Mme de Staël :
ne pas survivre à la mort de l’amour
L’image du suicide traverse l’œuvre entière de Germaine Necker. Dans les Lettres sur Rousseau, en 1788, elle prend parti pour l’hypothèse du suicide de Rousseau et s’applique à en donner une justification. Dans les Réflexions sur le suicide, en 1812, elle médite sur le suicide de Kleist et le déclare injustifiable. Entre-temps, il n’est aucun ouvrage important où le suicide n’apparaisse, à titre de réalité ou de possibilité : Mirza, Zulma, Delphine (première version), Sapho se suicident. Corinne se laisse mourir de chagrin, ce qui est à la fois différent et ne l’est pas. Les grands écrits théoriques – surtout De l’influence des passions, mais aussi De la littérature et De l’Allemagne – reprennent chacun à leur manière la grande question du suicide.
Qu’il y ait, pour expliquer cet intérêt, des motifs issus de la culture et des circonstances historiques, nul n’en doutera. Il n’est pas malaisé de déceler des sources littéraires. Mme de Staël les signale elle-même. Du suicide de Didon à celui des héroïnes de Racine, du Caton d’Addison aux grandes lettres de La Nouvelle Héloïse, de Werther aux romans « sentimentaires » du préromantisme, les antécédents sont évidents. À quoi s’ajoutent les effets de la crise révolutionnaire : mourir volontairement, pour échapper à des persécuteurs, est un cas de conscience relativement fréquent à l’époque de la Terreur. Mais ces exemples contemporains ne comptent ici que parce qu’ils ont été perçus par une conscience sensibilisée. Ils ont été perçus, interrogés, revécus intérieurement par un être auquel l’existence, par moments, paraissait intolérable. « Depuis quatre mois un poison sûr ne me quitte pas », écrit-elle à Narbonne, le 25 août 1792. Pour Mme de Staël, l’expérience capitale est celle du mouvement qui la porte vers les autres. Il faut donc tenter de définir, comme l’a fait souvent Georges Poulet, le « point de départ » à partir duquel l’expérience de Germaine de Staël se développe.
À l’origine (pour autant qu’il soit permis d’imaginer une origine) on découvre une donnée mixte : la coexistence intime d’une richesse débordante et d’un manque radical. Dans le langage staëlien, la richesse, ce sont les facultés ; le manque, c’est le sentiment de l’incomplet. La richesse intérieure exige l’expansion la plus libre ; le manque a pour effet la totale impossibilité d’en rester à l’existence personnelle isolée à ce que Mme de Staël nomme la personnalité. Dans un passage des Réflexions sur le suicide, Mme de Staël laisse entendre que la richesse des facultés pourrait être la donnée première, et que le manque naîtrait en nous de cette richesse même, de l’impossibilité où nous sommes de lui donner en nous-mêmes et rien qu’en nous-mêmes son point d’application :
Il y a un avenir dans toute occupation, et c’est d’un avenir dont l’homme a sans cesse besoin. Les facultés nous dévorent comme le vautour de Prométhée, quand elles n’ont point d’action au-dehors de nous1.
Si le bonheur le plus sûr consiste dans la parfaite autonomie et dans l’indépendance intérieure, la vie de Mme de Staël, incapable de ne tenir qu’à soi et de ne se tenir que de soi, n’est pas faite pour le bonheur.
L’état initial est un état d’impatience et d’inquiétude : le calme, le repos sont impossibles. Il faut que l’intelligence trouve à se dépenser et que l’attente obtienne la réponse qui la comblerait. La surabondance des énergies, la merveilleuse diversité des facultés, au lieu de favoriser le bonheur, ne font qu’accentuer le sentiment de l’inaccompli. Tout se passe comme si la richesse intérieure et le manque se multipliaient et s’accroissaient l’une par l’autre. La richesse, au niveau interne, ne peut que s’éprouver richesse sans objet, profusion sans appui, ressource inemployée : son élan vers le dehors s’en trouvera devenu plus nécessaire. Mme de Staël sait le dire de mille façons. L’âme se sent imparfaite tant qu’elle n’a pas « voué ses forces à un but » et tant qu’elle n’a pas rejoint ce but. Elle a besoin d’un « guide », mais il arrive que le but et le guide ne fassent qu’un. La richesse intérieure, loin d’autoriser l’être à se circonscrire, impose donc un mouvement expansif. Expansion dans l’activité (c’est-à-dire dans le passage à l’acte des facultés d’abord virtuelles), expansion vers le futur, expansion vers un être élu : c’est là un seul et même mouvement. Car l’âme n’éprouve pas seulement le besoin de s’occuper et de s’employer ; ses richesses, elle ne les prodigue pas seulement (à la façon de Stendhal) pour se donner le sentiment de sa propre force. Si elle déploie ses énergies, c’est pour intéresser d’autres êtres, c’est pour se déverser dans d’autres destinées. Tel est l’appui qu’elle se cherche, tel est le but auquel elle se voue :
Quel but que soi pour sa propre vie ! Quel homme peut se choisir pour l’objet de sa pensée, sans admettre d’intermédiaire entre sa passion et lui-même2 ?… C’est hors de soi que sont les jouissances indéfinies3.
Sortir de soi, non pour se perdre au-dehors, mais pour confier son existence à quelqu’un, pour faire de celui-ci « l’intermédiaire » par lequel le moi passe de sa forme originelle incomplète à sa plénitude finale, voilà la dynamique de la passion selon Mme de Staël. On voit s’effectuer ici une singulière synthèse de la générosité (effet de la richesse qui se dépense) et de l’avidité (effet de l’incomplétude qui cherche à se combler). L’amour-dévouement, dont Mme de Staël a fait son acte idéal, se tourne vers les autres pour découvrir en eux son propre futur, sa propre épiphanie ; il est avant tout un acte d’espoir, qui projette l’existence vers un avenir partagé, où l’on n’aurait plus à supporter seule le « poids de l’existence » ; où, bien mieux, ce poids s’effacerait magiquement parce qu’un autre en aurait assumé avec nous la charge. Ainsi disparaîtrait l’insuffisance qui grève l’existence solitaire et l’instant présent : pour être, il faut être plusieurs, d’où le besoin de lier les autres par la reconnaissance, de les contraindre à nous renvoyer l’image embellie de nos bienfaits. On le voit : au terme de l’élan expansif, le dévouement, le don bienfaisant se doublent d’une volonté de conquête. Celle-ci n’est pas seulement l’acte par lequel Mme de Staël et ses héroïnes s’efforcent de se rendre maîtresses d’autrui : c’est l’acte dans lequel, à partir de la plénitude du couple ou du groupe, elles s’efforcent de rétablir une plénitude plus large, sinon même la cohérence et l’harmonie du monde.
Le don doublé d’une capture est le terme final vers quoi tend la richesse doublée d’un manque, qui marquait le malaise initial de la conscience : la richesse veut se dépenser, tandis que, réciproquement et conjointement, le sentiment de l’incomplet ferait place à une plénitude agrandie aux dimensions de l’univers… Mais le don et la fusion sont moins la réalité de l’amour-dévouement que son utopie perpétuellement renouvelée : c’est au futur, dans l’horizon du désir et de l’espoir, qu’ils se profilent chimériquement. La vie de l’amour est une inquiétude incessante qui cherche son apaisement dans la réciprocité sans reste. Aimer sans mesure et être aimé sans mesure, se déposséder en autrui, pour recevoir en retour le don total d’une conscience fascinée ; ne plus penser à soi, en sorte que notre existence cesse d’être notre seul souci et devienne au contraire le souci permanent de l’être aimé : tel est l’idéal passionnel qui (comme l’idéal républicain de la vertu selon Hegel) ne peut que faire surgir sans fin la suspicion et la Terreur – une Terreur dont la formule ne serait pas la liberté ou la mort, mais bien l’attachement ou la mort. Car l’être aimé est une conscience libre : il ne se laisse pas posséder comme un objet par la conscience aimante. Sapho gémit, en parlant de Phaon : « J’ai passé près d’une année dans la douce persuasion qu’il était à moi pour toujours4. » Mais à aucun moment Phaon n’a pu être à Sapho : il n’a jamais perdu la liberté de se détourner, en dépit des bienfaits dont il a été comblé. Il n’a jamais été un vrai captif. Il lui est arrivé de regarder une jeune fille et de la préférer à Sapho… Mme de Staël n’ignore pas que le retour qu’elle attend des autres, et dont elle fait dépendre tout son bonheur, est suprêmement incertain, elle sait que rien n’est moins sûr que la réciprocité dont elle s’est fait un idéal. D’où les soupçons et les exigences ; d’où l’appel impatient des témoignages qui la rassureront sur la nature des sentiments dont elle ne peut que douter, dont elle a raison de douter. Très lucidement, elle écrit dans De l’influence des passions :
Si l’on livre son âme assez vivement pour éprouver le besoin impérieux de la réciprocité, le repos cesse et le malheur commence5.
De plus, à mesure que les vœux de la passion se réalisent, ils seront marqués par la loi du présent et par la faiblesse qui caractérise le présent en regard de l’intensité de l’espoir : Mme de Staël y retrouvera le sentiment de la richesse inemployée, du manque, de l’imperfection douloureuse. Les insuffisances, toutefois, seront désormais imputées aux défauts d’autrui : c’est l’ami qui manque à sa parole ou à son devoir, c’est l’être aimé qui rend impossible la parfaite harmonie, la « conjugalité » cosmique dont Mme de Staël avait fait son aspiration. L’insatisfaction essentielle peut alors se formuler sur le mode du grief, comme un ressentiment justifié devant une injustifiable défection. Mais le grief s’accompagne le plus souvent d’un redoublement de l’amour-dévouement, d’une surenchère de la générosité, dans l’intention ambiguë de régénérer le bonheur compromis et d’aggraver les torts de l’être aimé. Couvertes de blessures, Mme de Staël et ses héroïnes s’efforcent difficilement de réinventer avec le même être décevant un nouvel avenir, un nouvel envoûtement. Le dévouement, le don veulent alors s’avancer jusqu’à l’extrême limite possible, c’est-à-dire jusqu’au point où, démonstrativement, l’être aimant s’anéantit tout entier au profit de l’être aimé. La rhétorique amoureuse, qui fait de l’être aimé ma vie, est vécue ici au sens littéral, dans la mesure où cette littéralité se laisse vivre. L’être ne s’appartient plus, il n’est plus rien pour lui-même, il s’est tout entier mis sous la garde et sous la dépendance de l’être aimé.
À ce point, le dévouement devient sacrifice, et le don absolu tend de façon asymptotique vers l’absolu de la mort. Ne vivre que pour l’être aimé, c’est bientôt ne vivre que par l’être aimé : avoir cessé de vivre pour soi-même et par soi-même. Profonde libération qui, en retour, confère à la vie elle-même une aisance, une allégresse et une intrépidité merveilleuses. Pour les vivants qui s’aiment, il est « un abandon que la mort autorise6 ». L’amante passionnée (Zulma, Delphine, Corinne, ou Mme de Staël elle-même) devient ainsi une morte vivante, maintenue en vie par une sorte de respiration artificielle qu’elle implore – une morte en puissance dont chaque instant dépend désormais de l’être aimé : exprimer cet état, c’est répéter sans relâche (et de la façon la moins politique) qu’on mourrait si l’être aimé se détournait. C’est proclamer que la vie est le don conditionnel que l’on tient de lui. Sa défection, sa seule distraction constitueraient un arrêt de mort. À l’extrémité du dévouement s’annoncent donc le sacrifice et la mort consentie, mais c’est là aussi, on le soupçonne, l’arme ultime du désir possessif, qui est désir de survivre. Mme de Staël et ses héroïnes s’ingénient à faire du néant qu’elles affrontent la contrepartie qui leur permet de conserver le tout de l’être aimé. Si le dévouement, si le sacrifice ne proclament pas assez haut cette alternative du bonheur ou de la mort, il reste – dernière ressource – l’allusion perpétuelle au suicide et, chez les héroïnes de Mme de Staël, le suicide lui-même. Zulma, qui parle au nom de toutes, formule clairement cette attitude :
Si vous laissez mon cœur se dire : Fernand ne me quittera jamais ! c’en est fait de moi-même, et c’est vous qui répondez de mon existence… Si vous pressentez que votre âme est prête à se détacher de la mienne, jurez-moi qu’avant l’instant où je pourrais le découvrir, vous me donnerez la mort7.
Car la mort est le corollaire du don absolu ; elle en est la preuve requise. Se laisser mourir, se suicider, ne pas survivre à la défection de l’être aimé sont les seules façons de prouver que, pour notre part, nous avons fait de lui l’unique appui de notre vie.
La morte vivante a juré de ne pas survivre à la mort de l’amour ou à la mort de l’amant. Sa vie s’était déroulée dans l’unité miraculeuse, tant qu’elle avait pu respirer par l’amour qui lui était rendu, tant que le présent restait le point d’origine d’un espoir perpétuellement renouvelé. L’unité du monde était l’unité d’un vaste instant suspendu : l’être aimé, ou l’image de l’être aimé dans le cœur de l’être aimant, était l’agent miraculeux de la cohésion universelle. Zulma, encore une fois, s’exprime de la façon la plus frappante :
Cet univers qu’on dit l’œuvre d’une seule idée devint pour moi l’image d’un sentiment unique et dominateur. Pour moi, le lien de toutes les pensées et le rapport des objets entre eux, c’était Fernand8.
Que l’être aimé disparaisse ou se détourne, que son ingratitude ne fasse plus de doute, alors survient une sorte de catastrophe ontologique. La perfection et l’unité du monde se défont, tout se désanime, l’enchantement des instants unis « sans intervalles » se décompose.
La catastrophe, pour Zulma, c’est de rester seule, c’est d’être renvoyée à la solitude, c’est de retomber douloureusement dans la dispersion du monde et du temps. L’univers, que l’amour avait élargi, se retrouve réduit à la dimension étriquée de la conscience solitaire : elle a subi une amputation, un rétrécissement. Cette modification de l’espace dans l’état d’abandon et de frustration, la première lettre de Germaine Necker (écrite lors d’une absence de sa mère, probablement à l’âge de douze ans, en 1778) en apporte un témoignage d’une extraordinaire netteté :
Mon cœur est resserré, je suis triste, et dans cette vaste maison qui renfermait il y a si peu de temps tout ce qui m’était cher, où se bornaient mon univers et mon avenir, je ne vois plus qu’un désert. Je me suis aperçue pour la première fois que cet espace était trop grand pour moi, et j’ai couru dans ma petite chambre pour que ma vue pût contenir au moins le vide qui m’environnait. Cette absence momentanée m’a fait trembler sur ma destinée9…
On voit ici toute l’intensité de la « réaction d’abandon » – réaction que Mme de Staël sera condamnée à revivre un nombre incalculable de fois, mais surtout, et de façon particulièrement douloureuse, à la mort de son père. Pour Mme de Staël, les petites chambres de la solitude seront l’occasion d’éprouver plus cruellement la renaissance du vide intérieur. Le vide, loin de pouvoir être contenu (comme l’espérait la fillette de douze ans), devient au contraire plus lancinant. Faute d’avoir autour d’elle un espace peuplé, qui dépende d’elle et dont elle dépende, Mme de Staël ne trouve en elle et autour d’elle qu’un désert obscur.
Toute grande séparation met la morte vivante en demeure de parachever la mort dont elle avait formulé la promesse : elle n’a littéralement pas le droit de survivre, puisqu’elle a confié toute sa vie à l’être aimé. Et la première stupeur, chez Mme de Staël et chez quelques-unes de ses héroïnes, c’est de se trouver obligées d’abord de survivre malgré elles, c’est d’entrer dans une survie illégitime. Survie insupportable, puisque l’âme s’y découvre non seulement amoindrie de tout ce qu’elle a prodigué, mais surtout infidèle à ses résolutions. Survie qui est une mort manquée, et qui ne peut être éprouvée que comme une faute. Il aurait fallu mourir à l’instant même de la trahison de l’être aimé, et voici que se propose une succession d’instants mornes, qui ne sont pas la mort, et qui ne sont pas non plus la vie. Chacun de ces instants rappelle la perte subie, et en chacun d’eux la vie est déclarée impossible. Le défaut d’être qui caractérisait la situation initiale s’est aggravé. Puisque aucune présence ne s’offre pour le combler, il ne reste plus, pour l’âme exaspérée, qu’à supprimer tardivement sa douleur en se donnant la mort.
Dans Sapho, Mme de Staël recourt au symbole de la mer : c’est l’élément qui s’interpose entre Sapho et Phaon, c’est l’absence même, c’est la distance. Quand la distance et l’absence ne peuvent être abolies par le retour de l’être aimé, elles deviendront le recours mortel de l’âme souffrante qui s’y précipite. Cette double valeur du symbole (que nous nous plaisons à nommer aujourd’hui une ambiguïté) trouve son expression dans une belle réplique de Sapho :
Oui, tout est là, tout : la gloire, le rocher, la mer ; la mer qui peut le ramener, qui peut aussi me recevoir dans son sein : qu’elle est bienfaisante ! et que de fois ses flots ont été les fidèles serviteurs du destin10 !
La présence de la mer, symbole de la mort accueillante, et la résolution d’y chercher le refuge sont pour Sapho le seul moyen de retrouver le calme. L’âme tourmentée ne connaît le repos que dans la pensée résolue d’affronter presque immédiatement la mort. L’extraordinaire sérénité de Delphine empoisonnée et la majesté de Sapho désespérée (« comme un monument funéraire, que retrace la mort au milieu de toutes les délices de la vie11 ») ne s’expliquent que par là : l’appui que ces femmes ne peuvent trouver dans l’être aimé, elles le retrouvent dans l’acte où elles s’assurent de leur mort.
Ce mouvement vers la mort est l’objet d’un des plus beaux passages du De l’influence des passions. Nous y remarquons, au moment capital, l’apparition – volontaire, involontaire ? – d’un bel alexandrin racinien, développement d’un savant désordre pathétique :
Il faut pour jamais renoncer à voir celui dont la présence renouvellerait vos souvenirs, et dont les discours les rendraient plus amers ; il faut errer dans les lieux où il vous a aimée, dans ces lieux dont l’immobilité est là pour attester le changement de tout le reste. Le désespoir est au fond du cœur, tandis que mille devoirs, que la fierté même, commandent de le cacher ; on n’attire la pitié par aucun malheur apparent, seul, en secret, tout votre être a passé de la vie à la mort. Quelle ressource dans le monde reste-t-il contre une telle douleur. Le courage de se tuer12 ?
Interrompons un instant la citation de ce passage. On se trouve arrivé, en apparence, à une limite, mais ce n’est qu’un point de transition, au-delà duquel nous allons voir s’énoncer l’une des raisons qui, au fond même de l’abandon, retiendront la désespérée sur le bord du suicide. Parlant de l’amour, Mme de Staël avait affirmé, quelques pages auparavant : « Il n’y a que les hommes capables de la résolution de se tuer, qui puissent avec quelque ombre de sagesse, tenter cette grande route de bonheur. » En d’autres termes, il faut être capable de mettre fin à sa vie au point où le bonheur prend fin, c’est-à-dire au point où l’être aimé se dérobe. Seulement, Mme de Staël ne se résigne pas au néant ; il lui faut une survie, une survie n’importe où : dans l’au-delà, ou dans la pensée des autres. Et si la possibilité lui en apparaît douteuse, elle se résignera à cette sorte d’existence posthume incomplète qu’est la situation d’abandon ; elle prendra elle-même la charge de sa survie, elle se survivra dans sa propre vie dévastée. Je reprends ici la citation que j’avais interrompue :
Mais dans cette situation le secours même de cet acte terrible est privé de la sorte de douceur qu’on peut y attacher ; l’espoir d’intéresser après soi, cette immortalité si nécessaire aux âmes sensibles est ravie pour jamais à celle qui n’espère plus de regrets. C’est là mourir en effet que n’affliger, ni punir, ni rattacher dans son souvenir l’objet qui vous a trahi ; et le laisser à celle qu’il préfère est une image de douleur qui se place au-delà du tombeau comme si cette idée devait vous y suivre13.
Devant l’anéantissement, Mme de Staël hésite. La mort, oui, mais à la condition qu’elle soit un reproche perpétué. Le suicide, nous le comprenons maintenant, n’est encore qu’une façon de vivre en Érinye dans la pensée de l’ingrat, et de hanter le souvenir coupable des vivants. Le suicide, par la magie de l’absence absolue, était destiné à établir une relation indestructible dans laquelle l’amant infidèle fût enchaîné à jamais. En fait, tous les grands suicides qu’accomplissent les héroïnes staëliennes sont des morts devant témoin. Delphine meurt sous les yeux de Léonce ; Sapho se précipite dans la mer pendant la cérémonie nuptiale où Phaon est uni à Cléone ; Zulma, pour se donner la mort, attend d’avoir confié son histoire entière au tribunal assemblé pour la juger ; Corinne se laisse mourir sous les yeux d’Oswald.
Telle est la logique du suicide accusateur : il devient inutile ou dérisoire si l’ingrat s’est mis à tout jamais hors d’atteinte. Dans cette hypothèse, la mort, tout en mettant fin à la douleur subie, n’instaurerait pas la présence éternelle du souvenir et du remords dans la conscience de l’ingrat. La disparition volontaire ne serait pas l’aiguillon qu’elle veut être pour les autres. Autant ne pas mourir. Autant demeurer, pour d’autres témoins, dans les limbes de l’existence douloureuse et de la vie posthume.
C’est faire un pas de plus dans la douleur que de survivre non seulement à la défection de l’être aimé, mais à la possibilité d’une mort qui eût mis fin aux tourments de la solitude. N’est-ce point, d’une certaine façon, pousser à son comble l’héroïsme de la douleur que de renoncer au suicide qui eût restitué le calme ? Il n’est pas surprenant que les pages de 1812 contre le suicide soient en même temps l’apologétique d’une religion de la douleur. Au reste, on voit bien que le refus du suicide ne tient pas seulement à son inefficacité en tant qu’acte punitif. Mme de Staël n’est pas loin d’envisager, pour l’âme désespérée, la possibilité d’une mort à soi-même, où l’on quitterait sa douleur en se détachant de soi-même. En d’autres termes, on peut substituer à la mort volontaire un « suicide moral » :
La résignation qu’on obtient par la foi religieuse est un genre de suicide moral, et c’est en cela qu’il est si contraire au suicide proprement dit ; car le renoncement à soi-même a pour but de se consacrer à ses semblables, et le suicide causé par le dégoût de la vie n’est que le deuil sanglant du bonheur personnel14.
Se déprendre de soi, se détacher de soi, s’accoutumer à « se juger soi-même comme si l’on était un autre », se défaire de la personnalité « pour rentrer dans l’ordre universel » : telles sont les formules qui se rencontrent dans les Réflexions de 1812. Mme de Staël est-elle réellement capable d’une pareille « résignation » ? Contentons-nous de constater que ses écrits en indiquent la possibilité. Si peu résolue à renoncer à ce qu’elle nomme le bonheur personnel, elle n’a cessé d’indiquer la direction d’un bonheur impersonnel, qu’elle appelle tour à tour philosophique, poétique ou religieux. Le suicide moral rend au centuple ce qui avait été perdu, puisque l’espace se peuple à nouveau alentour : l’univers est présent, les autres font cercle autour de nous…
Ici s’ouvre le domaine de la mélancolie. L’âme qui s’est détachée d’elle-même ; l’âme pour qui le bonheur personnel est un paysage qui se déroule tout entier en deçà du moment présent ; l’âme qui a trouvé le calme dans le « suicide moral » ne peut cependant oublier ses deuils. Elle s’est familiarisée avec la mort, elle l’a traversée ; le sommet réflexif où elle est parvenue est situé outre-tombe. Elle ne cesse donc pas, ici encore, d’être une morte vivante. Ses plaisirs ont quelque chose d’élyséen et d’exsangue : ce sont les plaisirs de la douce mélancolie. L’épithète n’est pas sans importance, pour distinguer cette variété stygienne de la mélancolie de celle qui pousse les vivants à se précipiter vers la mort. Il s’agit ici, j’y insiste, d’une mélancolie d’après la mort, d’une mélancolie terminale. D’où ces expressions éparses :
« La mélancolie, dernier espoir des malheureux15 », « Celui qui peut être mélancolique, qui peut se résigner à la peine, qui peut s’intéresser encore à lui-même, n’est pas malheureux16 », « Cette douce mélancolie, vrai sentiment de l’homme, résultat de sa destinée, seule situation du cœur qui laisse à la méditation toute son action et toute sa force17. »
Ici commence l’acte d’écrire : dans la mélancolie, expression d’une douleur approfondie, dépassée, mais constamment renouvelée, Mme de Staël voit le principe de la littérature des peuples du Nord, littérature qui pour elle représente la poésie par excellence.
La littérature, œuvre de la mélancolie, fait donc suite à l’acte décisif du suicide moral. La similitude est frappante entre la définition du suicide réel, « deuil sanglant du bonheur personnel », et la définition de la gloire littéraire, « deuil éclatant du bonheur ». Mme de Staël a nettement défini, dans ces deux formules, une rupture qui sera l’acte essentiel des grands écrivains du XIXe siècle. L’entrée en littérature suppose le sacrifice de l’homme en faveur de l’œuvre, l’abolition de l’existence personnelle empirique (où l’écrivain vit réellement son bonheur et son malheur) au bénéfice de l’existence seconde qu’il poursuit dans son œuvre. Balzac, Flaubert, Mallarmé s’immolent, s’annulent, meurent à eux-mêmes pour que leurs ouvrages entrent à leur place dans une vie substitutive.
Mme de Staël indique cet aspect moderne de la littérature. Mais en accomplit-elle le mouvement jusqu’au bout ? Il me semble qu’elle reste sur le seuil du suicide littéraire, comme elle est restée sur le seuil du suicide moral. Dans Sapho, Alcée, qui souhaite que Sapho se donne tout entière au culte du dieu de la Poésie, s’adresse à la poétesse :
Ah ! si, dégagée des passions terrestres, tu veux enfin te vouer à ce dieu dont tu reçus tant de bienfaits, les secrets mêmes de l’univers peuvent un jour t’être révélés.
Mais Sapho répond :
Le secret de l’univers, Alcée ! c’est l’amour et la mort. Crois-tu que je ne connaisse pas l’un et l’autre18 ?
Sapho refuse de se dégager des « passions terrestres », parce que c’est là, croit-elle, que lui sont révélés les secrets de l’univers. Avec son prête-nom Sapho, Mme de Staël ne cesse de regarder en arrière, vers ces régions où le bonheur personnel pourrait renaître de ses ruines. Elle attend les résurrections du cœur, et non la vocation divine, ni l’effacement total dans la vie seconde de la littérature. Ses héroïnes la doublent, mais ne la supplantent pas. Elle n’a pas renoncé à sa propre vie pour leur donner la vie. Ici, la créatrice ne s’est pas sacrifiée à sa créature. C’est Mme de Staël qui sollicite notre attention, et non pas Delphine ou Corinne. Le suicide « moral » qui leur eût donné la plénitude de l’existence littéraire n’a pas été accompli.
Quelle explication à cela ? Il ne suffit pas de dire que les temps de l’extrémisme et du terrorisme littéraires n’étaient pas encore venus. Il faut surtout constater que chez Mme de Staël les puissances de la vie, de l’espoir, de la passion restent toujours les plus fortes, et qu’elles ne cessent de revendiquer la primauté. Entre l’appétit de vivre et l’exigence terroriste de la littérature, la mélancolie staëlienne s’efforce d’établir un régime « intermédiaire ». Abandonnée par Narbonne, Mme de Staël écrit De l’influence des passions, mais elle prend aussi Ribbing. Elle s’obstine à croire révocables les décrets de la douleur. Par-delà l’ostinato monotone de la souffrance, l’existence reste miraculeusement pour elle une succession d’instants neufs à partir desquels un nouvel avenir peut être imaginé ; la vieille chimère de la réciprocité parfaite s’éveille autour d’un nouveau visage, et derrière toutes les morts imaginaires dont l’œuvre de Mme de Staël est jalonnée nous pressentons une présence insistante, qui est celle même de la vie, et l’espoir indéfectible d’un bonheur possible. Espoir trompé, espoir renaissant. Si Mme de Staël nous a permis, un instant, d’entrevoir la séparation si moderne entre le règne de la vie et celui de l’écriture, rien ne doit nous entraîner à méconnaître la prépondérance de la thèse inverse, qu’elle défend à maintes reprises : la vie est inséparable de la littérature ; la littérature puise ses forces directement dans les énergies tempérées de la vie, dans le bonheur vécu :
Sans doute il faut, pour bien écrire, une émotion vraie, mais il ne faut pas qu’elle soit déchirante. Le bonheur est nécessaire à tout, et la poésie la plus mélancolique doit être inspirée par une verve qui suppose et de la force et des jouissances intellectuelles19.
Déclaration capitale, qui impose ses bornes à la dramaturgie du désespoir que nous venons de retracer. Il y a chez Mme de Staël une évidente présence de la ressource vitale, qui donne à l’emportement vers la mort la valeur d’une dimension imaginaire de la vie elle-même.
En effet, les délibérations que je viens de rappeler, sur l’amour, la mort, le suicide, n’occupent pas toute la pensée de Germaine de Staël. En son temps, vie privée et vie publique sont des domaines distincts. Germaine Necker, certes, a connu la mélancolie. Mais le souci d’agir dans le domaine politique a prévalu constamment. Des tourments qu’elle éprouva, elle sut faire matière à fiction, comme pour les écarter d’elle. Sa force de caractère, son prestige, le désir aussi qu’elle avait d’exposer les principes politiques auxquels elle tenait, contrebalançaient, sans les abolir, les accès de la mélancolie dont elle avait si bien su retracer les attraits et les pièges. Elle fut une spectatrice, en elle-même, du théâtre des tentations désespérées, mais il lui restait assez d’énergie, exilée de Paris, s’éloignant de Coppet, pour faire un grand tour d’Europe. Dans le livre qu’elle consacra à l’Allemagne, c’est presque en clinicienne qu’elle parle de Jean-Jacques Rousseau et de la mélancolie :
Une idée toujours la même, et revêtant cependant mille formes diverses, fatigue tout à la fois par son agitation et sa monotonie. Les beaux-arts, qui redoublent la puissance de l’imagination, accroissent avec elle la vivacité de la douleur. La nature elle-même importune, quand l’âme n’est pas en harmonie avec elle ; son calme, qu’on trouvait doux, irrite comme l’indifférence ; les merveilles de l’univers s’obscurcissent à nos regards ; tout semble apparition, même au milieu de l’éclat du jour. La nuit inquiète, comme si l’obscurité recélait quelque secret de nos maux, et le soleil resplendissant semble insulter au deuil du cœur. Où fuir tant de souffrances ? Est-ce dans la mort ?
Elle imagine, dans le même texte, le long discours consolant qu’il eût fallu tenir à Jean-Jacques Rousseau : … « Le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’âme.20 »
. I, p. 140.
. I, p. 134.
. II, p. 706.
. I, p. 155.
. I, p. 10.
. I, p. 103.
. I, p. 105.
. Correspondance générale, tome I, première partie, Paris, Éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 6.
. II, p. 695.
. II, p. 696.
. I, p. 136.
. Ibid.
. I, p. 185.
. I, p. 135.
. I, p. 161.
. I, p. 164.
. II, p. 708-709.
. I, p. 838.
. Germaine de Staël, De l’Allemagne, IV, 6 in Œuvres Complètes, t. II, Paris, Firmin Didot, 1836, p. 240. Sur le rôle que joua Madame de Staël dans la vie politique, voir Bronislaw Baczko, Politiques de la Révolution française, Paris, Gallimard, 2008 (Folio).