Dans une nouvelle de Bandello, un prince fait subir à son bouffon, condamné pour lèse-majesté, le simulacre d’une mise à mort : saisi de frayeur, le bouffon meurt subitement sur l’échafaud1. Dans un poème en prose de Baudelaire (« Une mort héroïque »), un bouffon coupable de lèse-majesté meurt subitement, alors qu’il s’offre en spectacle, sous les yeux du prince qui a fait de cet événement l’objet d’une expérience psychologique2. Une singulière similitude rapproche les deux histoires ; les analogies de détail sont nombreuses et frappantes. Les différences également. Faut-il, par conjecture, supposer que Baudelaire a eu connaissance du récit de Bandello ou d’une imitation de celui-ci3 ? Ce serait chercher à rendre compte des similitudes par le contact, la lecture, la « réception » (ou, comme on aime à dire : l’intertextualité). On pourrait aussi bien alléguer le recours à un topos commun – à un archétype assez universel pour n’avoir pas à se transmettre par voie d’influence4. Et l’on constatera que ce qui porte sens, dans une pareille confrontation, ce sont les différences et les écarts : sur une matière commune, le changement qu’apporte Baudelaire devient un indice révélateur ; il y appose la marque de son art, en faisant de cette histoire l’allégorie même du destin de l’artiste.
La nouvelle de Bandello est précédée d’une lettre-dédicace, adressée à Geronimo da la Penna. L’auteur rappelle une visite faite à son destinataire, un jour que celui-ci souffrait de la fièvre quarte. Ce fut l’occasion de lui dire, sur l’autorité d’un tiers, qu’on peut guérir de la fièvre quarte par une grande frayeur :
Je vous dis aussi qu’autrefois, je ne sais qui m’avait appris que, si l’on faisait subitement une immense frayeur à un malade atteint de fièvre quarte, on le délivrait à coup sûr de sa fièvre5.
Le malade lui avait répondu qu’à ce prix une guérison lui paraissait souhaitable :
Vous me répondîtes que vous auriez souhaité bien volontiers que l’on vous fît une grande et épouvantable peur, afin d’être libéré de ce pénible mal qui, tous les quatre jours, par des frissons glacials et des claquements de dents, vous saisissait et vous tourmentait si cruellement6.
Ce vœu du malade restera inexaucé. La lettre-dédicace ajoute que, trois ou quatre jours auparavant, Bandello a rencontré Galasso Ariosto dans le jardin d’un ami : ils ont parlé de la fièvre quarte de Geronimo da la Penna. Et Galasso Ariosto, à propos de la guérison de la fièvre quarte par la frayeur, a raconté une histoire que Bandello a aussitôt transcrite pour en faire don à son ami malade. Il s’agira d’un exemple développé, destiné à distraire le premier lecteur et à le faire patienter : « C’est ainsi que je vous l’envoie et vous l’offre […], tâchez de guérir et de vivre heureux7. » La fiction ne se donne pas seulement, dans la fièvre quarte de l’ami lecteur, un prétexte extérieur – point de départ d’une association par analogie : elle s’attribue de surcroît une fonction quasi thérapeutique. Nous apprendrons tout à l’heure que la fièvre quarte rend mélancolique : en offrant son récit à un malade, l’auteur institue avec lui la relation typique où le plaisir littéraire, comme s’il avait besoin d’une légitimité qui lui manque ordinairement, intervient à titre de remède, pour chasser le mal, ou le faire oublier.
La nouvelle commence. La fonction du narrateur, maintenant, appartient à Galasso Ariosto ; celui-ci pose le cadre temporel de son récit en évoquant trois générations de la dynastie des princes d’Este, marquis de Ferrare. Galasso dit tenir de son père une histoire qui concerne Nicolas d’Este, grand-père du prince régnant. La responsabilité du récit lui-même se déplace encore et remonte ainsi à un tiers personnage, absent ou défunt, le père de Galasso. Les héros du récit, Nicolas d’Este et son bouffon Gonnella, sont mis en scène dans un passé relativement proche, mais suffisamment reculé pour se colorer de légende. (À l’époque où écrit Bandello, le bouffon Gonnella était déjà une figure littéraire – héros d’une multitude d’histoires facétieuses8.)
Le prince d’Este souffre de fièvre quarte et s’en trouve devenu mélancolique. La cour est attristée, et Gonnella plus que tout autre, parce qu’il aime extrêmement son maître, et que les ressources de son art, si aptes à dissiper ordinairement la tristesse, demeurent inefficaces :
Mais le plus malheureux de tous c’était Gonnella, car il aimait énormément son seigneur, et il se désespérait de ne savoir exécuter aucun tour ni aucune facétie susceptibles de le réjouir9.
En désespoir de cause, les médecins préconisent une ressource « classique », – le changement d’air. Le prince va s’installer au château de Belriguardo, au bord du Pô : il prendra goût aux promenades sur les rives du fleuve. C’est alors que Gonnella se souvient de ce qu’il a entendu dire10 ou peut-être « vu par expérience » : « qu’une grande frayeur faite à l’improviste au malade constituait un remède instantané et très efficace pour chasser la fièvre quarte11. » Il organise lui-même la scène : il précipite le prince dans le fleuve ; un meunier du voisinage, prévenu par Gonnella, se trouve sur les lieux, où il feint de pêcher ; il recueille dans sa barque le prince épouvanté mais guéri. Gonnella s’enfuit à Padoue, chez le seigneur de Carrare. Cependant, Nicolas d’Este, bien qu’aimant son bouffon, ne sait que penser de son acte ; l’affaire est confiée au Conseil, qui estime qu’il y a eu crime de lèse-majesté : Gonnella est condamné à avoir la tête tranchée, au cas où il rentrerait dans les États du prince. Celui-ci, « qui affectionnait Gonnela12 », s’ennuie de son absence : « [il] se mettait martel en tête à cause de son absence13… » Gonnella sait qu’il a été banni (« bandito »), mais s’avise cependant de retourner à Ferrare : il apprête une charrette, au fond de laquelle il fait mettre de la terre de Padoue : il l’annonce par un écriteau, pour exciper plaisamment du droit d’exterritorialité. Le prince de Ferrare, qui désire en retour s’amuser de son bouffon (« désirant se divertir à ses dépens14 »), le fait arrêter et mettre en prison. Le projet du prince (qui se doute des raisons thérapeutiques de l’attentat de Gonnella) est de faire subir au bouffon, en grand spectacle, le simulacre d’une exécution – histoire de lui faire peur à son tour. Gonnella n’obtient pas de parler au prince : il lui demanderait une grâce qu’en fait il a déjà obtenue. Citons entièrement le dénouement de cette histoire facétieuse, qui se termine en histoire tragique :
Le malheureux Gonnella, voyant qu’on procédait pour de bon et non pour rire, et que jamais grâce ne lui avait été accordée de parler au marquis, fit de nécessité vertu et se prépara du mieux qu’il put à accepter la mort en expiation de ses péchés. Le marquis avait ordonné en grand secret que, lorsque Gonnella serait conduit à l’échafaud, il eût les yeux bandés et que, dès qu’il aurait étendu son cou sur le billot, au lieu de le décapiter, le bourreau lui renversât un seau d’eau sur la tête.
Tout Ferrare était sur la place, et grands et petits étaient infiniment désolés de la mort de Gonnella. Le pauvre homme, les yeux bandés, agenouillé et pleurant pitoyablement, demanda pardon à Dieu de ses péchés, faisant preuve d’une très grande contrition. Il demanda pardon également au marquis, affirmant qu’il l’avait poussé dans le Pô à seule fin de le guérir ; puis, invitant le peuple à prier Dieu pour son âme, il étendit son cou sur le billot. Alors le bourreau lui renversa le seau d’eau sur la tête tandis que le peuple entier criait miséricorde, prenant le seau pour la hache. Si grande fut la peur qu’eut à ce moment-là Gonnella, que le malheureux et infortuné bouffon rendit l’âme à son Créateur. Et, dès que le fait fut connu, il fut honoré et pleuré de tout Ferrare. Le marquis ordonna qu’il fût accompagné jusqu’à sa sépulture par un cortège funèbre réunissant le clergé de Ferrare ; et il se montra si affligé de l’accident survenu que, pendant longtemps, il demeura insensible à toute consolation15.
Veggendo lo sfortunato Gonnella la cosa andare da dovero e non da scherzo, e che mai non puoté ottenere grazia di parlare al marchese, fece di necessità vertù, e si dispose a la meglio che seppe a prendere in grado la morte per penitenza de li suoi peccati. Aveva il marchese segretissimamente ordinato che al Gonnella, quando fosse condotto a la giustizia, li fossero bendati gli occhi e che, posto il collo sovra il ceppo, il manegoldo, in vece di troncargli il capo, li riversasse uno secchio di acqua su la testa.
Era tutta Ferrara in piazza, e a grandi e piccioli infinitamente doleva la morte del Gonnella. Quivi il povero uomo con gli occhi bendati, miseramente piagnendo e inginocchiato essendo, dimandò perdono a Dio de li suoi peccati, mostrando una grandissima contrizione. Chiese anco perdonanza al marchese, dicendo che per sanarlo l’avea tratto in Po ; poi, pregando il popolo che pregasse Dio per l’anima sua, pose il collo su il ceppo. Il manegoldo allora li riversò il secchio de l’acqua in capo, gridando tutto il popolo misericordia, ché pensava che il secchio fosse la mazza. Tanta fu la estrema paura che il povero e sfortunato Gonnella in quello punto ebbe, che rese l’anima al suo Criatore. Il che conosciuto, fu con generale pianto di tutta Ferrara onorato. Il marchese ordinò che con funebre pompa, con tutta la chieresia di Ferrara, fosse accompagnato a la sepoltura ; e tanto dolente de l’occorso caso si dimostrò, che per lungo tempo non puoté consolazione alcuna ricevere giù mai.
Ainsi, une même cause, la « peur extrême », produit des effets opposés. Infligée par le bouffon au prince, elle est curative ; infligée par le prince au bouffon, elle est fatale. L’amour réciproque du prince et du bouffon, l’intervention symétrique d’une farce sadique (faire peur, et de surcroît, dans les deux cas, par le moyen de l’eau froide) aboutit au résultat le plus dissymétrique : guérison d’un côté, mort subite de l’autre. Ce qui était pouvoir de vie aux mains du bouffon est pouvoir de mort aux mains du prince.
La nouvelle, nous l’avons vu, s’offre au lecteur comme une anecdote que Bandello n’a fait que recueillir. Il la tient de Galasso Ariosto, qui la tient lui-même de son père. C’est une histoire qui circule oralement ; par accident, l’écrivain s’est trouvé informé de son existence ; il l’a rédigée au passage. Comme la quasi-totalité de la littérature de nouvelles, depuis le Décaméron, l’écrit se donne pour la consignation de la narration orale ; et celle-ci se donne pour la relation exacte d’un événement surprenant et mémorable. L’écrivain s’attribue une fonction de dépositaire : il n’est pas impliqué dans l’histoire narrée ; il s’est improvisé secrétaire d’un narrateur antécédent.
L’histoire narrée est elle-même l’illustration d’une opinion reçue : on dit qu’une grande peur peut guérir la mélancolie et la fièvre quarte. L’idée, elle aussi, est en circulation. Citons l’une des sources antiques. Celse écrit : « On se trouve bien encore d’exciter chez ces malades des terreurs soudaines, ou d’imprimer par un moyen quelconque une secousse profonde à leur intelligence. Cet ébranlement en effet peut être utile en les arrachant à leur situation première16. »
Et la présomption de l’efficacité des bains de surprise survivra jusqu’au XIXe siècle. On lit sous la plume de Pinel : « On a vu souvent une émotion vive et brusque produire de bons effets et même des effets durables […]. Les bains froids de surprise, conseillés par van Helmont, et avec lesquels il dit avoir opéré plusieurs guérisons, agissent en produisant une impression vive et subite, une grande frayeur. »
Suit un exemple qui est l’exacte répétition de la méthode employée par Gonnella :
Une dame était attaquée depuis longtemps d’une mélancolie qui n’avait pu céder à aucun des remèdes que lui avaient administrés différents médecins. On l’engagea à aller à la campagne ; on la conduisit dans une maison où il y avait un canal, et on la jeta dans l’eau, sans qu’elle s’y attendît. Des pêcheurs étaient disposés pour la retirer promptement. L’effroi lui rendit la raison qu’elle a conservée pendant sept ans17.
Quant à la mort subite sur l’échafaud sous l’effet de la terreur, c’est un thème qui alimente la doxographie. On lit notamment chez Montaigne :
Il y en a qui, de frayeur, anticipent la main du bourreau. Et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l’eschafaut du seul coup de son imagination18.
Le poème en prose « Une mort héroïque » est un récit qui choisit pour cadre une cour princière – en un lieu et une époque indéterminés. Les personnages, comme dans la nouvelle de Bandello, sont un prince et son bouffon : « Fancioulle était un admirable bouffon, et presque un des amis du Prince19. » Le nom de Fancioulle, bien qu’écrit à la française, dirige l’esprit vers l’Italie : or c’est à la Renaissance qu’il y eut en ce pays, régnant sur de trop petits États, des princes absolus qui entretenaient des bouffons. L’esprit se trouve donc renvoyé à une époque qui, approximativement, est celle où vit Bandello, ou celle dont parlent ses histoires.
Le prince baudelairien, lui aussi, est mélancolique : « Il ne connaissait d’ennemi dangereux que l’Ennui. » C’est « une âme curieuse et malade ». L’élément sadique – dans les rapports réciproques du bouffon et du prince – se retrouve à nouveau, sous une forme accentuée. Fancioulle ne se livre pas à une agression thérapeutique : il participe à une « conspiration formée par quelques gentilshommes mécontents ». Le crime de lèse-majesté est ici parfaitement commis. Fancioulle, comme Gonnella, est arrêté. La mort subite de Fancioulle ne surviendra pas lors d’une exécution simulée, mais lors d’un « grand spectacle » où il joue « l’un de ses principaux et de ses meilleurs rôles ». L’analogie réside dans le cérémonial et la présence d’une large assistance. Au moment où Fancioulle se montre véritablement sublime, un enfant aposté par le prince lance « un coup de sifflet aigu, prolongé »20, qui provoque la mort soudaine du mime. Le récit s’achève, comme chez Bandello, par un bref épilogue, qui rappelle l’affection ambiguë des deux hommes, et qui apprend au lecteur que le prince n’a plus retrouvé d’amuseur comparable : la place est restée vide.
Fancioulle, secoué, réveillé dans son rêve, ferma d’abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt, démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba roide mort sur les planches.
Le sifflet, rapide comme un glaive, avait-il réellement frustré le bourreau ? Le Prince avait-il lui-même deviné toute l’homicide efficacité de sa ruse ? Il est permis d’en douter. Regretta-t-il son cher et inimitable Fancioulle ? Il est doux et légitime de le croire.
[…] Depuis lors, plusieurs mimes, justement appréciés dans différents pays, sont venus jouer devant la cour de *** ; mais aucun d’eux n’a pu rappeler les merveilleux talents de Fancioulle, ni s’élever jusqu’à la même faveur21.
Il n’est pas jusqu’à la structure des noms – Gonnella, Fancioulle – où une similitude n’apparaisse : on soulignera la suffixation diminutive -ella, -oulle, qui féminise l’un des héros (Gonnella, diminutif de gonna, « jupe », veut dire : « jupon », mais aussi « dépouille mortelle ») et qui infantilise l’autre (fanciullo désigne le petit garçon, entre l’enfance et l’adolescence).
L’intérêt essentiel de la confrontation – en dehors de tout problème de source – réside dans le fait qu’à tous les niveaux où peut s’appliquer l’analyse, le poème en prose de Baudelaire transforme et déplace les traits marquants offerts par le récit de Bandello : et toutes ces transformations, tous ces déplacements, considérés en détail, s’effectuent de façon harmonique et concordante, vont dans le même sens, concourent au même effet. La comparaison, sur la base des similitudes constatées, peut travailler à mettre en évidence l’ensemble des différences qui signalent non seulement un autre traitement de la même « matière », mais un autre âge de la création littéraire – un âge où la littérature réfléchit sur son propre statut. On peut lire le texte de Baudelaire comme s’il était une interprétation transformatrice du texte de Bandello. Ce travail transformateur ainsi attribué, sans preuves objectives, à Baudelaire a beau n’être qu’une fiction critique : cette fiction nous fera sentir, par une évaluation différentielle, la direction dans laquelle s’orientent la pensée et l’écriture de Baudelaire.
On l’a vu, Bandello a le souci de s’attribuer (peut-être de façon fictive) une situation d’intermédiaire entre un informateur défini et un destinataire défini (qui sont ses garants) : il n’est que l’agent de transmission d’une histoire attestée (ou prétendue telle) qui circule déjà indépendamment de lui ; cette histoire ne réclame l’attention que parce qu’elle relate un fait singulier, à travers lequel s’illustre une vérité générale sur les effets de la peur, qui produit tantôt des guérisons, tantôt des morts subites. Bien que la nouvelle de Bandello se déroule dans un milieu de haute civilisation, les événements « merveilleux » qu’elle relate – guérison et mort subites – sont des faits de nature, pour exceptionnels qu’ils soient. Ajoutons que, tout en ménageant un recul de deux générations, Bandello prend soin de rattacher son histoire à un prince de la dynastie régnante : rien ici ne diffère des circonstances présentes ; aucun dépaysement n’intervient. L’inconnu, le nouveau de la nouvelle, ressemble au connu, ou s’y insère.
Il en va tout autrement chez Baudelaire. Le récit est sans attaches. Il n’implique aucun personnage réel, ou prétendu tel. Le temps et le lieu ne sont pas définis. Le Prince ne porte aucun autre nom que son titre : il est réduit à son pouvoir, à sa position dans le jeu des figures d’une cour du passé. Seul Fancioulle est nommé : encore s’agit-il d’un surnom, qui renvoie au nom commun du « jeune garçon », donc, encore une fois, à une position dans le jeu des rapports sociaux, familiaux, affectifs. À l’époque de Bandello, prince et bouffon n’étaient pas des rôles révolus : chez Baudelaire, ils le sont. Malgré l’absence de détails descriptifs, la simple mention de ces rôles, nous l’avons vu, renvoie à un passé costumé, aux couleurs d’une Renaissance de fantaisie : la désinsertion historique du récit et sa vague coloration renaissante sont l’indice de la recherche esthétique d’un climat lointain. Baudelaire, poète de la modernité, n’a généralement pas besoin de ce recul dans le passé plus ou moins défini. Il tient toutefois à la figure du fou et du bouffon, pour leur valeur emblématique ; et chaque fois qu’apparaissent sous sa plume des fous ou des bouffons, ils commandent nécessairement une projection imaginative vers le passé. C’est là une fiction que le poète développe ironiquement : il reste maître du jeu. Ce passé sans repère chronologique n’est pas le lieu d’un événement supposé ; il n’est lui-même qu’une image dans le monde d’images dont le poète dispose librement. De fait, le récit qu’il développe le concerne lui-même au premier chef : il intervient à la première personne, en qualité de témoin de la représentation-ordalie sans en perdre apparemment un seul détail, il voit Fancioulle se surpasser, puis mourir sous le coup de sifflet ; mais, de surcroît, il se projette lui-même dans le Prince et dans Fancioulle, dont il fait ses répondants allégoriques : il a partagé, entre les deux figures antagonistes, des traits qu’il attribue coutumièrement à son propre personnage, des aptitudes esthétiques qu’il ambitionne lui-même de posséder. Il est donc omniprésent, omnireprésenté22. Alors que Bandello mettait tout en œuvre pour établir une relation d’extériorité entre son récit et lui-même, Baudelaire traite un matériau (une « intrigue ») analogue, en se rendant lui-même immanent à toutes les parties de son « poème en prose ». Lui-même ? Entendons : lui-même en tant qu’artiste et auteur, livrant une image réfléchie de la création littéraire à travers une parabole où l’art se définit comme révolte, pouvoir de symbolisation, vulnérabilité face aux signes brutaux du refus.
Faut-il s’en étonner : la transformation du matériau s’est opérée dans le sens de la réflexivité. Bandello racontait des accidents naturels ; Baudelaire parle du geste même de l’art : son récit thématise l’acte esthétique ; il élève à la puissance subjective presque tous les éléments qui se présentaient chez Bandello dans l’objectivité la plus simple.
D’entrée de jeu, le narrateur baudelairien se montre soucieux d’une évaluation esthétique de son personnage : « Fancioulle était un admirable bouffon23. » Sous la plume de Bandello, il suffisait à Gonnella d’être Gonnella, héros de tant d’autres histoires facétieuses qui le définissent. Chez Baudelaire, le déplacement dans le sens de l’intérêt esthétique est universel : le Prince est « amoureux passionné des beaux-arts, excellent connaisseur d’ailleurs »… C’est un dandy, ou un « esthéticien », tel que Kierkegaard le définit, avide de « l’intéressant » sous toutes ses formes, fussent-elles monstrueuses. Ces dispositions font de lui « une âme curieuse et malade » : maladie dont la source émane du tréfonds de la conscience, maladie qui est la conscience elle-même, tandis que la mélancolie de Nicolas d’Este n’était que la conséquence morale de la très matérielle atteinte de la fièvre quarte.
La scène finale a été déplacée de la place publique sur un théâtre de cour. Et Fancioulle, qui n’est plus seulement un personnage facétieux mais un mime, donne la démonstration d’un talent suprême. Le choc décisif ne provient pas du matériel seau d’eau froide (lui-même substitué, chez Bandello, à la lourde mazza du bourreau) : c’est un signe. Car le coup de sifflet n’agit pas en produisant un effet de frayeur : il interrompt la réception, la relation d’écoute nécessaires à l’artiste ; il symbolise la fin de non-recevoir qui annule l’acte de communication tenté par l’œuvre d’art. Le bouffon meurt de l’affront subi. Ici encore, c’est dans la profondeur d’une subjectivité que le drame se joue. Il n’y aura plus d’église, de clergé (« chieresia ») pour les obsèques du bouffon, car l’élément religieux, lui aussi, s’est déplacé : il s’est mêlé à l’art, à l’« idéalisation » réussie par Fancioulle, dont la tête, pour le narrateur-témoin, se couronne d’une auréole. Ainsi la subjectivité, chez les personnages de Baudelaire, se creuse jusqu’à devenir inaccessible à l’auteur présumé du récit. Sur les « vrais » motifs de la conduite du prince, les conjectures, et surtout les phrases interrogatives, prédominent : nous sommes loin des motivations simples que l’histoire naïvement rapportée par Bandello connaît toujours. À la limite, on se heurte au mystère dans l’âme du Prince baudelairien. Quant à Fancioulle, l’art dans lequel il excelle est celui « dont l’objet est de représenter symboliquement le mystère de la vie24 ».
Or cette réflexivité, cette vertigineuse dimension subjective, cette référence à l’art, qui font de la scène de pantomime une image emblématique (une « mise en abyme ») de l’activité du poète ; cette métaphorisation hyperbolique de la hantise d’échec qui n’a cessé d’habiter l’esprit de Baudelaire : tout cela va de pair avec un mouvement de négation généralisée, dont on appréciera l’intensité, encore une fois, par comparaison avec la nouvelle de Bandello. Gonnella précipite le prince dans la rivière pour le guérir ; il est le bienfaiteur de son maître ; comme tant de gestes archétypiques du bouffon, l’acte de Gonnella assure un passage – de la maladie à la santé : l’agression est le masque de la sollicitude efficace. Gonnella n’est qu’apparemment coupable de lèse-majesté. Le récit ne laisse aucun doute sur ses vrais motifs : à aucun instant il n’a voulu attenter à la personne du Prince, et moins encore à l’ordre existant, au sein duquel il a sa place. En retour, le Prince n’accomplit rien qui ne soit strictement conforme à ses attributions : condamnation, grâce accordée au terme d’une exécution simulée. Rien ne vient mettre en question la structure du pouvoir établi et les rapports sociaux existants. L’agressivité réciproque du Prince et du bouffon se dépense comme un jeu aux conséquences inattendues, à l’intérieur d’un monde dont l’ordre demeure indiscuté. Chez Baudelaire, d’emblée, Fancioulle sort de son rôle pour participer à une conspiration contre le Prince ; il s’associe à quelques-uns de « ces individus d’humeur atrabilaire qui veulent déposer les princes et opérer, sans la consulter, le déménagement d’une société ». Par-delà la personne du Prince, c’est tout un « régime » qui est visé. Fancioulle a déserté la fonction d’amuseur soumis, telle que la définit le code d’une cour ancienne ; il est entré dans l’action politique, sous l’empire d’idées « modernes » dont la réalisation ne laisserait guère de place à un bouffon : il y a donc, dès le départ, une agression contre le Prince et contre l’essence même du pouvoir princier ; ce faisant, Fancioulle renie son rôle de bouffon, et porte conjointement la négation sur ce qu’il est face au Prince – sur ce que l’ordre « ancien » le faisait être :
Pour les personnes vouées par état au comique, les choses sérieuses ont de fatales attractions, et, bien qu’il puisse paraître bizarre que les idées de patrie et de liberté s’emparent despotiquement du cerveau d’un histrion, un jour Fancioulle entra dans une conspiration formée par quelques gentilshommes mécontents25.
L’acte initial de Fancioulle est donc triplement négateur (ou « transgressif », si l’on préfère la terminologie courante) : à l’encontre de l’amitié, de l’ordre politique, de l’état de bouffon. Même malveillance de la part du Prince. Il faudra son caprice et sa curiosité « répressive », pour que l’art et le génie de Fancioulle, dans la représentation-ordalie, s’épanouissent en pleine lumière, sur fond de mort menaçante. Le stratagème destructeur mis en place par le Prince est la réplique symétrique du complot dirigé contre sa personne et sa fonction ; s’il demande à Fancioulle de jouer, c’est pour pouvoir l’atteindre non seulement dans son existence personnelle, mais dans son essence d’artiste : le coup de sifflet est le signe négateur spécifique qui s’adresse à l’œuvre (ou à l’exécution) qui a prétendu au Beau et l’a manqué. Fancioulle, créateur-exécutant, a produit l’idéalité parfaite ; il a donc atteint tout ce que l’on peut prétendre atteindre. C’est donc l’art, à travers Fancioulle, qui est mis à mort, qui est exécuté, par le coup de sifflet. De fait, de même que Fancioulle a déserté l’art pour l’action révolutionnaire, le Prince a oublié son amour passionné des « beaux-arts » (qui déjà l’écartait de ses devoirs de gouvernement) pour une curiosité d’un tout autre ordre ; il se tourne du côté de la science objective et aménage la représentation-ordalie au nom d’un savoir d’ordre médical : « Il voulait profiter de l’occasion pour faire une expérience physiologique d’un intérêt capital [ital. de Baudelaire], et vérifier jusqu’à quel point les facultés habituelles d’un artiste pouvaient être altérées ou modifiées par la situation extraordinaire où il se trouvait26. » Pour qui sait ce que Baudelaire pensait en 1863 (date de publication du poème) de l’action politique révolutionnaire et des prétentions des « physiologistes » (Lélut, Gratiolet, etc.), il est évident que Fancioulle et le Prince trahissent l’un et l’autre les exigences du Beau, et que l’Art ne peut que périr de cette double trahison. L’âge des révolutions, l’âge de la physiologie, c’est donc aussi l’âge de la mort de l’art, figurée à travers la mort de l’artiste. Et Baudelaire, en composant son poème en prose, fait l’essai d’un art qui vivrait de raconter sa propre mise à mort, entre l’échec politique (et l’erreur qu’est tout espoir politique) et l’impitoyable loi de l’objectivité « physiologique ». Parvenus à ce point, il nous faut assurément prendre congé de Bandello ; il nous a permis, par la comparaison, d’apercevoir ce qui, en Baudelaire, est incomparable. Il n’y a désormais plus lieu de comparer – sauf si, regardant plus près de nous, nous introduisions de nouveaux objets de comparaison. Et ceux-ci ne manqueraient pas. Juger, c’est comparer, réfléchir, c’est comparer, disaient les philosophes du XVIIIe siècle. Tel est le bonheur des comparatistes ; pour eux, juger et réfléchir ne connaissent aucun terme.
. Une communication personnelle de Michel Simonin nous y encourage : « La probabilité pour que le poète ait connu le texte de l’auteur italien est peut-être plus forte que ne le laissent supposer les exemplaires diffusés des éditions anglaises ou autres des Novelle. En effet, après une traduction française, peu répandue, du XVIe siècle et agrégée au corpus des Histoires tragiques de Boaistuau-Belleforest, l’anecdote a vécu dans la production autrement prospère des recueils facétieux. Dès 1605 – ou peut-être plus tôt, si l’original est perdu –, l’aventure de Gonnella figure dans le Thrésor des récréations (nº 29, p. 44-50), volume souvent réimprimé au cours du XVIIe siècle. Mais surtout, nous retrouvons la mort de notre homo facetus dans les Contes à rire (p. 253-257 de l’édition A. Chassant, Paris, Th. Belin, 1881) qui sont fréquemment imprimés tout au long du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. »
. On consultera Enid Welsford, The Fool : his Social and Literary History (1935), New York, Anchor Books, 1961.
. « Vi dissi anco che altre volte avea inteso da non so chi, come a l’improviso una subita e grandissima paura fatta a uno quartanario, che senza dubbio quello liberava da essa quartana. » Matteo Bandello, Nouvelles, présentation et commentaire par Adelin Charles Fiorato, trad. d’Adelin Charles Fiorato, Marie-José Leroy et Corinne Paul, Paris, Imprimerie nationale, 2002, p. 549.
. « Voi mi rispondeste che molto volentieri avereste voluto che una grande e spaventevole paura vi fosse stata fatta, affine che voi rimanessi libero da quello fastidioso male, che ogni quarto giorno si fieramente con quello cosi freddo tremore e battere di denti vi assaliva e vi tormentava », ibid.
. « E cosi ve la mando e dono. Attendete di guarire e vivete di me ricordevol », ibid.
. Cf. Enid Welsford, op. cit., p. 128-130, et n. p. 340-342.
. « Ma fra gli altri il Gonnella era uno che sovra tutti si attristava, come colui che sommamente amava il suo signore, e che si disperava che tanti giuochi e tante piacevolezze fare non sapesse che il signore suo mai potesse regioire. » Bandello, Nouvelles, op. cit., p. 550-551.
. « che una paura grandissima fatta a l’improviso a l’infermo gli era presentaneo rimedio e molto profittevole a cacciare via la quartana. » Bandello, Nouvelles, op. cit., p. 551.
. « che di core amava il Gonnella » ; ibid., p. 552.
. « Aveva martello de l’assenza di quello » ; ibid.
. « pigliarsi trastullo del Gonnella » ; ibid., p. 553.
. Ibid., p. 553.
. « Subito etiam terreri et expavescere in hoc morbo prodest, et fere quidquid animum vehementer perturbat. Potest enim quaedam fieri mutatio, cum ab eo statu mens, in quo fuerat, abducta est », Celse, De Medicina, III, chapitre XVIII, in Celse, Vitruve, Censorin, Frontin, publié sous la direction de M. Nisard, Paris, J.-J. Dubochet, Le Chevalier et comp. éditeurs, 1846.
. Philippe Pinel, article « Mélancolie », in Encyclopédie méthodique, série Médecine, Paris, Agasse, 1816, tome IX, p. 594-595. Esquirol (article « Mélancolie » du Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, 1819, tome XXXII, p. 177) évoque également le traitement par la frayeur. Mais il désapprouve les « bains de surprise », moyen « barbare ».
. Essais, I, XXI, De la force de l’imagination.
. Ibid.
. Ibid.
. Cf. Jean Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète », R.H.L.F., avril-juin 1967, p. 402-412.
. Ibid.
. Ibid.
. Ibid.