Baudelaire metteur en scène

Pour qui examine, chez Baudelaire, le registre du rêve, il n’est pas difficile de reconnaître, de prime abord, l’assimilation du rêve à l’« idéal », selon l’antithèse qui rend l’idéalité rêvée incompatible avec la réalité. C’est là une formule dont le romantisme avait fait le plus large usage. On remarquera toutefois qu’en y recourant Baudelaire trouve le moyen de l’exacerber et de lui conférer une intensité exceptionnelle. « Rêve parisien » (poème CII des Fleurs du mal) et « La chambre double » (pièce V du Spleen de Paris) instaurent initialement l’univers du rêve pour mettre en scène, comme une chute ontologique et une expulsion immotivée, le retour à une réalité sordide. Après avoir goûté les jouissances du paradis, le rêveur se trouve précipité dans l’enfer d’ici-bas. Il avait échappé au temps ; il lui faut subir à nouveau « le sinistre vieillard1 » et « la pointe des soucis maudits2 ». Baudelaire a su dire mieux qu’un autre l’effondrement du rêve. Et, puisque le rêve se dissipe et que la réalité est insupportable, Baudelaire pose en toute rigueur la tierce solution : la mort.

Il n’y a qu’une seconde dans la vie humaine qui ait mission d’annoncer une bonne nouvelle, la bonne nouvelle qui cause à chacun une inexplicable peur3.

– Certes, je sortirai, quant à moi, satisfait

D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve4.

La structure même du volume des Fleurs du mal, dans la succession de ses parties, est révélatrice ; le livre s’ouvre par la section Spleen et Idéal et s’achève par celle qui s’intitule La Mort. La grande allégorie conclusive – « Le voyage » – narre l’échec du rêve et lance l’appel à la mort.

Toutefois la thématique du rêve doit être examinée à un autre niveau encore. Comment Baudelaire rêve-t-il ? Qu’attend-il du rêve ? Nous constaterons que le rêve est lui-même l’objet d’un sentiment ambivalent. Il est, d’une part, lié très étroitement au projet même de la poésie ; d’autre part, il est devenu très tôt pour Baudelaire l’un des aspects de l’expérience du gouffre, une source de terreur qui, sans cesser de révéler « le côté surnaturel de la vie »5, désigne en dernier ressort la mort, ou, ce qui est pis, l’impossibilité de mourir.

Quand Baudelaire écrit : « Le rêve qui sépare et décompose crée la nouveauté6 », il fait du rêve à la fois un analyste et un inventeur – un parfait « chimiste7 ». Mais la seule opération du rêve ne suffit pas. Il faut que s’y ajoutent l’effort volontaire et les calculs conscients. Le rêve (et surtout le rêve hiéroglyphique) est l’ébauche initiale, mieux encore : la matrice. L’œuvre devra croître et accéder à sa forme définitive, au travers d’une série d’opérations maîtrisées. Relisons ces lignes célèbres, qui concernent Delacroix :

Parmi les injonctions que Baudelaire s’adresse à lui-même, la ressource du rêve est convoquée, associée à l’appel aux énergies volontaires :

Retenons l’opposition entre rêve et rêverie. La rêverie est nocive, toute passive, liée à la procrastination : elle se substitue au travail et rend le poète stérile. Le rêve, au contraire, est chargé de virtualités créatrices, à la condition d’être pris en charge par la volonté. Le rêve est l’une des modalités du « recours à la sorcellerie10 ». C’est l’esquisse d’une technique de la dictée provoquée que ces notes semblent proposer. De même qu’il admire chez les dessinateurs la rapidité du croquis, Baudelaire se prescrit de sténographier le rêve à l’instant de l’éveil. (Ainsi fera-t-il dans la lettre à Asselineau du 13 mars 1856.) Sans doute est-ce à de pareils récits qu’il projette de consacrer, au centre du Spleen de Paris, une section qu’il intitule, dans ses carnets, Onéirocritie11. Il en consigne les titres, treize au total. La plupart ne nous sont connus que par leurs seuls intitulés : « Le rêve avertisseur »12, « Le rêve de Socrate », « Mes débuts », « Retour au collège », « La souricière », « Fête dans une ville déserte », « Le palais sur la mer », « Prisonnier dans un phare », « Un désir », « La Mort ». Il est probable qu’une partie seulement de ces projets corresponde à une inspiration donnée directement par le rêve ; d’autres semblent annoncer des fictions, dont le héros eût été un personnage rêvant. En tout cas, si Baudelaire s’est souvenu d’un rêve personnel, rien n’atteste qu’il se soit mis « tout de suite à écrire » : les titres répertoriés sont tout à la fois un rappel sommaire du rêve et l’amorce d’une élaboration poétique à distance. Traces et pierres d’attente. Quelques notes un peu plus développées laissent indécise la question de savoir si elles fixent les vestiges du rêve, ou si elles désignent par avance les thèmes dominants du texte désiré (le poème futur faisant alors l’objet d’une rêverie n’entretenant que des rapports lointains avec la vision d’une nuit déjà ancienne) :

Appartements inconnus. (Lieux connus et inconnus, mais reconnus. Appartements poudreux.

Déménagements. Livres retrouvés.)

Les Escaliers. (Vertige. Grandes courbes. Hommes accrochés, une sphère, brouillard en haut et en bas.)

Condamnation à mort. (Faute oubliée par moi, mais subitement retrouvée, depuis la Condamnation13.)

L’élément d’angoisse, pour peu que le contenu du rêve s’explicite, devient très apparent. Si la psychologie moderne n’a pas de peine à reconnaître, dans ces esquisses, certains grands archétypes, si les motifs architecturaux de l’imagination piranésienne organisent superbement l’espace du rêve, nous sommes bien loin de l’harmonie et de l’intemporalité qui caractérisent, selon Baudelaire, l’univers idéal14. La bizarrerie, l’attrait esthétique se doublent, dans ces rêves brièvement notés, d’une menace qui s’accentue jusqu’à la condamnation capitale. Ainsi en va-t-il dans le projet le plus développé, qui semble être, lui, le dépositaire d’une expérience très récente :

Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l’un sur l’autre, des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des cœcums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. – Fissures, lézardes. Humidité provenant d’un réservoir situé près du ciel. – Comment avertir les gens, les nations ? – avertissons à l’oreille les plus intelligents.

Tout en haut, une colonne craque et ses deux extrémités se déplacent. Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. – Je calcule, en moi-même, pour m’amuser, si une si prodigieuse masse de pierres, de marbres, de statues, de murs, qui vont se choquer réciproquement seront très souillés par cette multitude de cervelles, de chairs humaines et d’ossements concassés. – Je vois de si terribles choses en rêve que je voudrais quelquefois ne plus dormir, si j’étais sûr de n’avoir trop de fatigue15.

Le désastre, qui d’abord n’est que spectacle, ne tarde pas à impliquer le spectateur, à le jeter dans le mouvement affolé de la fuite impossible. Le bref amusement d’un calcul n’est qu’une digue momentanée, opposant une faible résistance à l’afflux d’angoisse, dont l’aveu éclate dans la réflexion finale. Le rêve, s’il reste source d’inspiration (puisque Baudelaire transcrit cette vision), devient en même temps un objet phobique, et fait du sommeil lui-même un objet phobique. On objectera que « Symptômes de ruine » est de part en part un texte fictif, et non la représentation d’une expérience onirique vécue. Soit : la référence au vécu est ici invérifiable. Reste cette note de Fusées :

Restent, dans les lettres de Baudelaire, toutes les plaintes relatives à la peur – à une peur qui s’exacerbe aux deux bords du sommeil :

Il n’est pas surprenant que la phobie de l’endormissement se traduise parfois par le désir de dormir toujours : « Mon unique préoccupation est de savoir chaque matin si je pourrai dormir la nuit suivante. Je voudrais toujours dormir18. »

Contre la peur si étroitement liée au sommeil, Baudelaire cherche secours à la fois dans la discipline du travail (« faire son Devoir ») et dans les actes spirituels que la tradition chrétienne et surtout les diverses règles monastiques avaient presque dès l’origine institués pour faire face à l’Ennemi nocturne : « L’homme qui fait sa prière le soir est un capitaine qui pose des sentinelles. Il peut dormir19. » Cette stratégie apaisante, on le sait, n’a pas prévalu. La peur et sa contrepartie, la colère, sont allées grandissant dans la vie de Baudelaire. Du moins a-t-il su dire dans « Le gouffre » (1862) – l’un des plus beaux poèmes tardifs – l’angoisse intense qui poursuit la conscience jusque dans le sommeil et le rêve :

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.

– Hélas ! tout est abîme – action, désir, rêve,

Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève

Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,

Le silence, l’espace affreux et captivant…

Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant

Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,

Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,

Jalouse du néant l’insensibilité.

– Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres20 !

Baudelaire parle ici d’un espace (« affreux et captivant »). C’est celui qui s’ouvre dans tous les rêves dont nous venons de lire la transcription. Ajoutons qu’il s’agit d’un espace-temps : le gouffre est aussi le laps indéfini qui s’ouvre entre la vie frappée à mort et la mort définitive ; c’est l’intervalle entre ce qui annonce à la vie sa condamnation et la véritable mort. L’intervalle s’élargit à la dimension d’une éternité : « J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. » L’angoisse consiste à éprouver tout ensemble la défaillance de la vie et le retard de la mort, inexplicablement différée. Dans l’espace ainsi ouvert, l’on ne vit plus, mais le repos de la mort n’est pas encore atteint. Le sursis peut prendre l’aspect d’une survie, aussi bien que celui d’une mort vivante : tout est déjà lézardé, tous les signes sont « symptômes » d’anéantissement, mais les blocs n’ont pas encore écrasé le rêveur ; ou, à l’inverse, la mort est advenue, mais la conscience persiste obstinément par-delà l’instant fatal.

Si nous lisons en effet « Le rêve d’un curieux21 », nous constaterons que le suspens le plus douloureux – l’espace entre vie et mort – n’y intervient pas dans l’imminence même de la mort, mais dans l’instant qui, après la mort, devrait s’ouvrir sur la révélation dernière. Assurément, il s’agit ici d’un rêve littéraire, redevable peut-être aux fictions métaphysiques de Poe et construit pour aboutir à une pointe humoristique, dans le plus pur style du désabusement romantique. Dans ce poème-fable, la moralité la plus évidente est blasphématoire : le spectacle d’outre-tombe, mis en scène par Dieu, est décevant. Une autre leçon, toutefois, se laisse deviner : le rêve nous achemine à la mort, mais n’ouvre pas les portes de « l’idéal », il nous laisse sur notre soif, il nous livre à l’attente infinie :

Si intense était l’exigence du « nouveau », si vive l’espérance, que dans la lumière vide prévaut le désabusement : le monde surnaturel ne parvient pas à satisfaire la conscience mieux que le monde naturel. Le « n’est-ce donc que cela ? » du rêveur accuse l’insuffisance de la suprême réalité, en regard du besoin d’infini éprouvé par la conscience curieuse ; l’étonnement déçu manifeste l’obstination d’un refus critique, qui ne désarme pas devant le spectacle d’outre-mort. La négativité (le pouvoir de négation) maintient son défi – par quoi il apparaît bien que la curiosité est inspirée par Satan : à la page suivante, dans « Le voyage », nous lirons : « La Curiosité nous tourmente et nous roule, Comme un ange cruel qui fouette des soleils22. »

Le temps d’avant la mort rêvée est marqué par l’accumulation des oxymores : « douleur savoureuse », « désir mêlé d’horreur », « angoisse et vif espoir », « torture âpre et délicieuse » ; mais l’après-mort est marquée par un suprême oxymore : celui d’un lever de rideau (d’une apocalypse, au sens précis du terme) sans spectacle, et d’une attente sans objet. L’impatience du moribond reste inapaisée après la mort, malgré « la terrible aurore ». La déception posthume instaure une survie malheureuse, une non-vie sans limite où nulle promesse ne s’accomplit : ni la béatitude paradisiaque, ni les tourments infernaux. L’oxymore dernier consiste à avoir trépassé, tout en demeurant encore en deçà de la possession ou du spectacle espérés. Il infuse dans l’état de mort la curiosité toujours vivante, de même qu’en d’autres rêves, la Condamnation ou la fissure insinuaient la mort dans l’intervalle indéfini qui restait à vivre. Que le seuil de la mort ait été franchi ou non, la conscience rêveuse est en état de « mort vivante ». La post-agonie perpétue les sentiments de l’agonisant. Ce qui revient à dire que l’état préfinal se prolonge au-delà de ce qui aurait dû être la fin…

La situation de vie en sursis, de survie, reparaît sous un aspect très particulier dans le rêve du 13 mars 1856 (lettre à Asselineau), auquel Michel Butor a consacré un captivant ouvrage (Histoire extraordinaire). Dans un épisode de ce rêve, où Baudelaire visite un bordel, l’espace s’ouvre en « vastes galeries », qui prennent l’aspect d’un musée :

Dans une partie reculée d’une de ces galeries, je trouve une série très singulière. – Dans une foule de petits cadres, je vois des dessins, des miniatures, des épreuves photographiques. Cela représente des oiseaux coloriés, avec des plumages très brillants, dont l’œil est vivant. Quelquefois il n’y a que des moitiés d’oiseaux. – Cela représente quelquefois des images d’êtres bizarres, monstrueux, presque amorphes, comme des aérolithes. Dans un coin de chaque dessin, il y a une note : La fille une telle, âgée de, a donné le jour à ce fœtus, en telle année. Et d’autres notes de ce genre. […] Mais, parmi tous ces êtres, il y en a un qui a vécu. C’est un monstre né dans la maison et qui se tient éternellement sur un piédestal. Quoique vivant, il fait donc partie du musée. […] Il se tient accroupi, mais dans une position bizarre et contournée. Il y a de plus quelque chose de noirâtre qui tourne plusieurs fois autour de lui et autour de ses membres, comme un gros serpent. Je lui demande ce que c’est ; il me dit que c’est un appendice monstrueux qui lui part de la tête, quelque chose d’élastique comme du caoutchouc, et si long, si long, que, s’il le roulait sur sa tête comme une queue de cheveux, cela serait trop lourd et absolument impossible à porter ; – que, dès lors, il est obligé de le rouler autour de ses membres, ce qui, d’ailleurs, fait un plus bel effet. […]

Je me réveille fatigué, brisé, moulu par le dos, les jambes et les hanches. – Je présume que je dormais dans la position contournée du monstre23.

Mauvais réveil, après un étrange sommeil : Baudelaire, à la fin de sa lettre, s’identifie au monstre « qui a vécu ». La posture présumée, la courbature du réveil sont les garants de l’analogie. Le monstre, « quoique vivant […] fait […] partie du musée ». L’identification finale assimile le narrateur du rêve à une créature qui, tout en possédant l’exceptionnel privilège de la vie, appartient à une collection d’objets curieux, et reste chose parmi les choses. Le monstre est inclus dans la famille des « fœtus ». Il a vécu à titre d’exception, de survivant unique. L’on doit même établir un rapport proportionnel : le monstre est aux fœtus ce qu’est l’œil vivant aux oiseaux coloriés fixés dans leurs cadres. Élément vivant dans un ensemble inerte ou mort. Si l’on peut attribuer à l’apparition du monstre un caractère héautoscopique, c’est là une rencontre où l’image du moi, quoique vivante, s’inscrit dans le registre de la mort, et non seulement de la monstruosité. Comme l’a souligné Michel Butor, l’œil vivant des oiseaux peints s’apparente au regard qui, chez certains personnages des nouvelles de Poe que Baudelaire vient de traduire, demeure la seule partie survivante, dans un corps déjà tout entier cadavérique24. Partant de l’impression éprouvée au réveil, la chaîne des identifications remonte – en passant par le monstre et les fœtus – jusqu’à l’œil des oiseaux qui pourtant, au premier abord, semble bénéficier du statut de l’objet extérieur, et ne laisse pas deviner qu’il est un « double », reflétant en miroir le regard du rêveur – venu pour « baiser » et réduit à converser avec son alter ego monstrueux.

Baudelaire a-t-il connu l’Onirocriticon d’Artémidore ? Voici ce qu’il aurait pu lire à propos des rêves de visite à un bordel : « On devrait juger bon aussi, une fois entré dans un bordel, de pouvoir en sortir, car ne pouvoir en sortir est mauvais. J’en sais un, qui rêva qu’étant entré dans un bordel, il ne put en sortir et mourut peu de jours après, ce rêve ayant eu pour lui son accomplissement de façon juste : c’est qu’on nomme bordel, tout comme le cimetière, un “lieu commun”, et il se fait là une grande déperdition de spermes humains. C’est donc à bon droit que le bordel est assimilé à la mort. » Mais on lit à propos des rêves de mort : « Mourir est aussi bon pour les littérateurs et les pères de famille : ceux-ci laisseront comme monuments d’eux-mêmes leurs enfants, et ceux-là laisseront comme monuments de leurs talents leurs écrits25. »

Le monstre est condamné à une existence immobile. Il « se tient éternellement sur son piédestal » (à la seule exception du souper, qu’il prend en compagnie des filles de l’établissement : ce déplacement est « son principal ennui »). Le monstre subit le type de malédiction que Baudelaire (conformément à la tradition) définit par les vocables du registre de l’éternité : éternel, éternellement. L’éternelle oisiveté du monstre peut sembler, à première vue, radicalement différente du travail auquel Baudelaire, dans un poème des Tableaux parisiens, voue le « Squelette laboureur » ; mais ce travail, étant sempiternel, porte au même titre la marque de l’interminable et, de ce fait, devient la variante inversée de l’inaction du petit monstre. Le squelette laboureur représente, de façon plus emblématique et plus nette, la même situation de mort vivante, il habite le même espace où, la mort ayant eu lieu, plus rien ne peut désormais finir ; lisons la seconde partie du poème (dont on sait qu’il doit probablement son motif à l’une des planches gravées ornant la Fabrica de Vésale) :

Il ne s’agit plus d’un rêve, dans ce poème, mais de l’interprétation d’une image apparue entre les feuillets d’un vieux livre. Interprétation imaginative, qui dynamise l’invention du peintre et lui confère un sens spirituel inquiétant27. Assurément, l’on sera tenté de parler ici d’allégorie. Mais qu’est-ce qui s’allégorise dans ces vers ? Non pas la mort elle-même, puisque le squelette travaille. Bien plutôt l’impossibilité de mourir, la nécessité de répéter, sous une irrépressible contrainte, les gestes laborieux par lesquels l’espèce humaine pourvoit à sa subsistance : une vie dans la mort, une immortalité malheureuse. La planche qui, sous le regard interprétatif, s’anime et prend vie dans le « livre cadavéreux » constitue un oxymore esthétique, dont la signification complète s’épanouira sous les espèces d’un oxymore métaphysique. La planche d’anatomie n’est cependant pas un simple prétexte ; elle indique le lieu d’origine de la vision : un livre, une œuvre d’art. Et, quel que soit le degré de généralité auquel s’élève l’interprétation poétique, le message allégorique paraît concerner plus particulièrement le poète et le travail poétique eux-mêmes. À travers cette appréhension de la « vie future », de la mort laborieuse réservées à un nous collectif, c’est sa propre destinée que Baudelaire représente de façon fantasmatique. L’interprétation qu’il élabore de l’image gravée fait retour sur lui-même. La survie est donc un effet de l’art du graveur, et qui trouve son application dans le poème qui décrit figurativement le travail du serf-poète28. Le « pays inconnu » que labourent les squelettes est celui même qui, selon un premier projet, devait donner son titre au recueil entier : Les Limbes. Et la « moisson étrange » des forçats s’apparente aux fleurs où se fixera l’intitulé définitif de l’ouvrage. Le mythe métaphysique est donc inséparable d’une esthétique de la douleur, où se trouvent impliquées tout ensemble la création poétique et l’angoisse fondamentale dont celle-ci tire son énergie.

Quand d’Aubigné écrivait :

il donnait forme poétique à un dogme théologique. Dans « Le squelette laboureur », on peut dire au contraire que Baudelaire passe par une mise en scène « surnaturelle » pour développer une ontologie de l’écriture poétique. « L’impossible mort » de d’Aubigné n’est plus l’apanage exclusif de l’enfer (ou des limbes), elle devient l’expression figurée d’un tourment où la conscience, face à l’image de la mort, trouve en elle-même l’aiguillon immortel de son anxiété.

Nous lisons aujourd’hui ces vers comme de la littérature et, par-delà l’expérience intérieure dont ils offrent l’emblème, nous les lisons comme de la littérature qui nous parle de la littérature. Les travaux forcés posthumes représentent la face angoissante de l’idée du travail auquel, dans ses résolutions d’hygiène, Baudelaire s’incitait à recourir, en l’associant à la prière, pour contrecarrer le découragement, la misère, la hantise de l’impuissance et les mauvais sommeils. Quand le travail, qui aurait dû être un moyen de salut, devient lui-même un mauvais rêve, l’ironie est amère.

1.

La Chambre double, in Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. I, 1975, p. 280-282.

2.

Rêve parisien, in ibid., p. 101-103.

3.

La Chambre double, op. cit.

4.

Les Fleurs du mal, CXVIII : « Le reniement de saint Pierre », in Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. I, 1975.

5.

Les Paradis artificiels, in Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. I, 1975, p. 408.

7.

. Projet d’un épilogue des Fleurs du mal, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 192.

8.

Salon de 1859, in Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 626.

9.

Hygiène, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 671-672.

10.

. Cf. Georges Blin, Le Sadisme de Baudelaire, Paris, 1948, p. 73-100.

11.

Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 367. En marge d’une autre liste, p. 369, un classement général est suggéré :

Choses parisiennes.

Rêves.

Symboles et moralités.

Selon ce projet provisoire, la place du rêve eût été centrale, entre des textes se rattachant à la réalité parisienne et des textes de portée plus allégorique. Mais pour Baudelaire, on le sait, le réel, l’imaginaire et l’allégorie sont difficilement séparables.

12.

. Dans la seconde liste de projets, p. 369, on lit cette adjonction entre parenthèses : « Peut-être une nouvelle. »

13.

Ibid., p. 369.

15.

Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 372. Italiques de Baudelaire.

16.

Ibid., p. 654.

17.

. À Mme Aupick, 13 décembre 1862.

18.

. Au commandant Hippolyte Le Josne, 13 novembre 1865 (J. Crépet rappelle « Le Léthé » : « Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre. »)

19.

Hygiène, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 672.

20.

Les Fleurs du mal, poèmes apportés par l’édition de 1868, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 142. Voir les notes et commentaires de Claude Pichois, ainsi que ceux de Jacques Crépet et Georges Blin, dans l’édition critique des Fleurs, Paris, Corti, 1942. Cf. Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre, Paris, 1947 ; Max Milner, Baudelaire. Enfer ou ciel, qu’importe !, Paris, 1967.

21.

Les Fleurs du mal, CXXV, op. cit., p. 128.

25.

. Je cite d’après la traduction de A. J. Festugière, Paris, 1975, liv. I, 78, p. 85 et livre II, 49, p. 165.

26.

Les Fleurs du mal, XCIV, op. cit., p. 93-94.

27.

. Sur le concetto baroque du mort vivant, du cadavre qui meurt de ne pouvoir mourir, cf. Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, 1953, en particulier, au chapitre IV, les développements et les exemples sur « Le rêve funèbre » et « Le paysage funèbre », p. 100-110.

28.

. Claude Pichois suggère : « On peut penser que c’est en cherchant un motif pour le frontispice de la deuxième édition des Fleurs que Baudelaire a trouvé dans les boîtes des quais cette planche », op. cit., t. I, p. 1023. Voir également, dans l’ouvrage cité de John E. Jackson, le chapitre intitulé « La condamnation à vivre », p. 105-116.