif. Sans doute est-il nécessaire d’avoir passé par l’ironie (au sens « romantique ») pour se libérer du faux sérieux et du philistinisme. Il faudra ensuite que l’ironie parvienne à se dépasser elle-même ; il faudra substituer l’acte existentiel du repentir à l’acte intellectuel de la négation, et s’installer dans un humour et un sérieux supérieurs. On en viendra au point où, sous le regard de l’humour, l’ironie poétique elle-même fait la culbute… L’ironiste est donc un homme auquel le vertige du possible risque de faire perdre l’équilibre ; mais il détient aussi un instrument de progrès spirituel, s’il sait diriger contre sa vaine liberté la pointe acérée de la négation. À ce moment, le salut n’est plus le don que se fait à lui-même l’esprit humain divinisé, le triomphe d’une conscience qui croit pouvoir enfanter en soi et par soi-même les joies de l’idéal. Truffaldino est désormais sans pouvoir ; réduite à sa finitude, la conscience perd la ressource qu’elle avait tenté de trouver dans l’infini de la négation ironique ; le monde, détruit par l’ironie, ne redevient pas habitable. Reste à attendre, humblement, patiemment, un signe venu de Dieu, une assurance émanée de l’au-delà. Reste la foi. Mais, de même que Giglio cachait l’éclosion de sa nature princière sous les vêtements bouffons du Capitan, Kierkegaard, le « chevalier de la foi », travaillera à donner le change : il publiera ses livres sous des pseudonymes bizarres, il se promènera dans les rues de Copenhague, sous la risée des passants, avec des pantalons trop courts, un chapeau démodé, un vaste parapluie : il a compris la leçon de Celionati. Au rebours de Gozzi, il ne lui déplaira pas d’être pris pour un autre – quitte à engager la bataille à visage découvert, pour le salut du christianisme, et non plus seulement pour la restauration d’un idéal esthétique.
. À ce propos, voir plus haut, p. 346 sq.
. E. T. A. Hoffmann, Princesse Brambilla, intr. et trad. par Paul Sucher, Paris, Aubier, « Bilingue des classiques étrangers », 1951.
. E. T. A. Hoffmann, Princesse Brambilla, op. cit., p. 85.
. Ibid.
. Ibid., p. 107.
. Princesse Brambilla, op. cit., p. 135.
. Ibid., p. 297.
. Ibid., p. 299.
. Giglio possède enfin l’espace dont il se plaignait de manquer dans sa phase de « dualisme chronique ».
. E. T. A. Hoffmann, Princesse Brambilla, op. cit., p. 221.
. Ibid., p. 143.
. Ibid., p. 145.
. Ibid., p. 145-147.
. Ibid., p. 151.
. Ibid., p. 155.
. Ibid.
. Ibid., p. 157-159.
. Ibid., p. 159-161.
. Ibid., p. 161.
. Cf. en particulier les remarques de Paul Sucher dans l’introduction de son édition de la Princesse Brambilla.
. Cf. Walter Benjamin, Der Begriff der Kunstkritik in der deutschen Romantik, in Schriften, t. II, p. 420-528 (Suhrkamp Verlag, 1955) ; Fritz Ernst, Die Romantische Ironie, Zurich, 1915 ; Camille Schuwer, La Part de Fichte dans l’esthétique romantique, in Le Romantisme allemand, numéro spécial des Cahiers du Sud, mai-juin 1937.
. E. T. A. Hoffmann, Princesse Brambilla, op. cit., p. 313-315.
. Ibid.
. Ibid., p. 319.
. Ibid., p. 321-323.
. Ibid., p. 321.
. Ibid., p. 323.
. Ibid., p. 325.
. E. T. A. Hoffmann, Princesse Brambilla, op. cit., p. 225.
. Ibid., p. 237.