« Dans ton néant, j’espère trouver ton tout »
Aux confins du silence, dans le souffle le plus faible, la mélancolie murmure : « Tout est vide ! Tout est vanité ! » Le monde est inanimé, frappé de mort, aspiré par le néant. Ce qui fut possédé a été perdu. Ce qui a été espéré n’est pas advenu. L’espace est dépeuplé. Partout s’étend le désert infécond. Et si un esprit plane au-dessus de cette étendue, c’est l’esprit de la constatation désolée, le noir nuage de la stérilité, d’où jamais ne jaillira l’éclair d’un fiat lux. De ce que la conscience avait contenu, que reste-t-il ? À peine quelques ombres. Et peut-être le vestige des limites qui faisaient de la conscience un réceptacle, un contenant – comme la muraille effacée d’une cité dévastée. Mais, pour le mélancolique, la vastitude, née de la dévastation, s’abolit à son tour. Et le vide se fait plus exigu que le plus étroit cachot.
Tant que la mélancolie fait face au vide et ne sombre pas dans la stupeur sans substance, une mémoire aggrave le vide : la mémoire des pouvoirs perdus, le fantôme de la vigueur qui ne renaîtra pas. La mélancolie est un veuvage : viduitas. Sans doute le cénotaphe est-il l’emblème le plus exact de la mélancolie : car aucun vestige matériel n’y subsiste d’un être disparu que l’on dispute à l’oubli. D’un regard, d’une orbite, on dit qu’ils sont vides, parce qu’ils ont contenu la vision et qu’ils l’ont perdue. Pour l’exprimer, Baudelaire – l’expert suprême en mélancolie (qui a délibérément employé, dans ses poèmes, toutes les rimes françaises appelées par le mot « vide ») – recourt aux termes marqués par les préfixes de négation : l’irréparable, l’irrémédiable, l’irrémissible… Dans « L’irréparable », Baudelaire compare son cœur à une scène vide : « Mais mon cœur, que jamais ne visite l’extase, / Est un théâtre où l’on attend / Toujours, toujours en vain, l’Être aux ailes de gaze1 ! »
Mais s’il y a, comme ici, une attente, fût-elle frustrée, la mélancolie n’a donc pas tout à fait partie gagnée. Qu’un futur, même si rien ne doit s’y produire, reste ouvert devant la conscience, le vide alors change de signification. Une plénitude est redevenue possible. Dans l’attente de ce qui pourrait le combler, le vide n’est plus une fin du monde : ce n’est plus le deuil, mais l’accueil virtuel qui marque la qualité du vide. Dans les vers que nous venons de lire, Baudelaire reformule en termes modernisés, trivialisés, une très ancienne image de la théologie négative, une figure inlassablement répétée par les mystiques : l’âme doit se faire vacante pour recevoir Dieu. L’ascèse doit consumer, détruire, évacuer toutes les pensées, tous les désirs de la créature. L’âme doit atteindre la perfection du vide, afin d’être parfaitement habitée par la lumière et l’amour divins qui descendront en elle. Dire que l’âme est capable de Dieu – capax Dei – c’est dire qu’elle doit abolir en elle-même tout ce qui n’est pas conforme à la volonté de Dieu. Les hérétiques diront même : tout ce qui n’est pas cette présence actuelle de Dieu, qui fait de nous une parcelle de son essence. Si radical est l’anéantissement ascétique qu’on a pu le confondre avec l’anéantissement mélancolique, sans voir qu’entre ces deux anéantissements la différence est celle qui sépare le désespoir de l’espoir. Et les périls aussi sont grands : car l’espoir de participer à la divinité est un acte d’orgueil, et rien n’assure que, dans le vide parfait où se préparent les noces, le visiteur ne sera pas le Démon, la concupiscence charnelle sous l’apparence de l’Ange, la troupe des monstres… Et peut-être aussi le Moi, substitut d’un Dieu qui ne consent pas à franchir la distance qui Le sépare de la créature. Avec le Moi, dès lors, la littérature et l’art, dans leur version moderne, entreront aussi en scène.
Là réside, me semble-t-il, le grand intérêt des Essais de Montaigne. Ils nous proposent deux versions du vide et de son complément. D’une version à l’autre se marque un tournant de la plus haute importance. La première version est celle de la théologie, dans la version fidéiste qu’expose l’Apologie de Raimond Sebond. Le pyrrhonisme chrétien, déclare Montaigne, « présente l’homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d’en haut quelque force estrangere, desgarni d’humaine science, et d’autant plus apte à louer en soy la divine, anéantissant son jugement pour faire plus de place à la foy […]. C’est une carte blanche préparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu’il lui plaira y graver2 ». L’autre version du vide est celle qui, à partir d’une mélancolie accessible encore aux remèdes, s’offre à l’irruption des « chimères et monstres fantasques3 » et, de façon moins désordonnée, à l’entrée en scène du moi. Rappelons la phrase célèbre : « Et puis me trovant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy, pour argument et pour subject4 » : Montaigne s’en excuse, mais ne s’en repent pas. Il s’exposera de la sorte à la critique des auteurs religieux : Pascal, son principal adversaire, sera celui qui déclare que le « cœur de l’homme est creux et plein d’ordure5 ». Montaigne, à ses yeux, n’a fait appel qu’à la vanité, c’est-à-dire au vide des mots, au vide de l’amour-propre : il n’a fait qu’aggraver le vide du cœur, il est resté captif de l’inanité.
Si l’on suit à la trace, tout au moins dans les lettres françaises, la thématique du vide, on est frappé par une ambiguïté persistante. Le sentiment du vide ne cesse pas de s’interpréter comme une attente de Dieu ; mais il devient, de plus en plus, le moment préliminaire où se déploie l’espace qu’il appartiendra à l’imagination de peupler. C’est à cause du vide de son cœur, nous dit Rousseau dans les Confessions, qu’il s’est élancé dans le pays des chimères, qu’il a inventé des « sociétés d’élite », et qu’il a jeté sur le papier les lettres qui sont devenues La Nouvelle Héloïse. Mais l’œuvre romanesque suffit-elle à combler le vide ? Dans une lettre à Malesherbes6, Rousseau assure qu’il ressentait le néant de ses chimères, et que cette idée venait « quelquefois le contrister tout à coup ». Renaît alors « un vide inexplicable que rien n’aurait pu remplir ». Et le vide devient délectable : « Cela même était jouissance, puisque j’en étais pénétré d’un sentiment très vif et d’une tristesse attirante que je n’aurais pas voulu ne pas avoir. » L’élan repartira, mais vers l’« infini », vers le « grand être ». Le sentiment, qui ne peut trouver le repos dans le vide, dépasse la région des fictions consolantes pour chercher, par-delà, une extase qui transmue le vide en Être absolu. La voie d’une mystique « sauvage » prend le relais de la fiction romanesque, non moins littérairement.
« L’esprit a horreur du vide […] et il en est fait7. » Tel est le paradoxe, dont Paul Valéry a pleine conscience. Il n’aimait guère l’idée d’inspiration, qui n’est pas sans rapport avec la notion d’un vide préalable. Mais le « pouvoir du vide » lui semblait devoir être salué : « J’ai entendu souvent Mallarmé parler du pouvoir de la page blanche – pouvoir générateur, on s’assoit devant le vide papier. Et quelque chose s’écrit, se fait – etc8. » Il y a donc une « création par le vide ». Précisons : « Il y a un certain vide qui demande – appelle – ce vide peut être plus ou moins déterminé – ce peut être un certain rythme – une figure-contour –, une question – un état – un temps devant moi, un outil, une page blanche, une surface murale, un terrain ou emplacement9. » Il n’y aura de forme, d’ornement que dans un rapport infatigable avec le vide. On pourra alors rendre hommage au « vide comme sensation positive » comme « noire et bonne terre où une idée venue peut germer et fleurir le mieux10 ». C’est la part de Méphistophélès.
Dans le Second Faust de Goethe, avant de descendre dans le royaume des Mères, Faust se justifie devant Méphistophélès : « Ne devais-je pas me mêler au monde ? Apprendre le vide, enseigner le vide ? – Raisonnablement, je disais ce que j’avais observé ; la contradiction retentissait deux fois plus bruyamment11. » L’expérience fut décevante. Que faire ? Approfondir le vide. Faust déclare au prince de la négation : « Dans ton néant, j’espère trouver le Tout12. » Un moraliste, Cioran, fait écho, non parce qu’il se souvient de Goethe ou de Valéry, mais parce qu’il pense, en plus d’une occasion, selon les mêmes catégories : « Trouver que tout manque de fondement et ne pas en finir, cette inconséquence n’en est pas une : poussée à l’extrême, la perception du vide coïncide avec la perception du tout, avec l’entrée dans le tout13. »
Étrange vertu du vide ! On a surabondamment parlé de lui. Je n’ai pu éviter de m’en souvenir. Le trop-plein de la citation est sa figuration inversée.
En rigoureuse philosophie, le vide est un concept dangereux. Il provoque, avec son contraire, un balancement interminable. Rappelons que ce balancement est déjà dans la racine verbale vacare : c’est à la fois « être vide » et avoir le temps d’accomplir une action déterminée. Dans les excès de notre imagination, selon que nous utilisons la voie de la négation ou celle de l’affirmation, nous avons fait de Dieu tout ensemble, ou tour à tour, le grand Vide et le grand Ouvrier.