Les proportions de l’immortalité
Les quatre poèmes du Spleen – et en particulier le deuxième (Fleurs du mal, LXXV) – font apparaître avec une particulière acuité le motif de la mort vivante. Celle-ci est l’un des constituants d’une atteinte psychique, dont la désignation littéraire, empruntée à l’anglais, c’est-à-dire au même répertoire linguistique que le mot dandy, représente assez bien le masque défensif séduisant dont arrive à se couvrir une détresse. Cette expérience, en son tréfonds, parvient à une périlleuse écoute du discours et du mutisme de la psychose mélancolique. Le mot spleen est ici l’indice d’une figuration, d’une mise à distance, d’une « littérarisation » – confirmée par la réussite esthétique du texte, par la dynamique de ses images et de son invention allégorique – qui conjurent le désastre psychique en l’énonçant poétiquement.
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
– Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.
Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
– Désormais tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux,
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.
Le premier vers s’organise selon une structure comparative : « plus… que », associée à une hypothèse : « si j’avais ». L’affirmation qui se développe de la sorte entraîne un double effet d’agrandissement : accroissement du nombre des souvenirs ; allongement prodigieux (mais tempéré par la formule hypothétique) de la durée de l’existence. Le redoublement du verbe « avoir » (« j’ai »… « j’avais ») contribue à ce double effet. Mais la structure comparative laisse finalement indéterminé l’accroissement quantitatif des objets remémorés : leur nombre outrepasse l’énorme mesure de temps supposée. Le vers initial fait état d’un avoir qui excède son propre énoncé. Non seulement la longueur de l’existence humaine est plus que décuplée, mais ce décuplement ne suffit pas encore à exprimer adéquatement la masse des souvenirs. Il y a disproportion entre un réel indicible et ce qui se laisse dire (« mille ans »).
Rien d’étonnant, donc, si un tel surpassement, pour se renforcer, recourt, dans les vers suivants, à une formule comparative négative (« cache moins de secrets que mon triste cerveau »), au travers de la métaphore du « gros meuble à tiroirs ». Le moins qui affecte explicitement le comparant se traduit par un plus implicite en ce qui concerne le comparé (« mon triste cerveau »). Le comparatif, tel qu’il est utilisé ici, laisse encore une fois indéterminée la somme incomparablement plus considérable des secrets qui encombrent, dans un même désordre, le cerveau du sujet lyrique.
Baudelaire n’en a pas encore fini avec les ressources du comparatif, puisqu’il va y recourir à nouveau en l’associant avec trois nouvelles images (« pyramide », « caveau », « fosse commune ») qui inscrivent l’agrandissement dans l’ordre monumental et dimensionnel. Notons ici que l’agrandissement du sujet comme possesseur, contenant, réceptacle, va de pair avec une transformation macabre du contenu : ce qui n’est d’abord qu’une simple donnée psychique (« souvenirs »), devient (en tant que « secrets ») substantiellement comparable (quoique numériquement incomparable) à un ensemble désordonné d’objets inertes appartenant à un monde révolu ; enfin, cette foule intérieure prend l’aspect d’un nombre indéfini de « morts », plus nombreux que ceux de la « fosse commune ». Une série proportionnelle est énoncée : plus les équivalents métaphoriques du sujet s’agrandissent, et plus s’alourdit la charge funèbre de ce que contient son « cerveau ».
Les vers qui suivent (8-14) reprennent, en ordre inverse, les comparaisons précédentes et, constituant de la sorte un chiasme imparfait, ils réitèrent, sur le mode de l’être (« je suis ») ce qui avait été énoncé sur le mode de l’avoir ou du contenir (« j’ai… », « cache… », « contient »). La répétition du mot « morts » est un bon indice de la structure chiasmatique, qui prévaut, dans l’ensemble, plutôt au niveau sémantique qu’au niveau syntaxique ou lexical. À la « fosse commune » correspond le « cimetière » ; au « gros meuble à tiroirs » correspond le « vieux boudoir ». Les comparatifs de quantité ont disparu, au bénéfice d’une identification allégorique où l’effet de surpassement ne semble plus avoir cours. Mais l’on doit observer que l’effet d’agrandissement est relayé, dans ces vers, par ce qu’on pourrait nommer l’effet d’éternisation ; quelque chose d’interminable se produit : dans le cimetière, l’activité des « vers », comparés à des « remords », consiste à « s’acharner » ; et le mot « toujours », même s’il se rattache aux « morts les plus chers », n’en est pas moins le signe de perpétuité. Dans le boudoir « rocaille », à la fois encombré et déshabité1, l’odeur du flacon a traversé plus d’un siècle : c’est une âme survivante. Grâce à la présence prolongée du parfum, les figures pâlies n’appartiennent pas à la mort : ce sont des êtres respirants.
Le recours à la comparaison surpassante et à l’effet d’agrandissement va intervenir à nouveau, après l’intervalle blanc, dans la dernière partie du poème. L’acte comparatif est cette fois confié au verbe (« égale ») et l’incapacité du surpassement au mot « rien » (« rien n’égale »). Et c’est de longueur qu’il s’agit ! Le sujet initial, le « je » du premier vers et de « je suis », a maintenant disparu. De nombreux commentateurs l’ont fait observer. Cependant, à travers ce qui se manifeste comme l’entrée d’une autre voix, un motif structural reste secrètement présent : motif de l’accablement devant l’excès ; excès qui ne s’inscrit plus dans la quantité des réminiscences du sujet lyrique mais dans l’étirement des « boiteuses journées », plus longues que tout au monde. On admirera la façon dont le rapport d’inégalité absolue (« rien n’égale ») se répercute implicitement dans l’inégalité relative exprimée par l’épithète « boiteuses » (« les boiteuses journées »), habitée par la double signification de la lenteur et de l’invalidité claudicante2. À la rime suivante, l’agrandissement se remarque de prime abord sur le plan lexical, puisque de « journées » l’on passe à « années ». À l’accablement de la « longueur » s’ajoute aussitôt l’accablement de la pesanteur (« les lourds flocons »). Et l’agrandissement affectant cette fois « l’ennui », va jusqu’à atteindre « l’immortalité » (qui rejoint et surpasse les « mille ans » du premier vers). Comme pour renforcer l’agrandissement manifesté sans équivoque au niveau sémantique, Baudelaire fait intervenir pour la première fois dans le poème des noms de quatre (« proportions », « insoucieux »), cinq (« immortalité ») et six syllabes (« incuriosité »), où la diérèse, à trois reprises, contribue très efficacement à l’effet d’allongement du signifiant.
Ainsi, tandis que le sujet lyrique, comparé à la fosse commune, puis devenu cimetière, s’attribuait le recel massif de la mort, voici l’ennui (éprouvé à coup sûr par le sujet, mais introduit dans le poème comme une entité indépendante supplantant le sujet) qui accède à ce qui est, très évidemment, le contraire absolu de la mort : l’immortalité. Le spleen s’énonce donc comme l’expérience quasi simultanée d’une inclusion de la mort dans la crypte intérieure (pyramide ou caveau) et d’une souffrance interminable – l’ennui – vouée à ne jamais s’apaiser.
« Rêverie pétrifiante »
Cette coexistence de la mort et de l’immortalité est loin d’être la seule « coïncidence des opposés » exprimée à l’intérieur du poème. La mise en équivalence du « boudoir » et du « cimetière », du « gros meuble à tiroirs » et de l’« immense caveau » (etc.) opérait déjà un singulier rapprochement entre un intérieur galant et des lieux de sépulture : mais une homologie secrète – celle du contenu mort – justifiait cette juxtaposition surprenante. Les opposés, en ce cas, étaient moins différents qu’il ne semblait. De fait la coïncidence des opposés trouve son expression la plus parfaite au vers 19, dans l’objet apostrophé comme « matière vivante », qui n’est autre que le je lyrique déchu de son statut de sujet et devenu allocutaire d’une voix d’origine indéfinie. Nous sommes en présence d’un parfait oxymore : la matière est le règne de la mort (du moins dans une perspective spiritualiste et vitaliste) ; or la voici déclarée vivante. C’est la formule abstraite, condensée à l’extrême, de la mort vivante, que nous avons déjà rencontrée à maintes reprises dans les textes cités. Les derniers vers du poème en donneront une admirable explication figurée. La matière morte, au gré d’une « rêverie pétrifiante3 », devient « granit », puis « vieux sphinx ». Du granit, qui est bloc de matière, au sphinx, qui doit sa forme au travail de l’art, l’être dépersonnalisé semble bien récupérer, dans une métamorphose qui fait de lui le survivant monumental d’un profond passé, quelque espèce de détermination. Mais c’est avec le chant crépusculaire (par quoi le sphinx ressemble et s’oppose à la statue de Memnon qui chantait aux rayons de l’aurore) que la vie fait retour – une vie limitée à la seule parole poétique qui s’élève à l’orée de la nuit. Il en ira ainsi sans fin, jour après jour. La dynamique de l’agrandissement ne s’est pas interrompue pour autant : il ne s’agit plus, cette fois, de l’univers contenu dans le sujet lyrique, ni de l’allongement temporel qu’il doit endurer, mais de l’espace qui l’environne ; la « vague épouvante » s’étend jusqu’aux dimensions d’un « Sahara brumeux ». À l’immensité spatiale s’ajoute la distance « psychologique » : le sphinx est « ignoré du monde insoucieux, oublié sur la carte »… Nouvel oxymore implicite : cet être « oublié » est celui même qui, dans la première partie du poème, déplorait l’encombrement des « souvenirs » et des secrets innombrables. « Pyramide », « sphinx » : le poème contient deux références à l’Égypte mythique ; ces deux images sont complémentaires : la pyramide et son contenu funèbre sont une figure du « cerveau » du poète et de l’excès des souvenirs qui l’encombrent. Le sphinx, lui, est victime de l’oubli du monde ; il n’existe plus pour personne, sauf pour la voix qui le nomme et qui l’assigne, « désormais », à tout jamais, à n’être que « matière vivante », figée dans l’éloignement et la solitude, et douée toutefois du pouvoir de répondre musicalement « aux rayons du soleil qui se couche ». À la surabondance des vestiges, des choses et des êtres morts, succède une autre image de la mort, le vide d’un désert où, autour du sphinx, ne subsistent que des entités impalpables, de nature à la fois psychique et physique : la brume et la « vague épouvante ».
On voit qu’ici, de façon beaucoup plus évidente que dans « Le squelette laboureur », la vie dans la mort se manifeste, au terme de la pétrification et de la dépersonnalisation, par l’apparition de l’art. Le chant qui s’élève au dernier vers, on l’a remarqué4, peut être entendu comme l’acte même – l’intention musicale – dont le poème tout entier est issu. Le sphinx est l’être qui peut dire à bon droit : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »… Au reste, ce chant, né dans la solitude et l’épouvante, face au soleil, s’énonce au présent, comme une mélodie vivante qui s’élève dans l’espace cosmique, surpassant et rachetant en dernière instance tout ce qui, au long du poème, a été livré à la destruction. Le chant du sphinx, tel que l’évoque le dernier vers, est actuel, et, en ce sens, il apporte réparation aux images antécédentes de la poésie et de l’art, blessées à mort par l’ironie du temps. Rien ne chante plus, en effet, dans les « vers », les « billets doux » et les « romances » mêlés indistinctement aux reliques sentimentales (les « lourds cheveux ») et aux multiples vestiges d’anciennes difficultés financières : ce qui se rattache, de loin, à une vie fanée, fait l’objet d’une double inclusion : les cheveux sont « roulés dans des quittances » et sont contenus dans le « gros meuble à tiroirs ». On ne saurait mieux marquer l’entropie qui réduit et emprisonne à l’état de chose ou de signe abstrait ce qui s’était jadis lié au charme d’une personne, à une passion qui réclamait des gages. Bilans, quittances signifient la fin déjà lointaine d’un long contentieux matériel. Amours et litiges constituent, pêle-mêle, les « secrets » obsédants d’un irrécupérable passé. Les vers, les romances, à leur tour, se dédifférencient : ils n’ont plus valeur d’art ; ils ne sont que traces parmi les traces, chiffres morts d’un désir mort, à côté des chiffres où se nombrent les dettes et les paiements. Or c’est cette poésie, cette musique, réduites au silence et à leur substrat d’objet, c’est cette mort d’un art mineur et suranné que le texte – comme recueilli à la bouche du sphinx – sait évoquer de façon tout ensemble désolée et profondément poétique. Il en va de même pour le « vieux boudoir », et pour « les pastels plaintifs et les pâles Boucher » qui le décorent de façon vestigiale : le temps les a altérés, comme il a fané les roses. Mais le poème qui dit cet effacement de la vie saura vivre d’une autre vie. Ce qu’il déclare mort, il l’élève à la vie sonore d’un texte5. Et c’est là-même où il est le plus question de la mort que se déploient les plus subtiles, les plus actives combinaisons phoniques.
Parce que « Spleen II » est un poème d’une rare ampleur, il se situe au-delà de la rumination monotone et pauvre de la mélancolie. On ne saurait y voir, simplement, l’expression de cette expérience psychique : celle-ci entrave, en règle générale, la faculté du chant. Le poème expose, du vécu mélancolique, un équivalent d’une telle richesse mimétique qu’on s’étonnera que celui-ci, habituellement aphone, soit donné pour la source de l’activité poétique. Disons que la littérature, en s’en déclarant le produit, rend ici hommage au matériau qu’elle domine et surmonte. C’est l’une des ruses de Baudelaire que d’attribuer au mal ce qui en est (peut-être secrètement et provisoirement) le remède…
Presque tous les aspects de ce poème peuvent toutefois se regrouper et se distribuer comme autant d’illustrations des caractères fondamentaux de la mélancolie. Non que Baudelaire se soit ici appliqué à traduire poétiquement ce que le savoir médical de son époque définissait couramment comme le « tableau » du spleen, du taedium vitae ou de la mélancolie. Son expérience, quoique indéniablement influencée par l’image culturelle du spleen, est plus directe, plus immédiate. Et il lui arrive de formuler des sentiments qui ne seront pris en compte « scientifiquement » qu’à une date plus tardive. Aussi peut-on dire que l’intuition poétique de Baudelaire, sur bien des aspects, anticipe sur ce que les cliniciens apprendront à reconnaître.
Les premiers vers de « Spleen II » disent l’accumulation des souvenirs et l’encombrement qui en résulte. Chez les auteurs médicaux de notre siècle qui se réclament de la phénoménologie, la mélancolie se caractérise par la prévalence du rapport au passé (défini par Tellenbach6 comme rémanence, par Binswanger7 comme retentio), au détriment du rapport au présent (presentatio), et du projet orienté vers l’avenir (protentio). « Normalement, ces différents facteurs se prêtent réciproquement main-forte et… contribuent à structurer le point d’application (ou le “prétexte”, Worüber) du thème qui s’offre à nous à chaque moment. La protentio, la retentio et la presentatio ne doivent donc nullement être considérées comme des matériaux isolés dans la mise en place de l’objectivité temporelle ; elles ne sont pas séparables, tout au contraire c’est avec elles que nous avons l’intuition de l’a priori. Pour utiliser un exemple favori de Szilasi8 : pendant que je parle, donc dans la presentatio, j’ai déjà des protensions, sans quoi je ne pourrais pas finir ma phrase ; de même, dans le temps-où-s’effectue (während) la presentatio, j’ai aussi la retentio, sans quoi je ne saurais pas de quoi je parle. Il nous importe donc de mettre à découvert les “modes déficients” des trois dimensions et de leur jeu commun. Naturellement, c’est autre chose que de constater que “les malades mélancoliques ne parviennent pas à se débarrasser de leur passé”, “collent au passé”, ou “sont entièrement dominés par lui”, c’est quelque chose de tout différent que de dire qu’ils sont “coupés du futur”, qu’ils “ne voient aucun avenir devant eux”, et que “le présent ne leur dit rien”, ou qu’il est “entièrement vide”.9 » Le mélancolique, ajoute Binswanger, s’exprime au conditionnel, en revenant sur un passé qu’il ne peut plus modifier : « Si seulement j’avais fait (je n’avais pas fait) ceci ou cela… » Il rabat sur le passé la libre possibilité de l’acte, qui devient possibilité vide, intention vide. « De la sorte, la protentio devient autonome, dans la mesure où elle ne s’applique plus à rien, qu’il ne lui reste rien qu’elle puisse “produire”, ne fût-ce que l’objectivité temporelle du vide “futur” ou du vide “en tant que futur”10. » Ce serait se tromper, déclare Binswanger, que de croire que le thème mélancolique « prend une telle place qu’il ne laisse plus d’autre espace pour quelque chose d’autre ». Le désordre mélancolique est une « aptitude à souffrir isolée », et pour cette raison, elle défait les liens constitutifs de l’expérience naturelle : c’est en raison de cette donnée première que le thème mélancolique réussit à s’imposer et à s’incruster, à « occuper l’espace psychique11 ». Mais le thème n’est pas permanent, il est même interchangeable, c’est « l’isolement du pouvoir de souffrir », à l’écart des possibilités existentielles du Dasein12, qui est le phénomène prédominant.
Dans cette page que nous résumons, et qui se veut phénoménologie transcendantale, par-delà une phénoménologie du temps vécu et de l’espace vécu, nous voyons sans peine ce qui peut trouver application dans la lecture de « Spleen II ». Quelle meilleure figure de la retentio trouver que le « gros meuble à tiroirs » ? L’insistance sur les « souvenirs » (quelle que soit la figure que leur confère le travail de la comparaison) fait prévaloir uniquement le rapport au passé, rapport sans fécondité puisque les pièces comptables, les reliques frivoles, sont soustraites à tout devenir. La seule activité présente a pour point d’application un être ou une figure du passé : acharnement des « longs vers » sur les cadavres, parfums dont l’offrande n’a pour destinataire que les effigies pâlies d’un monde aboli. On note aussi que rien ne vient indiquer un rapport avec un milieu donné comme présent. Les termes de comparaison (gros meuble, pyramide, caveau, fosse commune, cimetière, boudoir) sont les figures hétéroclites d’une identification allégorique toujours transitoire, qui tient lieu de la réalité absente. L’allégorie masque ici les ruines d’un présent hors d’atteinte13. Ajoutons que, conformément à la remarque de Binswanger, l’instabilité paradoxale du « thème » va de pair avec un « pouvoir de souffrance » qui demeure constant et qui choisit capricieusement, de manière discontinue, les homologies à travers lesquelles il se définit.
D’autres traits du vécu temporel mélancolique sont décelables : le sentiment d’un temps ralenti ou quasi figé (« Rien n’égale en longueur »), la conviction d’un arrêt définitif, lié au constat d’une réduction, d’une dégradation (« désormais tu n’es plus… que »).
L’inventaire des choses surpasse numériquement celui que nous pourrions faire des indices affectifs attribués au poète lui-même. Il est remarquable que seules les épithètes « triste » et « farouche » (« mon triste cerveau », « dont l’humeur farouche ») se rattachent directement au sujet lyrique ou à sa métamorphose finale. On pourrait parler ici d’un appauvrissement affectif du sujet, tant apparaît systématique la projection des sentiments sur des figures ou des espaces extériorisés. La culpabilité – sous les espèces des « remords » – est le comparant psychologisé des vers voraces qui s’acharnent sur les morts intérieurs, eux-mêmes équivalents métaphoriques des souvenirs. L’horreur (« abhorré ») est un sentiment attribué à la lune dans son rapport avec le sujet-cimetière ; l’ennui et la « morne incuriosité » sont des entités autonomes, tandis que la « vague épouvante » constitue l’espace qui environne le sphinx. Angoisse (« Weltangst », selon H.-R. Jauss14), culpabilité, ces deux symptômes majeurs de l’état mélancolique sont ici dûment représentés, mais comme des attributs du monde d’objets qui environnent le sujet, à distance de son intériorité déshabitée. L’allégorie, on le voit, contribue à dissocier l’individu spleenétique et les sentiments dont il semble s’être désapproprié. L’angoisse, le sentiment de la faute sont présents, mais déplacés ; ils ne sont pas directement liés au moi lui-même, ils appartiennent à son horizon figuré, non à son intimité. D’une certaine manière, le sujet assiste à sa souffrance plutôt qu’il ne l’éprouve dans un rapport d’inhérence immédiate. Ce sont là, une fois encore, des traits que mettra en évidence l’observation fine dans la clinique moderne de la mélancolie.
Le sentiment de la pesanteur est souvent mentionné comme l’un des constituants du vécu mélancolique (n’oublions pas que l’allemand dispose, pour l’exprimer, d’un vocable particulièrement expressif : Schwermut). Or non seulement le mot « lourd » apparaît deux fois dans le poème (« lourds cheveux », « lourds flocons »), mais la série des objets lourds est largement représentée : du « gros meuble à tiroirs » à la « pyramide », puis au « vieux sphinx » granitique. Notons toutefois que « lourds cheveux » et « lourds flocons » constituent, à chaque fois, des oxymores : cheveux et flocons sont choses légères, auxquelles le qualificatif « lourd » ne peut être attribué que par exception. Le spleen alourdit tout ce qu’il nomme.
L’aspect de « beau désordre » a frappé H.-R. Jauss dans l’énumération des objets que recèle chaotiquement le « gros meuble à tiroirs », ou dans le « fouillis de modes surannées » emplissant le « vieux boudoir ». Mais ce désordre est intolérable, il rend accablante la masse des souvenirs et des secrets. Sa signification (contrairement aux évocations « artistes » d’un Théophile Gautier) ne se limite pas à son apparence esthétique. Elle concerne, une fois encore, un trait fondamental de l’expérience du spleen. Le mélancolique, disent les cliniciens, manifeste son état psychique dans la difficulté qu’il éprouve à maîtriser l’univers des objets qui l’environnent. Une partie de son angoisse résulte de l’incapacité où il se trouve de réaliser avec un succès total cette aspiration obsessionnelle. L’iconologie traditionnelle, à commencer par la fameuse gravure de Dürer, montre souvent, dispersés en désordre autour du typus melancholicus, des outils dont il ne veut ni ne peut se servir, des livres qui lui sont devenus lettre morte, des objets qui ne lui sont plus rien. Le désordre atteste le retrait de la force vitale organisatrice. Chez certains mélancoliques (au nombre desquels le je baudelairien ne doit pas être compté, sauf en ce qui regarde, comme en toute opération poétique, la maîtrise ordonnatrice du matériau verbal), la réaction défensive consiste à faire régner, dans un espace limité, le maximum d’ordre possible (« includence », selon Tellenbach15). Relevons que le rêve du bonheur, chez Baudelaire, appelle une image de l’ordre : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté »…
Quant à l’association paradoxale d’un sentiment de mort intérieure et d’une illusion d’agrandissement, voire d’immortalité, il se trouve qu’elle caractérise une variété maintenant assez bien connue de la psychose mélancolique. Nous l’avons vu, le poème nous permet d’assister aux étapes d’une dépersonnalisation toujours plus radicale. D’abord, ce ne sont que les souvenirs et les secrets qui sont assimilés à des choses mortes. Puis, à travers la singulière objectivation anatomique du « cerveau », les équivalents du moi sont énumérés comme des structures monumentales (« pyramide »), massives (« caveau »), funèbres (« fosse commune », « cimetière »), désertes (« vieux boudoir »), pétrifiées (« sphinx »). Mais à cette progressive dévitalisation – à laquelle fait exception, in extremis, le pouvoir légendaire du chant – correspond non seulement un élargissement dimensionnel, mais une immortalisation perpétuant à tout jamais la souffrance infligée par l’ennui et l’existence granitique du sphinx.
C’est en 1880, dans un travail sur le « délire des négations », que Jules Cotard a décrit le syndrome qui (tout au moins dans la littérature médicale française) porte encore son nom aujourd’hui16. Il avait observé, chez quelques patients, la dénégation obstinée de la vie et des organes du corps vivant, mais associée avec un « délire d’énormité » et avec la conviction de l’immortalité. Ce trouble de la perception du corps propre, lié à une perturbation profonde de l’expérience du temps, mériterait un long exposé. Contentons-nous d’examiner ce qui, chez Baudelaire, doit être considéré comme une approximation poétique intuitive de ce qui affleurera à ciel ouvert chez les malades observés par Cotard. La dénégation de la vie des organes n’apparaît qu’indirectement dans ce poème : ce que nous avons constaté, ce sont les allégories objectivantes, la pétrification finale, le passage du « je » initial à un « tu » qu’apostrophe une voix extérieure. En revanche, un très grand nombre des images de ce poème peuvent être considérées comme les témoins d’un « délire d’énormité » (à ceci près que, de toute évidence, l’imagination demeure ici maîtresse de son jeu).
Si la négation ne se manifeste pas dans ce poème par la dénégation explicite des organes, il reste à relever qu’elle est à l’œuvre de la façon la plus frappante. Depuis le « rien » du vers 15, même une lecture superficielle aura retenu la singulière accumulation des termes explicitement ou implicitement négatifs : « tu n’es plus […] qu’un granit », « ignoré », « oublié », et surtout la singulière conjonction des mots marqués par le préfixe de négation : « incuriosité », « immortalité », « insoucieux »… « Incuriosité » et « insoucieux » sont des mots qui font ici leur unique apparition dans Les Fleurs du mal. Certes, dans deux des trois occurrences, l’effet phonique – allongement et pesanteur – de la nasale joue ici un rôle considérable17, mais la valeur sémantique de la négation n’est pas moins importante ; le sens global se constitue de leur insistance conjuguée. Avant les corrections apportées sur les premières ou les secondes épreuves, le texte de Baudelaire décrivait de façon liée un engendrement et un processus progressif :
xv. Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand, sous le premier poids des neigeuses années
L’Ennui, fils de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité,
Et change lentement la matière vivante
En un granit muet, entouré d’épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux,
En un sphinx ignoré du monde curieux […]
L’Ennui, dans cette version initiale, était le sujet principal d’une participiale temporelle (commençant au vers 16 par « Quand ») dont le déploiement se poursuivait, legato, jusqu’à la fin du poème. L’Ennui se voyait alors assigner le rôle de figure dominante, détentrice d’un pouvoir de transformation s’exerçant sur la « matière vivante », créant la figure du sphinx et la gardant sous sa dépendance. Les dix derniers vers du poème formaient une seule longue phrase : cette continuité s’opposait à la structure discontinue de la première partie du poème. La correction (à tous égards bénéfique) introduira la discontinuité. Le mot « immortalité », devenant final d’une phrase, prendra une importance redoublée. L’entrée en scène du pronom « tu », après le tiret, marquera le degré ultime de la dépersonnalisation18. À partir de l’intitulé, Spleen, il est évident que l’ennui est à l’œuvre de bout en bout ; mais c’est de façon tout implicite que le « sphinx », dans la version définitive, devient sa postérité, sous la figure d’une créature immémoriale. Les transformations sont désormais montrées, elles ne sont plus dites. Le lien causal est aboli, ce qui accentue le sentiment d’absurdité inhérent au spleen. Au lieu de l’action relativement « positive » marquée par le verbe « changer », la négation se manifeste plus abruptement par l’expression réductrice : « Désormais tu n’es plus […] que […] » L’ennui, ayant pris « les proportions de l’immortalité », reste improductif. Il culmine dans une apothéose stérile. Suivie du point final, l’immortalité de l’ennui est un état indépassable. C’est au lecteur, d’une phrase à l’autre, qu’il appartiendra d’établir la relation entre le concept d’immortalité et l’image du sphinx, dressée, pour ainsi dire, par-delà l’immortalité, dans un futur irrévocable sur lequel pèse pour toujours le « désormais ». Le futur irrévocable est un passé qui ne peut mourir19. De même, en remplaçant « fils » par « fruit » (« de la morne incuriosité »), Baudelaire maintient le lien de filiation, mais le déshumanise, en atténuant la charge allégorique qui, déjà considérable, ne gagnait rien à s’exagérer. Enfin, en remaniant le vers 22, il faisait place à « vieux » et choisissait de remplacer « curieux » (où, non sans justification, mais sans rapport assez étroit avec l’effet général, se lisait l’opposé d’« incuriosité ») par « insoucieux » (où, au prix d’un renversement du sens, se marque l’insistance obsessionnelle du préfixe de négation). Cette dernière correction fait du « monde insoucieux » le complice extérieur de l’incuriosité intérieure. Elle accroît encore davantage les signes de la négativité, à quoi tendaient également les autres corrections.
L’incuriosité
Dès lors, l’immortalité prend toute sa signification : cette négation de la possibilité de mourir est l’apanage paradoxal qu’obtient, à son degré suprême, un sentiment issu de la mort spirituelle. La « morne incuriosité » est l’absence du souci (cura) qui relierait l’âme à quelque objet de la réalité : elle est le « désinvestissement » qui dénie tout intérêt à quelque aspect que ce soit de la création et des créatures. L’incuriosité – qui récuse de surcroît tout souci tourné vers les biens spirituels et dépassant l’univers des créatures – pourrait même être considérée comme l’équivalent français de l’acedia dont l’étymologie grecque comporte également le préfixe privatif (a-kèdomai) et veut dire le dés-intérêt ou le dés-espoir à l’égard du salut. Baudelaire avait retenu ce terme, après une lecture du psychiatre Brierre de Boismont20.
À l’incuriosité répondent symétriquement, nous venons de le voir, l’ignorance et l’oubli de la part du « monde insoucieux ». À la négation intérieure correspond la négation externe. Aucun mouvement ne tente de rejoindre le sphinx. L’immortalité est une vie pour personne et pour rien, entre un désert intrapsychique et un désert extérieur où l’insouci du monde s’ajoute à l’immensité des sables.
Incuriosité, insoucieux, sphinx : les échos phoniques, dans leur similitude, ne sont pas indifférents. Dans le système des significations qui constituent le poème, le mot « sphinx » prend maintenant une étonnante valeur. Encadrée par deux doubles consonnes, mais en telle manière que se répondent symétriquement un s initial et un s final, la masse centrale du mot est constituée par la nasale in. Ne dirait-on pas que les consonnes dessinent leur relief sur un noyau granitique, dont la charge de négativité est celle-là même qui pèse de tout son poids dans les préfixes d’incuriosité et d’insoucieux ? Ne dirait-on pas, également, que les s de « sphinx » sont les congénères des sifflantes d’« incuriosité » et d’« insoucieux » ? Par la vertu du contexte, le sphinx apparaît comme la vie fabuleuse, mais indépendante et détachée, de l’opaque préfixe de négation. Les ajouts consonantiques (sf…ks) et le jeu avec la mémoire culturelle font surgir, comme sculptée dans le « rien » (vers 15), la forme de l’être hybride, mi-animal mi-féminin, poseur d’énigmes, et, dans une libre condensation avec Memnon le roi déchu, porteur du chant quand l’atteint le soleil du soir. Memnon chantait aux rayons du matin : Baudelaire déplace-t-il le moment lyrique seulement pour mieux marquer « l’humeur farouche », qui exige une rime décadente ? Une autre raison, peut-être, justifie cette inversion. Le soleil du soir est celui même qu’évoque un poème très directement lié au souvenir que Baudelaire a gardé d’un moment de son enfance, où sa mère semblait lui appartenir tout entière21 :
Et le soleil, le soir, ruisselant et superbe…
Dans le chant s’élevant « aux rayons du soleil qui se couche », ce n’est peut-être pas l’imminence d’une mort qu’il faut entendre – puisque tout ce qui peut mourir est déjà mort – mais l’inextinguible souvenir d’un bonheur perdu. À lire ainsi « Spleen II », l’on retrouve d’une part le premier vers : « J’ai plus de souvenirs »… ; d’autre part, dans la masse des souvenirs dont le poète parle plaintivement, l’un d’eux ferait exception : lié à la mort, à l’absence du père, à la proximité de la mère, il demeurerait l’une des sources du chant. Et ce n’est plus dans l’accablement, mais dans le recueillement le plus intense, que s’affirme, en début de poème, l’acte de mémoire : « Je n’ai pas oublié ».
. Le boudoir est « plein de roses fanées », mais il est en même temps un lieu vide, d’où les vivants ont disparu, et où « seuls » les tableaux poursuivent une existence séquestrée, qui fait d’eux les homologues des morts de la fosse commune.
. Hans-Robert Jauss, dans l’étude qu’il consacre à « Spleen II », in Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Francfort, 1982, p. 846. À cette interprétation globale, celle que je propose ici ne peut qu’ajouter un certain nombre de considérations inspirées par un problème partiel et particulier.
. Déjà, dans le poème de jeunesse adressé à Sainte-Beuve, Baudelaire parlait du « doux chuchotement des souvenirs défunts » (op. cit., p. 207). L’évolution de Baudelaire consistera à passer du discret chuchotement à la plénitude du chant, tout en accentuant la hantise de la mort. Encore faut-il bien voir que ces vestiges matériels – qui vont du lourd « bilan » à la plus subtile « odeur » en passant par les « cheveux » et les « pastels » – peuvent être lus indistinctement comme des indices de la disparition et des signes de la persistance : les souvenirs sont « mes morts les plus chers », mais ce sont des disparus dont le néant n’a pas eu raison.
. À ce propos, voir supra, p. 178-179.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid., p. 18.
. Je renonce à entrer ici dans le détail du relevé qui s’imposerait à une lecture exhaustive. Les exemples s’en trouveraient dans les études de Gérald Antoine (Vis-à-vis ou le double regard critique, Paris, 1982), Henri Meschonnic (Pour la poétique III, Paris, 1973, p. 277-338) et Hans-Robert Jauss (op. cit.). Les nasales deviennent insistantes dès l’attaque de la deuxième partie du poème : « Rien n’égale en longueur ». Puis elles reviennent à la charge dans : « Quand […] L’ennui ». Elles occupent les positions stratégiques du texte. On a peut-être remarqué le son an aux quatre premières rimes du poème.
. Je ne puis que renvoyer aux remarques très pertinentes de Victor Brombert sur « Spleen I » (LXXV), qui précède immédiatement celui que j’examine : « Lyrisme et dépersonnalisation : l’exemple de Baudelaire (Spleen LXXV) », Romantisme, 6, 1973, p. 29-37 ; sur les étapes de la dépersonnalisation, il faut lire Laurent Jenny, « Le poétique et le narratif », Poétique, 28, 1976, p. 440-449.
. « Matière vivante », le sphinx ne peut mourir. Il habite les mêmes limbes que le « Squelette laboureur » – un lieu qui n’est ni le néant ni la vie. J’ai suivi les remarques de Maurice Blanchot : « Chose frappante, Baudelaire n’a jamais eu confiance dans le néant. Il a le sentiment très profond que l’horreur de vivre ne peut pas être consolée par la mort, qu’elle ne rencontre pas de vide qui l’épuise, que cette horreur d’exister qu’est l’existence a pour principale signification le sentiment d’un : on ne cesse pas d’exister, on ne sort pas de l’existence, on existe et on existera toujours, qui est révélé par cette horreur même » (« L’échec de Baudelaire », in La Part du feu, Paris, 1949, p. 152). Voir aussi ce qu’écrit Blanchot sur la pérégrination posthume du Chasseur Gracchus de Kafka, entre la vie perdue et la mort impossible (De Kafka à Kafka, Paris, 1981, p. 70-71).
. Fusées, IX, Œuvres complètes, op. cit., p. 656.
. Il s’agit du poème XCIX, qui figure parmi les Tableaux parisiens : « Je n’ai pas oublié, voisine de la ville, Notre blanche maison, petite, mais tranquille […]. »