Kierkegaard, les pseudonymes du croyant
Chez Kierkegaard, le sentiment d’un masque est étroitement lié à la conscience du péché originel. Le péché d’Adam trouve sa conséquence dans la honte de la nudité corporelle et la honte appelle aussitôt le désir d’être vêtu, protégé, dérobé – masqué. Le masque est la honte du péché étendue au visage lui-même. De fait, le péché et le masque procèdent du même « vertige de la liberté ». Par le masque, l’homme cherche, mais de façon inauthentique, à retrouver un état premier où il ressaisirait sa liberté intacte, comme si elle n’avait pas défailli en cédant au vertige. L’hermétisme kierkegaardien, qui est l’acte démoniaque par lequel le pécheur désespéré se ferme sur lui-même et refuse de reconnaître son désespoir, peut également se formuler en ces termes : l’homme affirme coupablement sa volonté d’autonomie et, par le masque, cherche à la rendre inattaquable. En d’autres images : « Cette porte condamnée… est ici une vraie porte, mais d’ailleurs verrouillée, et derrière elle, le moi, comme attentif à lui-même, s’occupe et trompe le temps à refuser d’être lui-même, quoique l’étant assez pour s’aimer1. » Cette conduite met l’âme sous séquestre ; le masque emprisonne, il n’est pas un moyen d’affranchissement. Les pouvoirs libérateurs que E. T. A. Hoffmann et les théoriciens de l’ironie romantique attribuent au masque, Kierkegaard nous assure qu’ils sont trompeurs et complices de notre servitude.
La non-adhérence, l’échappement de l’homme à lui-même, c’est dans la durée qu’ils se manifesteront. Le sentiment de l’impermanence et de la pluralité du moi viendra renforcer le sentiment du masque originel : « C’est là le malheur chez moi : toute ma vie est une interjection, rien n’y est cloué à demeure (tout est mouvant – rien d’immobile, aucun immeuble)2. » Ou ceci : « Sur moi tout passe : pensées de passage, passantes douleurs3. » Pareille mobilité, pour l’homme païen, est jouissance dans l’immédiat et s’exalte parfois jusqu’à l’ivresse dionysiaque : la « subjectivité chrétienne », en revanche, l’éprouve comme une souffrance, puisque l’homme y découvre son état de créature séparée de l’absolu. Parce que chaque instant l’arrache à lui-même, l’homme se connaît privé de l’éternité ; et inversement, parce qu’il est coupé de l’éternité, l’homme est incapable de se rejoindre lui-même. En sorte qu’il n’y aura dorénavant qu’un seul et même effort à entreprendre pour se rejoindre soi-même et pour rejoindre l’éternité. D’autres disciples dissidents de Hegel nommeront la communauté humaine, là où Kierkegaard nomme l’éternité.
« Je ne suis pas tout à fait un être réel4. » Cette déclaration de Benjamin Constant vaut pour une grande part de l’expérience romantique. Mais Kierkegaard retient l’idée d’un vrai moi qui persiste sous le manque de réalité et qui se tient silencieusement en attente. Quand Kierkegaard parle des « prémisses excentriques » de sa vie, il laisse entendre qu’un centre existe dont il s’est écarté, mais dont il pourrait, à force de persévérance, retrouver l’accès. « Ma vie présente est comme une contrefaçon rabougrie d’une édition originale de mon vrai moi5. » Et ceci, qui est une façon de dire que la vraie vie est absente : « Curieuse inquiétude, que j’ai souvent eue, que la vie que je mène, au lieu d’être la mienne, fût trait pour trait identique à celle de telle autre personne, sans que je pusse l’empêcher ; et je ne m’en suis aperçu chaque fois que quand c’était jusqu’à un certain point déjà du vécu6. » Ou encore : « Je suis le double de toutes les folies humaines7. »
Vivre à l’état d’ombre, vivre entre parenthèses, être le double d’un autre, tel est le tourment de celui qui a délaissé son vrai moi ou qui en a été délaissé. Seulement, il faut supposer qu’un vrai moi existe, qu’une édition originale a été déposée avant toutes les contrefaçons. Il y a donc un visage, un nom, une essence qui sont nôtres, de toute éternité. Libre à nous de les méconnaître. Notre vie alors se déleste de son sens, jusqu’à devenir fantomatique. Nous ne sommes plus que l’anagramme de notre nom. Les lettres en ont été brouillées, il faut le recomposer. Pour valider ce vrai nom, pour lui conférer l’existence, il faut accepter l’intervention d’une Voix transcendante. La locution courante est : Je m’appelle… Elle est valable dans les rapports quotidiens, où le mensonge a libre cours. Mon « vrai » nom, par contre, est celui par lequel Dieu m’appelle. Dans la perspective religieuse, l’homme est nommé par Dieu. Pour qu’il y ait vocation, il faut que l’individu ait un nom par lequel il puisse être appelé. Ainsi Abraham a-t-il été appelé par son nom. L’appel devrait être univoque ; il n’y a qu’un seul vrai moi et un seul vrai nom, vrais par droit de primogéniture. Les formes d’existence aberrantes peuvent le masquer, l’éloigner, non le détruire. En ce sens, l’on peut parler d’un essentialisme sous-jacent à la pensée existentielle de Kierkegaard. Appel et réponse, vocation et responsabilité supposent un nom fondé en éternité. Rejoindre son vrai nom n’est pas une tâche moins difficile que rejoindre l’éternité : c’est la même tâche.
La pseudonymie, dès lors, peut symboliser la distance qui nous sépare d’un nom authentique que nous aspirons à assumer, et hors duquel nous sommes encore exilés. À un premier degré, au stade esthétique, la pseudonymie représentait la fuite et le refus du nom contingent dont nous ne voulions pas être prisonniers ; au second degré, par contre, au stade éthique, la pseudonymie traduit le sentiment de n’avoir encore pas conquis le droit de cité intérieur et d’être à distance du but, dans l’effort d’intégration ou de réintégration du nom authentique. « L’homme de l’esthétique, dit Kierkegaard, se tient à distance de l’existence par la plus fine des ruses, par la pensée8. » Le passage de l’esthétique à l’éthique s’opérera moins par la conversion à une orthodoxie morale que par une approche progressive de l’orthonymie personnelle. Se réaliser soi-même, se posséder comme tâche, telles sont quelques-unes des formules utilisées par l’Assesseur (dans l’Alternative) :
Celui qui se choisit lui-même éthiquement se possède lui-même comme tâche, non pas comme une possibilité… L’individu éthique se connaît lui-même, mais cette connaissance n’est pas une simple contemplation, car alors l’individu serait déterminé d’après sa nécessité : c’est une réflexion sur soi-même qui est en elle-même une action, et c’est pourquoi j’ai choisi l’expression « se choisir soi-même » au lieu de « se connaître soi-même »… Le « Soi » que l’individu connaît est à la fois le véritable « Soi » et le « Soi » idéal, que l’individu possède en dehors de lui comme l’image sur laquelle il doit se former, et que néanmoins il possède en lui-même, puisque c’est lui-même9.
Mon nom et ma vocation ne sont qu’un seul et même problème. La réalité du nom est fondée en dehors de moi, par une décision divine qui me l’attribue. Toutefois, il n’a d’existence que la mienne ; et il sera mon œuvre, puisque je dois le choisir, me l’approprier, l’assumer consciemment. Dès lors, l’incarnation du nom représente le point de contact – infiniment reculé au-devant de moi – entre une transcendance qui me nomme et ce moi encore démuni qui doit répondre à l’appel. La rencontre doit s’effectuer entre la liberté du choix humain et la gratuité de la décision transcendante qui m’assigne une essence unique. L’homme est libre de méconnaître et de refuser cet appel, au risque de s’évanouir dans la facticité irréelle d’une vie de semblance et d’ombre. L’authenticité est la fusion toujours inachevée de l’existence contingente et de la vérité éternelle. Il ne suffit pas que l’essence soit donnée, elle exige d’être rejointe ; de même, il ne suffit pas que l’éternité existe hors de nous, il faut qu’elle soit obtenue et que le temps humain, sans disparaître, vienne en elle s’absorber par le sacrifice. Acceptant éthiquement son identité, acceptant d’exister conformément à son essence, l’homme s’affirme dans sa finitude indépassable qui est sa condition de créature, et c’est à ce prix qu’il se reçoit dans sa valeur infinie. La liberté nouvelle ne consiste plus à parcourir le royaume illimité des possibles, en passant d’une identité à l’autre ; elle s’ouvre à nous dans l’axe centré par une identité. À partir d’une certaine intensité de foi religieuse, tout le possible sera rendu, et la répétition aura lieu.
Qu’il y ait ici création de soi par soi, il en faut bien convenir. L’homme se fait être, mais il se fait être selon un modèle préexistant (le « soi idéal ») qui précède et doit orienter son choix. Si l’homme se donne éthiquement à lui-même, il n’y parviendra qu’en s’efforçant de rejoindre, de plus en plus près, une figure qui lui a été antérieurement donnée. Il devient ce qu’il est. Il ne peut se donner authentiquement à lui-même qu’à partir du moment où il s’est accepté. À cet instant de la décision, dit ailleurs Kierkegaard, l’individu a besoin d’un appui divin.
La quête de soi aboutit ainsi à un face-à-face avec la transcendance divine, fondement impénétrable de l’existence singulière. C’est de Dieu, visé comme face invisible, que l’homme reçoit sa face visible. Désormais, le nom qu’il doit assumer, mais qui lui est donné – le nom qui est la plénitude personnelle, le nom à la fois limité et infini que l’homme ne parvient jamais à incarner complètement –, apparaîtra comme le mandataire symbolique de la transcendance. Kierkegaard a le sentiment que son vrai nom l’attend au-delà de l’instant présent, par-delà le monde des pseudonymes. « Ma mélancolie durant bien des années a fait que je n’arrivais pas à me dire “tu” à moi-même au sens le plus profond. Entre la mélancolie et ce “tu” s’étendait tout un monde imaginaire… Et c’est lui qu’en partie j’ai épuisé dans les pseudonymes10. » Celui qui n’est pas encore parvenu à son vrai moi se sent expulsé de son nom, il lui est interdit de le porter ; ce serait une anticipation mensongère de ce qui devrait être récompense dernière.
Les personnages imaginaires, que Kierkegaard fait passer pour les auteurs des écrits esthétiques, marqueront des niveaux d’existence inférieurs, des « postes d’observation » dont il prétendra se désolidariser, mais qu’il lui faut d’abord « épuiser ».
Je me sentais étranger à toute la production esthétique11 […]. Ce qui est écrit est donc bien de moi, mais seulement dans la mesure où je mets dans la bouche de la personnalité poétique réelle, qui produit, sa conception de la vie telle qu’on la conçoit par les répliques, car mon rapport à l’œuvre est encore plus relâché que celui du poète qui crée des personnages et est pourtant lui-même l’auteur dans la préface. Je suis en effet impersonnel, un souffleur à la troisième personne qui a produit poétiquement des auteurs, lesquels sont les auteurs de leurs préfaces et même de leurs noms. Il n’y a donc pas dans les livres pseudonymes un seul mot qui soit de moi-même, je n’ai de jugement à leur sujet que celui d’un tiers, de connaissance de leur signification qu’en tant que lecteur, pas le moindre rapport privé avec eux. Ce serait d’ailleurs impossible d’avoir un tel rapport avec un message doublement réfléchi12.
Ainsi prétendrions-nous ne pas reconnaître notre propre image, si elle nous était renvoyée par deux ou trois miroirs obliques. Mais ici, ce sont des miroirs qui ne se bornent pas à réfléchir ; ils altèrent, ils aliènent, ils déforment. On ne saurait se séparer davantage de soi-même : Kierkegaard prend le parti de ne pas reconnaître pour siens certains possibles détachés de sa propre existence. Signe de parfaite délivrance ? Kierkegaard, on le sait par le témoignage de son Journal, n’a pas oublié l’histoire de la Princesse Brambilla, cet extraordinaire caprice masqué où Hoffmann développe le thème de la délivrance par l’humour : l’homme se déleste de son mortel sérieux en suscitant, pour s’en moquer, l’image de son propre double. Il y a là comme une nouvelle naissance, par scissiparité… Pourtant, dans le Point de vue explicatif, Kierkegaard s’attache à prouver que ce n’est pas au terme d’une progressive délivrance qu’il est devenu « auteur religieux ». Sitôt après la publication du premier livre pseudonyme (L’Alternative), Kierkegaard fait paraître sous son vrai nom les Deux Discours édifiants. La production orthonyme et la production pseudonyme sont donc exactement contemporaines. Les pseudonymes sont des termes de passage, mais le passage est donné aussitôt comme déjà accompli. Kierkegaard voit dans cette simultanéité la preuve que « le religieux n’a pas été progressivement découvert, mais d’emblée affirmé ». Et il ajoute :
Toute la production esthétique était sous l’embargo du religieux, présent à l’opération, et harcelant sans cesse comme pour dire : N’as-tu pas bientôt fini ? Tandis qu’il livrait ses productions esthétiques, l’auteur vivait sous des catégories religieuses décisives13.
Mais plus loin : « Pour la production esthétique, je ne pouvais m’y dérober, en ce sens que je finis par avoir moi-même ma vie dans l’esthétique14. » Et il insiste : « La duplicité, le double caractère est donné dès l’abord. Le religieux apparaît dès le début, inversement, l’esthétique est encore présente au dernier moment15. » Seulement, nous dit Kierkegaard,
le religieux est le décisif, tandis que l’esthétique est l’incognito16 […]. Le processus comporte la mise à l’écart d’une nature poétique et philosophique avant de devenir chrétien. Mais le curieux, c’est que le mouvement commence en même temps, d’où suit que le développement est conscient : […] la suite n’est pas séparée du début et elle n’apparaît pas après un certain nombre d’années. Ainsi, la production esthétique est assurément une tromperie, mais, dans un autre sens, elle est une “évacuation” nécessaire17.
Kierkegaard reconnaît que l’esthétique faisait partie intégrante de sa vie ; mais puisqu’il s’en est délivré, elle prend un autre sens à ses yeux, et il déclare qu’elle a toujours été un masque pédagogique. Si la succession des pseudonymes désigne un impératif de transformation intérieure, Kierkegaard assure que la transformation s’est manifestée du premier coup à la fois dans son urgence et dans son achèvement. Il ne veut pas passer pour un esthéticien repenti et progressivement gagné par la foi religieuse. La production esthétique représente un « épurement nécessaire », une catharsis, accompagnant la production religieuse. Kierkegaard se pose à distance de lui-même, non pas seulement dans l’épochè d’une analyse phénoménologique, mais dans le refus passionné d’endosser la responsabilité complète d’une existence qui ne satisferait pas au seul besoin, qui est celui de l’éternel18. Par le simple fait qu’un désir pervers est attribué à un pseudonyme, il est abandonné à une figure dépassée de la dramaturgie intérieure, selon une hiérarchie de valeurs croissantes dont le terme ultime est la foi. Il n’y a ici ni véritable refoulement (puisque le désir est avoué) ni véritable aveu (puisque le désir est attribué à un autre).
Sans nul doute, un élément névrotique – que les spécialistes appelleront peut-être schizoïdie – est reconnaissable à la base d’un pareil dédoublement. Deux personnalités se juxtaposent, irréductibles l’une à l’autre, séparées, radicalement hétérogènes : chacune porte un nom différent. Seulement, ces deux personnalités isolées ne s’ignorent pas réciproquement, et ceci contredit aussitôt la notion de schizoïdie. Chez Kierkegaard, la schizoïdie initiale est surmontée par la réflexion. Sans cesser de vivre la contradiction, il en prend conscience, il l’élève à l’état de concept et de notion, il la met dialectiquement en mouvement, et ce mouvement est un commencement de délivrance. Ce qui, dans la schizoïdie, est simple et infructueuse juxtaposition de tendances mal intégrées sera ordonné par Kierkegaard dans une superposition valorisée. Les stades supérieurs s’opposent aux stades inférieurs en les dominant. Kierkegaard les présente comme des partis à choisir. Parvenir à se dire « ou bien – ou bien », puis y répondre, c’est, pour un schizoïde, vaincre sa névrose, se placer devant la décision à prendre, et se ressaisir dans l’imminence de l’unité reconquise.
À cette pseudonymie issue d’exigences personnelles secrètes, Kierkegaard va donner la signification de manœuvre méthodique. Il convertit une donnée singulière de sa personnalité souffrante en principe maïeutique. En fait, les pseudonymes de Kierkegaard n’ont jamais trompé personne. Ce ne sont pas des pseudonymes d’aventurier, mais des déguisements d’auteur. Ils ont toujours quelque rapport avec le contenu du livre. Constantin Constantius, auteur pseudonyme de la Répétition, porte en son nom la répétition (en plus du direct hommage à Benjamin Constant, auteur, lui aussi, d’une histoire de rupture). Frater Taciturnus et Johannès de Silentio indiquent assez que la leçon essentielle est tue. Pour qui sait le grec, Anti-Climacus est un nom qui désigne aussitôt la nécessité du bond. Mais, si la pseudonymie ne trompe personne, Kierkegaard souhaite qu’elle oblige le lecteur intrigué à chercher la signification d’une telle supercherie, plus qu’à moitié éventée. En premier lieu, Régine, l’Unique Lecteur, aura une explication à y découvrir, si elle sait deviner…
La méthode indirecte renonce à persuader, à convaincre, à démontrer, pour se contenter de rendre attentif. Les auteurs pseudonymes ne sont pas dans l’existence, mais ils « ont continuellement en vue l’existence19 » : par quoi ils obligent le lecteur à s’interroger sur sa propre existence. La communication directe – leçon ou exhortation – eût été trahison. C’est à l’intériorité du lecteur que Kierkegaard en veut : « L’intériorité ne se laisse pas communiquer directement, car son expression directe est justement l’extériorité20. » La discordance de l’intérieur et de l’extérieur va donc si loin que tout langage devient mensonge : l’intériorité n’a plus le droit de se manifester, rien ne doit être montré au-dehors sous peine de se pervertir. Le sacrifice religieux lui-même ne doit pas être vu, ni se donner ouvertement comme sacrifice ; il perdrait toute efficacité et, en devenant spectacle, il verrait disparaître son caractère religieux.
La seule ressource, pour un apôtre qui entend écarter toute apparence d’apostolat, sera de faire tacitement allusion à l’intériorité, à travers le miroir tendu au lecteur ; celui-ci, face à sa propre image, ne pourra échapper à l’inquiétude. Le lecteur ne sera donc pas dans la situation de celui qui écoute un discours ou un prêche, un appel ou une sommation ; face à cette parole qui ne lui est pas adressée, il se sentira réduit à sa solitude, à son délaissement : la crainte qui s’éveille alors est le commencement de la sagesse. Par le refus de l’éloquence, Kierkegaard veut rendre sa présence d’auteur aussi nulle que possible, pour mieux renvoyer le lecteur à sa propre intériorité. Celui-ci, à travers l’angoisse éprouvée, commencera à opérer « l’appropriation intime ».
Kierkegaard se comporte en tiers à l’égard de l’auteur pseudonyme qu’il invente ; mais à son tour l’auteur pseudonyme se comporte « objectivement » à l’égard du sujet d’expérience qu’il observe en psychologue désintéressé. La division n’est nulle part aussi manifeste que dans Coupable ? Non coupable ? Kierkegaard s’y divise en deux personnages : Frater Taciturnus et le Quidam, sujet de l’expérience psychologique. Celui-ci se divise à son tour. Son Journal est une confrontation de textes écrits jour pour jour à un an de distance, les premiers de jour, les seconds à minuit. Quant au Frater Taciturnus, le pseudonyme dit assez que Kierkegaard prend ses distances. Kierkegaard observe le Frater Taciturnus, qui à son tour observe le Quidam, lequel s’observe soi-même. Sur le ton comique, pareille situation se retrouverait chez Tœpffer…
« Je me voyais me voir. » De regard en regard, le lecteur lui-même doit se sentir vu, deviné, mais tenu à distance, par ces personnages ironiques. D’ordinaire, le lecteur domine cet objet particulier qu’est la page à lire ; ici, précisément parce que l’auteur s’efface derrière l’incognito du masque, le lecteur, obligé de se retourner vers lui-même, se sentira dominé, pénétré et comme pris au fait dans sa mauvaise conscience, sans que personne d’autre – sinon lui-même – l’ait regardé.
Au surplus, la pseudonymie aura la valeur démonstrative d’une double attaque polémique. Elle discrédite, d’une part, la spéculation métaphysique, le Système de Hegel ; car tout système, en cherchant à objectiver et à organiser des vérités, sacrifie nécessairement l’intériorité, laquelle ne se laisse pas figer en objet.
D’autre part, la pseudonymie « fait éclater l’illusion de la chrétienté. En montrant combien il est difficile de devenir authentiquement chrétien, elle accuse et discrédite la creuse rhétorique des prédicateurs qui soignent leur réputation et obtiennent des conversions à bon marché […] »
Si tous sont dans l’illusion en se disant chrétiens, et s’il faut contrecarrer cette illusion l’action doit être menée indirectement, non par un homme qui proclame bien haut qu’il est un vrai chrétien, mais par un homme qui, mieux informé, se donne pour n’être pas encore chrétien. Autrement dit, il faut prendre par-derrière celui qui est dans l’illusion. Au lieu de se targuer d’être soi-même un chrétien d’une taille peu commune, il faut laisser à la victime de l’illusion l’avantage de son christianisme prétendu, et accepter d’être bien loin derrière lui, sinon on ne le tire pas de son illusion, ce qui n’est pas facile encore[…] On détruit l’illusion par la méthode indirecte qui, servant l’amour de la vérité, observe toutes sortes de prévenances à l’égard de l’homme abusé et qui, avec la pudeur propre à l’amour, se retire pour ne pas être témoin de l’aveu d’avoir vécu dans l’illusion, que l’intéressé se fait à lui-même, seul devant Dieu21 […].
« La production esthétique est une fraude où les ouvrages pseudonymes prennent leur sens profond… On peut tromper un homme en vue du vrai, et, pour rappeler le vieux Socrate, le tromper pour l’amener au vrai. » C’est une opération comparable à celle de « révéler à l’aide de corrosifs une écriture cachée sous une autre22 ». Toute attitude prise devant les autres devant nécessairement être un masque, mieux vaut choisir le masque de l’indignité plutôt que l’apparat de la dignité. C’est montrer qu’on ne fait pas cause commune avec les importants et les honorables, c’est décliner toute tentation de philistinisme. Se prévaloir d’une autorité ecclésiastique, d’une réputation éclatante, se faire passer pour apôtre, ou chercher même le martyre ostentatoire, ce serait gâcher l’ouvrage, en prenant des appuis tout extérieurs : on n’obtient ainsi que l’adhésion des lèvres, non celle du cœur. Il faut que Kierkegaard, au contraire, « ruine toute chance d’autorité23 », se tienne au plus loin de tout esprit de sérieux, se fasse passer pour original et pour demi-fou – bref, qu’il « devienne un absent24 » en bouffonnant et en « socratisant ».
C’est l’épreuve de Kierkegaard voulant sauver Régine du désespoir. Après la rupture des fiançailles, il cherche à se faire passer pour immoral et léger, il souhaite la persuader qu’il ne l’a jamais aimée d’amour véritable. Il n’était curieux que d’expériences psychologiques… Pour n’être pas responsable d’un meurtre spirituel, il voudrait qu’elle le déteste, plutôt qu’elle ne désespère et ne perde la foi. Ainsi fera le Quidam de l’« expérience psychologique » (Coupable ? Non coupable ?) ; et la même tactique sera suggérée par Constantin Constantius dans la Répétition. Abraham, conduisant Isaac au mont Morijah, renie Dieu devant son fils, pour que celui-ci ne maudisse pas le nom du Seigneur au moment de mourir. Tel est le problème de Crainte et Tremblement, repris et symbolisé par la fable d’Agnès et du Triton. On peut tromper quelqu’un pour son bien. Et c’est sur cette « tromperie à rebours » que Kierkegaard fait fond pour mettre les faux chrétiens sur la voie du « devenir chrétien ».
La suspension téléologique à l’égard de la communication de la vérité (qui consiste à taire provisoirement quelque chose pour que le vrai en soit rehaussé) est le devoir direct envers la vérité, et elle est impliquée par la responsabilité de l’homme devant Dieu touchant la part de réflexion qui lui a été accordée25.
La pseudonymie trouve une explication partielle dans le conflit avec le milieu social. La méthode indirecte se justifie par le fait que Kierkegaard a conscience de vivre en isolé dans une chrétienté déchristianisée. Il se sent appelé à payer de sa personne pour faire éclater le scandale d’un paraître qui ne correspond plus à l’être. Un homme qui s’avance en portant si ostensiblement un masque oblige ses contemporains à se demander si leur visage qu’ils tiennent pour véridique, leur sincérité qu’ils croient pure, leurs vertus qu’ils supposent suffisantes et méritoires ne sont pas hypocrisie, faux-semblant, airs de circonstance, chèques sans provision. Le tricheur volontaire est un objecteur de conscience : il accuse indirectement les autres de ne pas connaître le dessous de leurs propres cartes.
Quand Johannes Climacus déclare n’être pas chrétien, le lecteur (dans l’intention de Kierkegaard) doit aussi se demander : « Et moi, suis-je chrétien ? » Le satirique, en prenant véritablement le masque, révèle aux autres le mensonge qui les contamine à leur insu. « Notre sincérité habituelle, écrit Nietzsche, est un masque qui n’a pas conscience d’être masque. » Ce qui importe, ce n’est pas de démasquer les autres, mais de faire en sorte que leurs yeux s’ouvrent et que soudain ils se reconnaissent masqués, comme Adam et Ève, après le péché originel, avaient découvert qu’ils étaient nus. À cet effet, le paradoxe est requis, et, pour renforcer le paradoxe, la paronymie…
Ainsi se pose le problème de la communication. Il y a, chez Kierkegaard, une défiance très profonde à l’égard de tous les moyens de la communication directe. Tout se passe comme si l’acte de communiquer risquait de détruire la valeur à communiquer. Le langage est la mesure du général – il convient donc au stade éthique, qui est l’obéissance à la loi morale commune. Mais, dès que l’on entre dans le stade religieux, le général est dépassé, et toute commune mesure devient inappropriée. Il n’y a point de rapport avec autrui qui ne soit malentendu, et pas seulement à cause de l’insuffisance du langage. C’est la condition même de la catégorie du religieux, où le moi et l’Autre sont en situation dissymétrique. L’individu religieux vit son existence comme une exception, dans le « suspens de l’éthique. Le religieux ne peut pas se manifester, il est intériorité cachée. S’il voulait paraître religieux, il cesserait d’être religieux… Pour que l’intériorité soit chez lui vérité, il la cache26 ». Et Kierkegaard suggère cette explication :
Il se laisse astreindre par ce qui l’entoure à ce que le processus d’intériorisation exige de lui, à établir une cloison entre les hommes et lui, pour abriter et protéger l’intériorité de la souffrance et du rapport divin. Il ne s’ensuit pas néanmoins qu’un tel homme religieux devienne inactif, au contraire il ne sort pas du monde, mais y reste, car c’est en cela justement que consiste son incognito27.
La vie temporelle n’a plus d’autre fonction que de masquer et de préserver l’intériorité du rapport avec l’éternel. Mais, pour l’homme religieux, le martyre réside précisément « dans le fait de vivre en ce monde avec cette intériorité, sans avoir le moyen de l’exprimer28 ».
On ne manquera pas, ici, de s’interroger. La « communication indirecte » est-elle une méthode « opportuniste », destinée à réveiller l’individu moderne, le bourgeois abâtardi par la société du profit ? Est-elle au contraire liée à la nature permanente du langage et rendue nécessaire parce que la relation à l’être, selon Kierkegaard, ne saurait être que tacite ?
Ne pas se distinguer du premier venu, ressembler au premier venu, tandis que l’on souffre intérieurement le drame de l’exception – c’est la façon dont s’y prend l’homme religieux pour « protester contre la commensurabilité de l’extérieur et de l’intérieur29 ». C’est là ce que Kierkegaard appelle l’humour : si l’ironie est l’incognito du stade éthique, l’humour est l’incognito du religieux.
Ces arguments, au regard d’une psychologie méfiante, peuvent paraître un système ingénieux destiné à justifier une solitude coupable. Kierkegaard a un secret à garder, une honte à dissimuler, qu’il évoque toujours de façon négative : il observe à leur égard une réserve obstinée, et en écartera soigneusement la trace dans ses papiers intimes.
Après moi, on ne trouvera pas dans mes papiers (c’est là ma consolation) un seul éclaircissement sur ce qui au fond a rempli ma vie ; on ne trouvera pas en mon tréfonds ce texte qui explique tout et qui souvent, de ce que le monde traiterait de bagatelle, fait pour moi des événements d’énorme importance, et qu’à mon tour je tiens pour une futilité dès que j’enlève la note secrète qui en est la clé30.
Le Journal de Kierkegaard est l’œuvre loquace d’un tourment qui a résolu de ne rien avouer complètement. S’il faut pourtant se délivrer, si, pour qui désire le salut, la confession doit nécessairement intervenir, ce sera envers un seul : Dieu.
Telle qu’elle est définie par Kierkegaard, la catégorie du religieux implique l’impossibilité permanente de dialoguer avec un être humain, et le besoin simultané de valider le secret et la solitude, de leur donner une valeur providentielle et un sens téléologique, afin d’en faire le centre d’un rapport privé avec Dieu. Kierkegaard, sans hésiter, a soupçonné qu’un tel refus de la communication avec autrui pouvait relever davantage de l’orgueil envers les hommes que d’un amour exclusif de Dieu. En ce cas, la catégorie du religieux représenterait une tentative de légitimation du secret par des motifs douteux. N’est-ce pas une habile façon de sauvegarder le secret que de le rendre nécessaire à l’accomplissement de la tâche spirituelle ? Puisqu’il tient coûte que coûte à garder le silence, il prétexte que ce silence signifie le rapport tacite de l’individu avec la transcendance. Il y a là – et ce serait l’envers psychologique du « saut qualitatif » – une transmutation (une Aufhebung ou une « sublimation ») de la singularité morbide qui, tout en gardant inchangé le refus de communiquer sur le plan humain, lui confère la valeur d’un effort dramatique de communication avec Dieu et lui attribue une fonction décisive dans l’opération du salut. C’est néanmoins en se taisant que l’homme prend conscience de son origine divine. Si, au niveau esthétique, le secret est démoniaque, c’est que l’individu se dissimule à lui-même et se refuse à Dieu en même temps : son hermétisme l’emprisonne de toutes parts, il se veut opaque et se retranche désespérément dans sa différence. Au niveau religieux, devant Dieu, l’homme se fait transparence absolue – tandis que devant les hommes, il ne cesse, comme auparavant, de tenir bouche close. Mais, ajoute Kierkegaard, « l’impossibilité de se manifester, le secret est ici une épouvante en comparaison de laquelle le secret de l’esthétique n’est qu’un jeu d’enfants31 ». L’épouvante est en raison de la solitude ; à qui d’autre pourrait-on en appeler qu’à soi-même, pour savoir ce que Dieu exige ? Mais la solitude doit être préservée : elle est le point le plus avancé, elle a pris valeur de sacrifice et il ne faut pas reculer. L’on voit ici pourquoi, selon Kierkegaard, le stade éthique était insatisfaisant et demandait à être dépassé : c’est qu’il exigeait l’abolition de la solitude et la fin du secret, l’oubli du drame particulier dans les catégories universelles de la morale. L’éthique combat avec efficacité les motifs esthétiques du célibat, mais n’a plus d’armes contre les justifications religieuses de la solitude. Or Kierkegaard ne peut se déposséder du secret ; jusqu’à la fin, le drame entre le fils et le Père va demeurer tacite.
Devenir un absent : la pseudonymie de Kierkegaard est volonté de disparaître du regard des autres et, finalement, de n’avoir plus de dehors, sinon pour les caricatures du Corsaire. Le seul véritable interlocuteur humain est Régine, mais Régine ne répond pas. Elle est la destinataire et non l’interlocutrice. C’est à son intention que le masque d’indignité a été revêtu et Kierkegaard doit s’en expliquer avec Dieu. Il n’y a donc en fait qu’une seule Personne infiniment Autre, à laquelle s’adresse la parole du penseur masqué (tandis que siège au loin le dérisoire tribunal de l’opinion publique, défié dans les feuillets héroïques de l’Instant).
La foule est le mensonge. Pourtant Kierkegaard est persuadé que la vérité (et la vérité chrétienne éminemment) doit valoir pour tous, ou plus exactement pour chacun en particulier. Devenir le témoin et peut-être le martyr de la vérité, ceci implique le contraire du repli sur soi : l’extension aimante, le passage de la solitude à la communauté. Mais cet apostolat ne sera valable, aux yeux de Kierkegaard, que s’il s’énonce comme l’appel indirect au recueillement et à la concentration intérieure. On ne doit pas vouloir convertir autrui, il faut disposer sa vie et ses paroles de telle façon que les autres, tirant la leçon, se convertissent de leur propre mouvement, acceptant pour eux-mêmes et par eux-mêmes la vérité. Par là le scandale, provoquant la rupture, rétablit paradoxalement un lien, mais d’une autre sorte. Cette nouvelle communication est médiate, fondée sur une réflexion infinie. La perte est réparée par le passage à un niveau supérieur.
D’autant, la crainte et le tremblement ne sont pas abolis pour Kierkegaard, car cette rupture, ce recours aux apparences peuvent toujours être démoniaques. Le masque, à l’aide duquel les plus redoutables frontières se laissent traverser, est l’un des instruments favoris du démon. Celui qui le revêt, fût-ce dans l’intention de franchir une étape dialectique dans la direction du salut, se livre à une puissance dont il ne domine pas les effets. Peut-être faut-il, en vérité, que la philosophie de l’existence accepte, en son cœur même, la provocation d’un désastre.
. Je remercie David Brézis d’avoir veillé à la mise à jour de l’ensemble des notes relatives à Kierkegaard.
Søren Kierkegaard, Traité du désespoir, trad. Ferlov et Gateau, Paris, Gallimard, 1932, p. 141 (Œuvres complètes (OC), trad. P.-H. et E.-M. Tisseau, Éd. de l’Orante, Paris, 1966-1984, XVI, p. 219).
. Ibid., t. I, p. 80 (II A 222, J1, p. 129).
. Ibid., t. I, p. 92 (II A 444, J1, p. 161).
. Ibid., t. I, p. 45 (I A 157, J1, p. 75).
. Point de vue explicatif de mon œuvre, p. 67 (OC XVI, p. 60).
. Post-scriptum, op. cit., p. 424 (OC XI, p. 302).
. Point de vue explicatif, op. cit., p. 66-67 (OC XVI, p. 59).
. Ibid., p. 68 (OC XVI, p. 60).
. Ibid., p. 16 (OC XVI, p. 8).
. Ibid., p. 34 (OC XVI, p. 28).
. Ibid., p. 59 (OC XVI, p. 52).
. Ibid., p. 85 (OC XVI, p. 80).
. Post-scriptum, op. cit., p. 176 (OC X, p. 245).
. Ibid., p. 173 (OC X, p. 241).
. Point de vue explicatif, op. cit., p. 25 sq. (OC XVI, p. 19 sq.).
. Ibid., p. 35 (OC XVI, p. 28-29).
. Journal, op. cit., t. I, p. 167 (IV A 87, J1, p. 274).
. Point de vue explicatif, op. cit., p. 77 (OC XVI, p. 69).
. Ibid., p. 71 (OC XVI, p. 63).
. Post-scriptum, op. cit., p. 343 (OC XI, p. 195).
. Ibid., p. 342 (OC XI, p. 193).
. Ibid., p. 343 (OC XI, p. 194).
. Ibid., p. 341 (OC XI, p. 192).
. Journal, op. cit., t. I, p. 167 (IV A 85, J1, p. 273).
. Post-scriptum, op. cit., p. 174 (OC X, p. 242). Cf. Point de vue explicatif, op. cit., p. 88 sq. (OC XVI, p. 81 sq.).