Kierkegaard, patron légendaire de la pensée existentielle, ouvre l’une des portes de la modernité. Il haïssait le moderne et la mode, il ironisait sur les considérations « historico-mondiales ». Mais l’ironie de la vie (à laquelle il aimait à en appeler) lui assigne malgré lui une fonction « historico-mondiale ». À l’opposé de Marx, mais symétriquement à lui, il demande des comptes à Hegel et au « système ». La révolte contre le père selon la philosophie mobilise toutes les énergies agressives qui déjà se dépensaient contre la figure aimée et redoutée du père selon la chair. À un système philosophique qui pense la totalité, Kierkegaard entreprend d’opposer l’individu qui vit et « approfondit » sa singularité : David chrétien contre le Goliath de l’Université.
Puis Nietzsche prend le relais et s’interpose. Les existentialistes contemporains marqueront leurs distances à l’égard de Kierkegaard, cet ancêtre putatif dont on sait d’ailleurs qu’il ne pensait pas trop de bien de la procréation. Ils ne sont pas chrétiens, ou croient ne plus l’être. Leur salut, ils le cherchent dans les œuvres, non dans la foi. D’où leur prédilection pour Marx. Et comme Kierkegaard ne se laisse pas marxiser, ils existentialisent Marx…
Un thème commun toutefois persiste, de Kierkegaard à Sartre : l’exigence de l’authenticité, l’impératif d’une coïncidence de l’existence et de sa manifestation, devoir premier qui commande et implique tous les autres devoirs. La tradition « existentialiste » trouve là sa constante : au savoir contemplatif des philosophes d’école se substitue l’appel de la tâche active. L’homme doit se réaliser comme existence authentique. L’existence échoue si elle ne prend possession d’elle-même dans sa vérité. Et le risque de l’échec la cerne de toutes parts.
Car cette vérité est difficile, et rarement atteinte : la complaisance est interdite. L’authenticité requiert une définition restrictive et sévère. Il faut savoir, dans le domaine éthique, reconnaître les lignes de démarcation. On ouvre ainsi, par contraste, un champ très large aux variétés mensongères du comportement. Aux yeux d’un rigorisme de l’authenticité, le monde pullule de masques. L’on ne s’étonnera donc pas qu’à force de revendiquer la coïncidence « transparente » de l’existence et de sa manifestation le rigorisme existentiel (de Kierkegaard à Sartre) s’expose à voir se lever, par une sorte de nécessité dialectique, une légion de faux visages. Et faute de pouvoir définir de droit fil l’authenticité (est-elle définissable ?), l’on se vouera, par voie inverse, à la dénonciation des conduites « de mauvaise foi », à l’inventaire des variétés du mensonge, et l’on multipliera les mises en garde contre les mystifications (au besoin en agençant la mystification provocatrice).
La tâche est l’authenticité, ou, si l’on préfère, elle consiste à s’arracher à l’inauthentique. Mais quelle différence dans l’orientation de l’effort, quand l’on confronte Kierkegaard et l’existentialisme contemporain ! Pour celui-ci, la tâche est au-dehors, elle est une praxis (beau mot grec, mais qui dans certaines voix produit un bruit de fer) par laquelle l’homme se « transcende » vers l’horizon lointain de l’unité humaine. Le moi est donc subordonné aux fins historiques qu’il se fixe, et n’a de chances de se « réaliser lui-même » qu’en prolongeant la liberté (interne) de son projet par l’engagement (extérieur) de sa liberté. Pour Kierkegaard, en revanche, la tâche ne saurait être au-dehors. L’essentiel, au contraire, est de « se choisir soi-même comme tâche1 ». Loin que le moi soit subordonné à la tâche et comme aimanté par elle, c’est la tâche qui est subordonnée au moi, ou, plus exactement, à l’avènement du moi. Nous avons ici deux images qui se correspondent dans le rapport symétrique de l’introversion et de l’extraversion. Là, c’est la tâche extérieure qui attire et oriente les activités de la personne ; ici, c’est au contraire l’idéal de la vie personnelle qui commande. Dans les deux cas, la personne, au départ, est en retard sur ce qu’elle doit être. Elle est invitée à sortir des limbes et à se constituer elle-même. Pour Kierkegaard, cette évolution doit être centripète. Le véritable existant est « intériorité cachée », et le progrès par lequel celui-ci accède à son authenticité se définit comme une intériorisation ; l’appui que les autres cherchent dans l’histoire, il le trouve dans la catégorie du religieux, qui échappe à l’histoire et qui exige l’avènement de la personne.
Les modernes tiennent en suspicion la notion de profondeur. Kierkegaard opte pour elle. Mais qu’est-ce que la profondeur ? Qu’entendre par intériorité ? Et d’abord comment Kierkegaard l’entend-il ? Quelle expérience en fait-il ? L’intériorité est l’une de ces notions dont l’usage est si répandu qu’on oublie de s’étonner de ce qu’elles ont de métaphorique et d’ambigu. Pour Kierkegaard, le choix de l’intériorité, qui fait de lui un penseur religieux (ou un réactionnaire selon ses adversaires marxistes), est le mouvement décisif de l’être qui a pris au sérieux tout ensemble les expériences de la pensée et celles de sa propre vie, afin de les conjuguer en une tâche unique. « La vie intérieure, c’est le sérieux2 », déclare-t-il dans Le Concept d’angoisse. Il semble que l’on voie disparaître, dans cette définition, la métaphore d’un « espace intérieur », d’un univers du dedans, d’une dimension de la « profondeur ». L’intériorité ne serait qu’un rapport exigeant de la subjectivité avec elle-même. Seulement ce rapport « interne » est silencieux, il n’est pas révélé aux témoins extérieurs. Et voici du même coup reparaître l’idée du caché, la métaphore d’une profondeur dissimulante et dissimulée. Et s’il est vrai que le masque joue un rôle capital dans la pensée et la conduite de Kierkegaard, nous ne sommes pas quittes de l’opposition du dedans et du dehors, de l’externe et de l’interne.
Tournons-nous d’abord vers le Journal de Kierkegaard, puisque c’est à l’existence que nous renvoie la philosophie de Kierkegaard.
Il est vrai, l’analyse introspective de Kierkegaard ne se communique pas à nous de façon simple. Les données fluctuantes de l’auto-observation (partiellement tronquées) forment presque immédiatement un couple indissoluble avec une dogmatique chrétienne qui ne sera jamais remise en question. L’attention à soi prend forme dans une réflexion interprétative qui recourt avec virtuosité aux catégories de la philosophie et de la théologie. Il sera donc difficile de dissocier l’expérience personnelle et l’espèce d’exégèse foisonnante à travers laquelle elle se transmet. Sans doute Kierkegaard veut-il remonter aux faits psychologiques originaux, les saisir à l’état naissant : mais il les interprète aussitôt dans un langage composite, fait de poésie, de théologie indiscutée et d’agilité spéculative. Dès lors, l’expérience personnelle est comme débordée par l’excès du commentaire réflexif. D’où la nécessité, pour nous, d’interroger à la fois l’expérience première et l’expérience seconde c’est-à-dire la réflexion interprétative dans laquelle elle retentit et se prolonge. Il n’est pas possible de considérer Kierkegaard comme un psychologue introspectif qui aurait été de surcroît, mais par accident, un penseur chrétien.
Il faut donc se faire théologien et poète avec Kierkegaard, épouser (fût-ce à distance) le mouvement de sa pensée, ne pas dissocier de son expérience originelle l’élaboration qui en fait ultérieurement une psychologie et une théologie de la vie intérieure. On ne saurait être quitte à moins.
Dans son premier Journal, Kierkegaard exprime souvent un sentiment d’incomplétude qui intéresse la substance même de son existence : sa vie n’est rien encore ; il ne se possède pas lui-même, une base. Il se sent en proie à l’impermanence : « C’est là le malheur chez moi : toute ma vie est une interjection, rien n’y est cloué à demeure (tout est mouvant – rien d’immobile, aucun immeuble)… Sur moi tout passe : pensées de passage, passantes douleurs3. » Il souhaiterait « jeter l’ancre », parvenir à reconnaître son « centre de gravité intérieur ; fixer tranquillement son regard sur lui-même et commencer à agir du dedans4 ». Car comment agir sans point d’appui ? À défaut, tout reste incertain.
Trouvera-t-il un appui intérieur ? Il en doute. Il sait du moins ce qui lui manque. Il voudrait vivre « greffé sur le divin5 ». Mais ce n’est pas une quête de Dieu que nous rencontrons dans le premier Journal. Ces pages sont tout occupées par le souci du moi. Avec un élan que nous qualifierons aujourd’hui de narcissique, c’est lui-même que Kierkegaard espère étreindre. « Que de fois n’arrive-t-il pas, au moment où l’on croit le mieux s’être saisi, qu’on se trouve n’avoir étreint qu’un nuage pour Junon6 ! » À travers l’allusion mythologique, Kierkegaard féminise l’objet de sa quête, le moi désiré. Mais retenons surtout l’image curieuse (malgré sa banalité) d’un être dédoublé, dont la partie active – ardente, inquiète, parfois enthousiaste, et singulièrement loquace – ne se suffit pas à elle-même, s’estime incomplète, croit jouer tout au plus le rôle de l’attribut isolé auquel le sujet substantiel ferait défaut. Il faut que l’attribut parte à la recherche de son sujet. Mais la substantialité se dérobe : qui donc alors nous parle ? Qui donc tient la plume ? Pas le moi, mais une puissance qui s’estime provisoire, périphérique : la réflexion.
La réflexion, d’emblée se sent vouée à l’incertitude ou à l’échec ; elle ne renonce pas, elle cherche à éveiller un moi substantiel mais n’étreint qu’une nuée. C’est le moi qui est le premier l’objet défaillant de « l’amour malheureux » : il en surviendra d’autres. Astre mort, semblable à la lune « conscience de la terre7 », la réflexion se considère comme un satellite sans vie qui sait n’être pas la planète centrale. Oui, c’est là ce que Kierkegaard voit d’abord manquer en lui : la centralité.
Et si rien ne sert de se tourner directement vers le centre manquant, il ne sera pas plus fructueux de se jeter « dans le monde8 », de « courir les chemins du monde », dans le vain espoir que les circonstances extérieures favoriseront l’essor du moi retenu dans l’ombre. « Qu’ai-je trouvé ? Pas mon moi, car c’était lui que je cherchais en battant ces routes-là (je m’imaginais, si je puis dire, mon âme comme enfermée dans une boîte à ressort, et qu’alors les circonstances extérieures l’ouvriraient bien comme un déclic)9. »
D’emblée donc la plénitude fait défaut. À sa place, un vide ou plutôt une nébuleuse. Aucune révélation spontanée n’en produit l’image. Et les premiers mouvements de la quête entreprise – par l’introspection ou dans le risque extérieur – restent inefficaces. Que le « miroir concave10 » soit tourné vers le visage propre ou vers le monde, il ne renvoie jamais qu’une image déformée du jeune Kierkegaard – son idéal ou sa caricature –, tout ce qu’il pourrait être et qu’effectivement il sait n’être pas. D’où, pour Kierkegaard, le sentiment de vivre à l’écart de soi, entre parenthèses, hors de sa vraie vie, à l’état d’ombre, de contrefaçon.
« Je ne suis pas tout à fait un être réel11. » C’est ainsi que Benjamin Constant définissait une expérience « psychasthénique » de dépersonnalisation, un manque de réalité intérieure. Kierkegaard retrouve ce sentiment, mais au contraire de Constant qui en prend son parti il ne se résigne pas. Quand Kierkegaard parle des « prémisses excentriques12 » de sa vie, les termes qu’il emploie évoquent un centre qui n’a pu encore prévaloir. Pour l’instant, il s’en trouve écarté, un maléfice le tient à distance : mais il parie en faveur de la présence cachée d’un moi essentiel.
L’existentialisme kierkegaardien est en fait un essentialisme malheureux : la pensée pose la possibilité d’une réalité essentielle, que l’existence n’arrive pas à s’approprier. Aussi, par rapport à la vérité pressentie d’un visage authentique et « central », Kierkegaard pourra définir sa vie présente comme une caricature parodique. L’effigie éternelle du moi reste inconnue et insaisissable, mais elle constitue la norme à laquelle il s’accuse de ne pas donner satisfaction. « Ma vie présente est comme une contrefaçon rabougrie d’une édition originale de mon moi13. »
Il faut donc supposer qu’un vrai moi existe idéalement, qu’une édition originale a été déposée avant toutes les contrefaçons. Il y aurait peut-être un visage, un nom, une essence qui lui ont été attribués de toute éternité. Les formes d’existence aberrantes peuvent le masquer, non le détruire. Mais il ne s’en est pas encore approché, ou son péché l’en a écarté. Séparée de ce qui devrait lui donner un sens, sa vie devient fantomatique. Il n’est tout au plus que l’anagramme de son nom, sans savoir comment ranger, selon l’ordre juste, les lettres qui le composent.
Qu’espérer, si dans cette quête ses propres forces sont dérisoires ? Un secours extérieur. Que le Père qui lui a attribué son « moi éternel » se manifeste à nouveau, qu’il recompose, à ses yeux enfin désembrumés, les vraies lettres de son nom, qu’il fasse entendre sa voix. La locution courante est : je m’appelle… Elle ne vaut que pour les rapports quotidiens, où l’on se contente d’approximations mensongères. Le je de Kierkegaard ne se sent pas la force de s’appeler lui-même. Il ne pourra être sûr de lui que si Dieu l’appelle. Dans la perspective religieuse, l’homme prend possession de lui-même par l’appel de Dieu. Sa vocation s’énonce dans le nom pour lequel il a été appelé. Appel et réponse, vocation et responsabilité supposent un nom fondé en éternité. Rejoindre son vrai nom n’est pas une tâche moins difficile que rejoindre l’éternité : c’est la même tâche. Dieu s’est adressé à Abraham. Seulement, nul n’est jamais sûr d’avoir perçu et correctement entendu l’appel, pas même Abraham. Et bientôt, l’homme séparé de lui-même sent s’ajouter au malheur de l’existence fantomatique le malheur de la faute : on l’a appelé et il n’a pas su entendre ; son nom a été prononcé, mais il s’est dérobé, il a fait la sourde oreille. Ne sera-t-il pas abandonné à son mensonge ? Ne restera-t-il pas éternellement captif de l’existence périphérique ?
Kierkegaard attendait que son vrai nom lui soit donné par la voix de l’Autre transcendant. À l’opposé, il sent sa personnalité lui échapper toujours davantage parce qu’elle tombe sous la dépendance des autres. Cette dépendance s’aggrave dans les notes du premier Journal où l’on voit Kierkegaard déplorer sa passivité. Il est tout entier soumis à la volonté des autres, il n’est que leur reflet. Sa vie n’est plus simplement l’image déformée d’un moi hors d’atteinte, il n’est plus son propre sosie, mais celui du tout-venant. Avec un personnage d’Eichendorff, il se définit comme « le double de toutes les folies humaines… Souvent aussi, alors qu’on avait cru le mieux s’être compris, une étrange anxiété nous envahit de n’avoir fait au fond qu’apprendre par cœur la vie d’un autre14 ». Kierkegaard a l’impression d’appartenir à un champ de gravitation extérieur : « Chaque fois que je vais dire quelque chose, il y a quelqu’un au même instant qui le dit. Je me fais l’effet d’un sosie spirituel, il me semble que cet autre moi prend toujours les devants, ou encore, quand je suis là à parler, j’ai l’impression que tous les gens croient que c’est un autre qui parle ; ainsi aurais-je raison de me faire la même question que le libraire Soldine à sa femme : Rebecca, est-ce moi qui parle15 ? »
En dépit de ce manque d’être, de cette défection du moi (que la pensée gnostique eût appelé une kénose), un pouvoir néanmoins persiste et s’exerce librement : celui de constater et de critiquer l’absence de la plénitude. Pouvoir singulier, comparse qui occupe le devant de la scène à la place du protagoniste manquant. Une voix, un discours se font entendre, une réflexion douloureuse se développe, conduisant la plume et couvrant des pages d’écriture, pour nous dire qu’ils parlent in absentia, à la place d’un moi légitime, qui demeure muet, hors d’atteinte, irrévélé. La plainte du Journal nous met en présence d’une parole provisoire, interrogative, en suspens, qui sait ne pas provenir du centre ignoré, mais qui doit tout son mouvement à l’idée de ce qui lui fait défaut. Le je qui s’exprime ici, agile et ingénieux, sait qu’il est tout au plus l’ombre du moi espéré. Sa liberté, sans entraves et sans garant transcendant, lui est un tourment ; ce qu’il attend, c’est la confirmation absolue d’une nécessité intérieure, c’est l’équilibre d’une relation de soi à soi qui ne laisserait subsister aucune zone lacunaire, aucun résidu opaque.
Et si la certitude intérieure ne se laisse pas conquérir, si la personne « authentique » ne réussit pas spontanément à venir au monde, quoi faire en dernier recours ?
Il reste à organiser les pouvoirs de la liberté périphérique de façon à se donner, à tout le moins, une personnalité provisoire. Pour échapper à une dépersonnalisation imposée du dehors, il reste à composer délibérément un personnage ou une succession de personnages, tous intérimaires, tous révocables. C’est à la fois tirer parti de la vacance intérieure, s’en distraire et se protéger contre l’intrusion des autres. En s’absorbant dans le jeu fictif, la conscience démunie trouve pendant quelque temps le moyen d’oublier son dénuement. En se jetant dans la fiction, elle échappe à l’indéterminé : « De là aussi mon désir d’être acteur, pour, en entrant dans le rôle d’un autre, gagner comme un succédané de ma propre existence, et, par ce changement, trouver une certaine distraction16. »
Kierkegaard passe ainsi de la dépersonnalisation subie à la personnification voulue. Dans ses rêves d’adolescent, il devient maître voleur… Le manque d’un moi central et permanent, éprouvé d’abord sur le mode passif, s’offre à un retournement dans le sens actif. L’occultation involontaire du moi authentique laisse le champ libre à tous les rôles et à tous les masques volontaires. Kierkegaard, condamné à vivre à côté de lui-même, est tenté de prendre l’initiative et la responsabilité de son écart ; il se jette délibérément dans « l’aliénation », rend l’exil volontaire et se travestit en étranger… « L’agrément que je préfère, dit une note de 1841, c’est de parler une langue étrangère, surtout une langue vivante, pour ainsi devenir à moi-même étranger17. » Lors de ses rencontres avec un vieux marin, le comptable danois du récit Une possibilité utilise exclusivement l’anglais.
Sentant que le centre intérieur lui est dérobé, que le sol manque sous ses pieds, Kierkegaard rassemble les énergies dont il dispose pour donner un autre sens à la situation : c’est l’essor d’une conscience libre et joueuse qui prend de la hauteur par rapport à soi. Le sol, certes, se dérobe, mais parce que la poésie et la réflexion ont pris leur envol dans la région du possible. L’écart est désormais attribué non pas à la fuite de l’objet, mais au dégagement du sujet. Voyez la thèse de doctorat sur Le Concept d’ironie, où sont opposés le doute et l’ironie :
Dans le doute… le sujet ne cesse de faire effort pour pénétrer dans l’objet, et son infortune provient de ce que l’objet ne cesse de se dérober devant lui. Dans l’ironie, au contraire, le sujet ne cesse de vouloir se dégager de l’objet, et cet effort aboutit au moins à lui donner, à chaque instant, la conscience de sa propre subjectivité et le sentiment que l’objet ne possède aucune réalité. Dans le doute, le sujet assiste à une manœuvre offensive qui ne cesse d’abattre les phénomènes l’un après l’autre, dans l’espoir de démasquer l’être que l’on s’acharne à découvrir derrière eux. Dans l’ironie, au contraire, le sujet ne cesse de battre en retraite en contestant à chaque phénomène sa réalité propre, afin de se sauver lui-même, c’est-à-dire de se conserver à l’égard de tout dans un état d’indépendance négative18.
Sans doute ce recours poétique à la fiction va-t-il être interprété et condamné (presque aussitôt) comme une fuite coupable dans l’esthétique, comme un refus démoniaque de s’orienter vers la tâche (qui est de « se choisir soi-même comme tâche »). Mais on doit le reconnaître, chez Kierkegaard le recours à la fiction n’accompagne pas uniquement les moments centrifuges de la conscience. Quand Kierkegaard cherche à rejoindre le centre, à coïncider avec sa « détermination éternelle », la fiction ne lui est pas moins nécessaire. Ses dernières années seront hantées par la tentation d’entrer dans le rôle du martyr et par le scrupule de forcer son personnage. Le rôle de la fiction change de valeur (se transvalue) et une psychologie du jeu gratuit se mue en psychologie de l’imitation religieuse : Kierkegaard exprimera l’idéal de l’existence religieuse (le religieux), sans se sentir habilité à s’y établir : « J’ai à reculer d’un pas sur la prétention d’être moi-même ce que j’ai exposé, et là j’ai ma tâche… Je deviens l’amant malheureux pour ce qui est d’être personnellement l’idéal d’un chrétien, c’est pourquoi je deviens le poète de cet idéal19. »
Mais c’est surtout le rapport avec autrui, la relation au monde qui vont se compliquer dès qu’intervient le recours au jeu. Au lieu de se sentir le sosie involontaire des autres, au lieu de subir leur influence, Kierkegaard veut les mystifier : en les imitant narquoisement, de propos délibéré, en se travestissant au gré de son caprice (ou de ses intentions apologétiques). Il saura reconquérir son indépendance compromise ; non seulement il aura le pouvoir de résister, d’opposer aux autres un visage déterminé, mais il découvre l’art d’assujettir à son tour le monde, de le charmer, d’exercer sur lui séduction et fascination.
À d’autres égards, la situation précédente, face à la société, s’est aggravée. La nébuleuse originelle est devenue fausse personnalité, l’absence de visage s’est muée en masque, le manque s’est élevé à la puissance du simulacre, la dépendance est devenue malentendu. Un pouvoir issu de la réflexion – le don d’invention poético-philosophique – s’est emparé de toutes les ressources disponibles pour les mettre en œuvre fabuleusement. (La preuve est ainsi donnée qu’être poète, c’est beaucoup moins qu’être.) L’absence de centralité n’est pas moindre, et pourtant, pour la galerie, un jeune homme plein de feu, d’esprit, de repartie se fait passer pour quelqu’un, se fait admirer. Le malentendu va s’accentuer d’autant. Auparavant, Kierkegaard subissait la présence des autres au point qu’il ne pouvait en retour établir avec eux aucune relation équilibrée, aucun dialogue confiant, faute de pouvoir compter sur son propre fonds. Voici maintenant qu’un rapport s’établit, mais trompeur et inégal : ce n’est pas une communication, mais une situation de défi. Le masque, construction arbitraire, durcit une limite, interrompt l’influence venue des autres (qui sont à tout jamais des étrangers), cerne un domaine personnel, – l’ébauche d’une intériorité –, qui, mieux défendu, se sent devenir plus consistant. La question anxieuse de l’intériorité absente devient un secret mieux gardé. De plus, cette région celée, ce lieu insaisissable où le sujet est préoccupé de son manque intérieur, prend la valeur d’une possession inaliénable : là, le souci de l’absence s’alourdit, devient douleur, mélancolie (son nom allemand Schwermut, ou danois Tungsind expriment la pesanteur). Ainsi, tandis que les témoins extérieurs croient rencontrer un éblouissant virtuose, la conscience, repliée sur sa douleur dissimulée, prend un amer plaisir à donner le change :
Chacun tire sa vengeance du monde. La mienne consiste à porter ma douleur et mon chagrin au tréfonds de moi-même, tandis que mon rire distrait les autres. Vois-je quelqu’un souffrir, je le plains, le console de mon mieux et l’écoute tranquillement m’assurer que “moi je suis heureux”. Pouvoir tenir ce rôle jusqu’à ma mort, ce sera ma vengeance20.
De quelle offense Kierkegaard souhaite-t-il se venger ? Il nous le cache. Mais il faut retenir que la relation avec le monde est ressentie comme un combat, comme un affrontement belliqueux, où l’on inflige et reçoit tour à tour des blessures. Si tromper est parfois l’occasion d’une joie maligne, être mécompris est une souffrance : « Je suis si peu compris qu’on ne comprend même pas mes plaintes de ne pas l’être21. »
Avec l’accroissement des pouvoirs de la réflexion, Kierkegaard sent donc s’accroître l’aptitude à souffrir et à faire souffrir. Par l’intervention du masque, le malaise passif de l’incertitude primitive devient une force active d’agression dirigée presque simultanément contre les autres et contre soi. Kierkegaard, homme douloureux, connaît l’art de tourmenter. Sous le prétexte de sauver Régine, sa « fiancée », que de nuances dans l’exercice de la cruauté ! Et pour inviter ses contemporains à devenir chrétiens, que d’avanies recherchées, que de sentiments ambigus ! La feinte par laquelle Kierkegaard se dissimule aux autres (tout en les blessant, ou en les provoquant) pourra susciter en lui tour à tour la joie du triomphe ou la souffrance du malentendu ; la même feinte, à l’égard du moi, apparaîtra tour à tour comme une victoire de la liberté poétique ou comme une fuite coupable.
Le masque est générateur de discordance. Il est la première cloison interposée qui fait que la nébuleuse se scinde et s’organise. Il divise l’espace interhumain en régions dissemblables. Derrière les conduites masquées, par le contraste du dedans et du dehors, la subjectivité du secret se creuse et s’alourdit. Tout se passe comme si le mensonge, la fiction incitaient à délimiter le champ d’une intériorité séparée, aidant à penser comme séparation et tourment de la séparation ce qui était auparavant dépersonnalisation confuse, défaut indéfini de spontanéité originale. Par la magie du masque, des oppositions surgissent : les autres, la foule, deviennent des adversaires, et derrière le masque, la vacance, le vide (la kénose) devient latence (krypsis). « Malheureusement, mon vrai esprit n’est trop souvent présent en moi que kata krupσin22. » Simuler, c’est susciter la forte possibilité, en deçà du masque, d’un dessous réel ; c’est éveiller une intériorité relative, laquelle, pour n’être pas (ou pas encore) le moi désiré, n’en constitue pas moins une sorte de première approche. Ainsi le sentiment inquiet de l’intériorité absente devient un fait intérieur et instaure une intériorité substitutive.
À la place de la certitude immédiate qui fait défaut, et tenant lieu d’un moi occulte demeuré dans les limbes, il y a une problématique du moi, une question en suspens, que le masque contribue à entretenir tout en la dissimulant. L’intériorité, dès lors, n’est rien d’autre qu’une interrogation sur sa propre possibilité, un « repliement » sans contenu, le redoublement réflexif de l’absence initiale. « Mais le solitaire en sa chambre, que peut-il bien chercher à surprendre ? Et quand on s’attend à ce que tout, je veux dire le moindre événement imperceptible aux yeux d’un autre, se passe en silence, on n’est proprement à l’affût de rien. Il n’est alors pas étonnant que l’âme et le cerveau soient à rude épreuve, car l’œil peut bien observer un objet, mais il est pénible de scruter le rien. Et quand l’œil s’y livre longtemps, il finit par se voir lui-même, ou sa propre vision : de même, le vide qui m’entoure contraint ma pensée à revenir sur moi-même23. » Et Frater Taciturnus commente : « Son repliement ne contient donc provisoirement absolument rien, il est comme une limite qui le garde et l’enferme, jusqu’à nouvel ordre, il est mélancolique dans son repliement. La forme la plus abstraite du repliement est que celui-ci se renferme lui-même24. »
Suscitée par la présence du masque, la dialectique de l’interne et de l’externe établit une tension, un contraste dramatique, un état de conflit. « Je suis un Janus bifrons : l’un de mes visages rit, l’autre pleure… J’unis à ma façon le tragique et le comique : je fais de l’esprit, les gens rient – et moi je pleure25. » Alors, après le temps stagnant du rêve initial, une nouvelle expérience du temps commence, plus périlleuse et plus féconde. L’effort de l’acteur ne peut être indéfiniment poursuivi, l’exaltation du jeu s’épuise ; les moments de représentation brillante sont brefs. Ils s’éteignent. Ils sont voués à la discontinuité. Ce qui vient alors à prédominer, c’est la part cachée, le tourment qui s’était alourdi derrière le masque, et que Kierkegaard nomme l’ennui, ou plus souvent encore la mélancolie. Le temps est le secret adversaire du masque esthétique, puisqu’il oblige le rideau à tomber à la fin de chaque scène. Le vide dont Kierkegaard sent alors la menace est autrement plus redoutable que celui du commencement : « J’ai la tête aussi vide et morte qu’un théâtre où l’on vient de jouer […]. Je rentre à l’instant d’une soirée dont j’étais l’âme : les saillies volaient de ma bouche, tout le monde riait, m’admirait – mais je partis, et le trait à tirer ici doit être aussi long que le rayon terrestre […] et je voulais me tirer une balle dans la tête26. »
. OC IV, p. 226-227, 231.
. OC VII, p. 246.
. II A 382, J1, p. 153 ; II A 222, J1, p. 129.
. I A 75, J1, p. 56-57.
. I A 75, J1, p. 53.
. I A 75, J1, p. 51.
. II A 633, J1, p. 187.
. I A 75, J1, p. 52.
. I A 75, J1 p. 54.
. I A 75, J1, p. 50.
. II A 347, J1, p. 148.
. II A 742, J1, p. 194.
. I A 75, J1, p. 55 ; I A 157, J1, p. 75.
. I A 33, p. 92.
. I A 75, J1, p. 53.
. III A 97, J1, p. 222. Déclaration qui rejoint curieusement un passage bien connu des Souvenirs d’égotisme où Stendhal écrit : « Me croira-t-on ? Je porterais un masque avec plaisir, je changerais de nom avec délices… Mon souverain plaisir serait de me changer en un long Allemand blond et de me promener dans Paris. »
. OC II, p. 233.
. X1 A 281, J2, p. 96.
. II A 649, J1, p. 189.
. I A 123, J1, p. 69.
. II A 164, J1, p. 122. Trad. : « selon la dissimulation ».
. OC IX, p. 329.
. OC IX, p. 394.
. II A 662, J1, p. 189 ; II A 132, J1, p. 119.
. I A 161, J1, p. 75.