Jouve, ouvrier de l’entre-deux

Le lecteur de la première version du Monde désert1 (1927) découvre aux dernières pages du roman la surprenante éclosion des poèmes de Luc Pascal, le seul héros survivant de ce livre rempli de durs combats affectifs et dont tous les autres personnages sont voués à la disparition. N’allons même pas jusqu’à dire que le héros survit : sa vie est devenue presque nulle, et c’est dans les seuls poèmes qu’apparaît une existence continuée. La poésie naît de l’effacement douloureux d’un homme dont l’histoire s’arrête. Or ces poèmes se retrouvent dans Les Noces : ils appartiennent à Jouve, qui les a produits à travers l’aventure de Luc Pascal. L’interposition d’une figure imaginaire entre l’écrivain et le poème atteste l’ampleur d’un parcours inventif. « Un personnage n’est jamais qu’un morceau intime de nous-même, et toute œuvre, quelle qu’elle soit, est une confession qui subit une métamorphose2. » Signalons tout de suite que, dans la version définitive du Monde désert, les poèmes de Luc Pascal ont disparu. Ce n’est pas que Jouve les désavoue, puisqu’il les a maintenus dans la version définitive des Noces. Rééditant son œuvre avec un extrême souci de la construction cohérente, Jouve a sacrifié tout ce qui pouvait constituer une redite. Si les poèmes n’apparaissent plus à l’intérieur du roman, ils restent néanmoins situés dans son prolongement, et la critique ne fait nulle violence à l’œuvre en s’interrogeant sur les liens qui unissent le récit et les poèmes.

Il ne suffit pas de constater que l’aventure de plusieurs héros jouviens – Luc Pascal, Pierre Indemini (Hécate), Léonide (La Scène capitale) – s’épure et se prolonge en poésie. Il ne suffit pas de constater que ces récits, à la fois si âpres et si musicaux, s’exhaussent, après la sombre bataille des figures affrontées, dans un espace de délivrance lyrique. Si la poésie constitue la « post-histoire » des grands protagonistes romanesques, il est permis d’affirmer en retour que presque toute la poésie jouvienne implique une « préhistoire » dramatique, un long cheminement heurté antérieur au surgissement du poème. Ce qui est vrai du rapport entre un groupe de poèmes et un récit particulier (par exemple les poèmes du cycle d’Hélène et le récit Dans les années profondes) doit être accepté dans un sens plus général et plus large. Il n’est pas un seul poème de Jouve qui ne soit riche de toute l’épreuve préalable qui l’a rendu nécessaire, pas un seul poème qui ne laisse deviner derrière lui une expérience antécédente. Expérience liée à la vie personnelle, mais dont on devine (il suffit pour cela de lire En miroir3) que les éléments donnés par la circonstance biographique ou historique ont été repris et transformés dans une intense élaboration imaginative. Le poème relaie une fable antérieure, qui elle-même élevait l’événement vécu à la dimension de l’image mythique. On peut en juger par les poèmes liés aux événements de 1940.

Le poème surgit donc en tard venu ; il est une ressource sollicitée en dernier recours, et d’autant plus chargée de sens : il a mission de transmuer ce qui dans l’histoire antécédente demeurait inaccompli. Il est la continuation d’une épreuve, mais il est aussi l’origine d’une avancée qui n’est pas destinée à s’achever en lui. Jouve est passé maître dans l’évocation d’un « par-delà ». Si certains récits sont prolongés par des suites poétiques qui demandent à être lues d’affilée et laissent apercevoir le tracé d’un itinéraire spirituel, le même sentiment d’histoire continuée en poésie peut s’éveiller à la lecture d’autres poèmes que ne précède explicitement aucune prose narrative. Tout lecteur attentif saura discerner dans ces poèmes un passé agité dont ils surgissent, un tourment pluriel dont ils se dégagent, une assise tacite dont la parole assure la sauvegarde. Il n’est guère de poésie plus orientée temporellement que celle de Jouve, et plus apte à transformer en images spatiales sa durée dramatique. Soulevant le destin révolu dont elle est l’héritière vers le futur qu’elle engendre, elle décrit un parcours. Son lieu, son site sont intermédiaires. Elle est, manifestement, l’ouvrière d’un passage. Elle intervient entre une aventure soumise à la loi du temps et un horizon intemporel ; elle évoque la poussée muette des puissances du désir et le silence pressenti au-delà de toute existence créée. Elle veut figurer un acheminement, d’un mutisme angoissé à un silence délivré, par des mots qui portent en eux à la fois l’obscurité de leur origine et la spiritualité de leur fin.

 

Ce que nous lisons dans Le Monde désert aura valeur d’exemple.

Dans le récit, au chapitre 42, Luc Pascal retrouve l’amour de Baladine Sergounine dont il avait été l’amant fugitif quelques années auparavant. Baladine est une figure de femme puissante et douce : femme-mère préfigurant, avec sa chevelure magique, l’Hélène des Années profondes ou l’Isis de plus récents poèmes. Sa vie est habitée par une obscure fatalité d’échec. Elle s’était attachée à Jacques de Todi, l’ami de Luc Pascal. Jacques s’est donné la mort pour des raisons multiples auxquelles ni Baladine ni Luc Pascal ne sont étrangers. Au moment où Luc et Baladine se retrouvent, ils savent que leur première rencontre amoureuse a contribué au suicide de Jacques : un mort est présent dans la profondeur de leur histoire, et la Mort ne peut plus demeurer absente de leur amour.

Le beau temps, l’orage, la nuit, l’amour, la nudité : tout se succède de façon étrange, rapide et simple, aboutissant à la vision de la statue qui est tout ensemble la femme aimée et son double mythique. Dans la dimension du rêve le vœu se manifeste d’un bonheur où l’amour du couple inclurait la présence de l’ami disparu. Cette composante funèbre répand la mélancolie dans la belle journée. Assurément, l’imagination de Jouve et la passion de ses personnages comportent un élément sacrificiel (ou « sadique ») qui s’acharne à détruire toute possession. Baladine, épousée par Luc, s’enfuit pour ne plus reparaître. Par la perte de Baladine, l’amour de Luc atteint sa dernière dimension : c’est le moment où s’élèvent la poésie et l’appel religieux. Parvenu au point le plus aride, hanté par la face imaginaire de la disparue, puni par une culpabilité violente, Luc cherche une issue par le mouvement poétique. Ici intervient, constituant à lui seul le chapitre 49 de la première version du roman, le poème qui dans Les Noces s’intitule « La mélancolie d’une belle journée » :

Le lecteur reconnaît aussitôt la reprise approfondie du chapitre 42, dans la perspective du chagrin et de la perte. C’est l’amplification lyrique de la « scène capitale » de l’histoire antécédente. Dans le poème, tous les éléments de l’intrigue ont disparu ; néanmoins l’aventure parcourue lui imprime son élan.

Le poème fait silence sur l’histoire, mais il en est le surgeon. Il paraît prendre naissance sous l’action de la douleur par la disparition de la figure aimée. Plus généralement, le poème s’élève sur l’effacement de l’histoire et vit de la substance consumée d’un ensemble de destins. Et, répétons-le, ce qui est vrai de ce poème particulier (d’abord inséré dans le récit, puis retranché) paraît pouvoir être affirmé de la plupart des poèmes de Jouve : nous sentons vivre, en deçà, tout un monde de figures intérieures – figures perdues – dont le poème sauve la mémoire.

Puisque nous pouvons confronter le texte de l’histoire et celui du poème, nous pouvons, évaluer les déplacements et les élargissements survenus.

Le poème se développe dans un rythme grave et plutôt lent. Le récit, en revanche, nous avait frappé par le défilé rapide des images et des événements. Constatons que le tempo narratif de Jouve – en dehors des admirables descriptions qui s’attachent aux objets ou aux sites, en dehors aussi de quelques pauses rêveuses – se caractérise par une extrême vivacité. L’événement fait irruption. Ce fait de style n’est pas gratuit. Il est lié à l’intuition de la fatalité affective. Les personnages jouviens ne sont pas les maîtres de leurs motivations : ils sont déterminés par des mécanismes irrationnels et rigoureux.

La plupart des actes capitaux, dans la fiction jouvienne, ont le caractère du raptus. Peu s’en faut que le récit ne bascule du côté du mythe, c’est-à-dire d’un type de narration où les personnages ne paraissent pas avoir d’inconscient parce qu’ils sont eux-mêmes des morceaux d’inconscient. C’est dire que Jouve romancier – peintre du « monde désert » ou des maléfices d’Hécate – travaille, dans la liberté de l’art, à représenter un monde déterminé, surdéterminé, habité par des personnages dont la liberté est subjuguée. Ce sont les mêmes caractères de nécessité, de fatalité sèche et rapide, que Jouve admire dans quelques grands libretti d’opéra : le recitativo du Don Juan de Mozart, le Woyzeck de Büchner (porté par Alban Berg à la plus grande intensité), la tragédie de Lulu de Wedekind. Mais dans l’opéra la possibilité d’exprimer instantanément la nécessité appartient légitimement au musicien. Jouve sait en revanche qu’une musicalisation du récit par surcharge d’éléments poétiques est contraire à la loi du récit. Il ne renonce pas pour autant à poursuivre le mouvement narratif vers un horizon de délivrance. C’est pourquoi la poésie fait suite au récit. L’événement développe sa musique une fois parvenu à son terme. À bien des égards, les poèmes de Jouve sont au récit qui les précède ce qu’est la musique au libretto : ils élargissent l’histoire et lui font écho à des niveaux variés et sur les registres extrêmes de la sensibilité. Ils manifestent le dégagement en liberté d’une énergie qui demeure encore disponible après la catastrophe où s’abîme la mécanique rapide du récit. Avant le poème, il y a une première mort : le protagoniste est le rescapé d’un naufrage où il reconnaît la conséquence de la Faute. Il est rejeté sur un rivage ultime ; désormais il affronte sa propre mort. Il en résulte que le poème jouvien se situe entre deux morts : entre la perte de l’objet, la disparition de la figure aimée, et la perte de soi, la mort personnelle, traversée par l’envol des mots consentants. Ainsi, pour revenir au Monde désert, le poème « La mélancolie d’une belle journée » est précédé par la disparition de l’héroïne, et prépare activement la mort intérieure du héros survivant (« il n’y a pas assez de mort prochaine »)… On comprend l’importance que Jouve attribue au fait que le Concerto de violon d’Alban Berg (« À la mémoire d’un ange ») ait été élaboré dans l’intervalle séparant la perte d’un « être admirable » et la mort même du compositeur. Indépendamment de sa qualité intrinsèque, cette œuvre musicale se développe dans un espace « biographique » qui pour Jouve est celui par excellence de l’art.

Le paysage romanesque de la belle journée se déroulait sur un rythme précipité. Le poème de la belle journée, en revanche, fixe le spectacle d’un temps arrêté. C’est d’abord un nocturne fantastique avec des clairs de lune multipliés ; mais la chaude journée ne succède pas à la nuit : elle la porte en elle-même, « si l’on regarde à l’envers ». Ce sont là des espaces confondus. Un seul et unique paysage, de nature mythique, tournant dans l’espace mental. Détaché du cycle extérieur des nuits et des jours. Quelques éléments nous avaient été livrés dans la rapide description du chapitre 42 de l’histoire : les « grands arbres », le « ciel d’un bleu de céramique », la « route encore rousse », les « orages » qui « roulaient loin », la nuit. Ces éléments ont subi une amplification, une solennisation ; ils ont été surnaturalisés ; ils sont entrés dans un rêve exaspéré où l’objectif et le subjectif n’acceptent plus d’être discriminés. Jouve s’applique à dresser un théâtre fabuleux où le décor lui-même est un phénomène de l’âme développé en figure cosmique. En ce sens, tout est événement, rien n’est décor. « L’été pluvieux », les « rayonnantes rousseurs sous les nuées » sont des mouvements affectifs rendus sensibles, des sentiments matérialisés. Chez Jouve, le paysage et la dramaturgie ne font qu’un.

Or s’il est vrai que le paysage réversible de la première partie du poème se développe dans un temps immobile, il nous donne cependant l’impression de recéler un autrefois immémorial et, semblable en cela à tous les poèmes de La Symphonie à Dieu dont il est le texte liminaire, de porter en lui l’héritage d’un passé autrement lointain que celui de l’histoire. Ce point est important : la poésie de Jouve fait suite à un récit, mais le poème s’ouvre sur des fonds situés avant l’histoire, vers le lieu originel des forces qui ont conduit l’histoire et déterminé la catastrophe. Le poème, échappant au temps précipité où se déroule le conflit des personnages, règne par divination et réflexion sur un espace temporel augmenté. Il a vue sur les commencements de l’être ; il invente un futur d’attente et d’espoir… Il y a donc, dans le poème, une puissance de transfert et de déplacement, une mobilité particulière, capable de reporter les éléments de l’histoire dans un tout autre espace figuré – dans un espace immémorial et archaïque, ou au contraire dans un horizon eschatologique. Il va sans dire que ce déplacement – l’une des opérations fondamentales de la poésie – implique un ample remaniement du sens des images mobilisées : celles-ci, reportées dans une autre atmosphère psychique, s’organisent selon d’autres lois. La liberté que le poème jouvien souhaite manifester implique le déchiffrement, dans les zones troubles de la conscience, de mouvements régis par une tyrannique nécessité. Un circuit se dessine : des images de l’histoire aux images archaïques, des images archaïques à celles que développe la libre invention poétique, maîtresse finale de l’œuvre. Ainsi se concilient, chez Jouve, une fatalité d’origine et une très grande aisance dans l’élaboration – par quoi la liberté de l’art se rattache à la vérité d’une épreuve.

Tant qu’il restait maintenu à l’intérieur du Monde désert, le poème de la belle journée laissait trop bien apercevoir certains déplacements d’images. Le poème doit effacer les traces du cheminement qui a conduit jusqu’à lui. C’est au lecteur qu’il appartient de peupler, à partir du poème, l’espace antécédent, sans y être aidé par les aveux du poète, et surtout sans que s’impose une signification univoque : la « vibrativité » du poème est à ce prix. Or, grâce à la première version du Monde désert, la critique a la chance d’avoir vue sur les moments successifs d’un travail affectif.

L’héroïne du roman, Baladine, n’apparaît pas dans le poème. En revanche, l’élément féminin charnel est présent sous l’aspect des « filles » ; et le thème si important de la chevelure, associé à la figure de Baladine, est devenu le « poil » (vocable ronsardien rajeuni par Jouve) que les filles « font sécher ». L’image féminine a donc été déplacée dans le registre de l’humidité chaude, de l’impureté, du péché. Ce déplacement est lié à l’évocation de la ville écrasée de chaleur : image d’enfer sensuel. La première partie du poème avait orienté notre regard vers le haut, vers les clairs de lune, les nuées et l’azur. Aussitôt après, nous sommes conduits vers un lieu bas. Les mots « encombrée par les chaleurs d’usage » expriment une descente dans la trivialité désespérante.

Tandis que le paysage initial du poème pouvait apparaître comme l’écho transfiguré de la journée amoureuse de Conches (une banlieue alors verdoyante de Genève), la seconde partie du poème escorte le héros dans le désespoir où il s’enferme à Paris. Nous déchiffrons ainsi, dans ce texte, le battement constamment présent chez Jouve entre la fascination de Paris (ville à la fois aimée et maudite) et l’appel des paysages de l’âme, qui se situent dans un territoire de montagnes et de lacs, territoire que définirait une croix dont les branches iraient de Genève à Vienne, de Salzbourg à Florence, et dont le cœur permanent se trouverait dans la haute vallée de l’Inn, sur les lieux où se déroule La Scène capitale.

Dans l’épisode amoureux de l’histoire, nous lisions :

Et dans le poème :

Par contre il n’y a pas assez de mort prochaine :

Cette statue

Qui bouge en remuant lourdement ses seins relevés7.

Singulière répétition. L’idée de « mort prochaine », le désir de mort vient dans le poème à la place exacte où le récit faisait apparaître l’aimée dévêtue. Rien ne montre avec plus d’évidence l’intime affinité d’Éros et de la mort qui n’est pas seulement un thème de la pensée théorique de Jouve, mais une donnée fondamentale de son imagination. Le déplacement que nous venons de surprendre est sans doute d’autant plus révélateur qu’il est inconscient. À un niveau plus conscient, la même affinité d’Éros et de la mort retentit dans : « Que ces filles se préparent à mourir ».

Si, dans le texte, l’héroïne a été supplantée par les images de la statue, des filles et par l’idée de la mort, il faut remarquer aussi l’absence du héros. Personne ici ne dit « je ». Le « moi » est englouti. Cette absence me paraît dépendre étroitement de la fatalité mélancolique qui est la dominante du poème. L’espace est personnifié (« l’espace avec des mains d’azur se presse lui-même ») et cette animation surnaturelle du site semble la contrepartie d’un effacement du poète. C’est le hurlement des « terres frappées », c’est le gémissement de l’espace qui sont les exposants de la douleur subjective. Mais à ce cri « extérieur » succéderont bientôt le soupir et l’invocation (« Ô Dieu ! »). Dès cet instant, quelqu’un parle, un moi se reconstitue à partir de l’angoisse et de l’absence. Le poème dans son ensemble se développe entre l’évocation d’un paysage mythique impersonnel, traversé de présences cosmiques anthropomorphes, et le moment où pointe la voix d’une prière personnelle. Un « déplacement » s’est imposé à travers le poème. Alors que le paysage initial s’élevait dans un temps arrêté, la prière finale, partant de plus bas, met en mouvement un nouveau temps – un temps subjectif orienté vers la mort et mesuré par le seul souffle des mots.

On observera ici que le poème nous propose deux aspects de la mort. Le premier, c’est la mort déjà advenue, l’inexistence qui frappe les « six millions d’habitants » et les « mondes inanimés » ; le second, c’est la mort à venir vers laquelle se porte la prière. À une mort dégradante, liée à la perte d’âme, s’oppose une mort qui serait au contraire salut de l’âme, accession à une vie délivrée. C’est pourquoi le poème peut dénoncer un excès de mort (« trop de mondes inanimés ») et presque aussitôt se plaindre du manque de la mort (« pas assez de mort prochaine »). Il n’est donc pas nécessaire de rappeler l’intrigue du Monde désert ni de penser à la perte de la femme aimée pour constater que l’énergie poétique tend à progresser entre deux morts.

On admire ici la sûreté avec laquelle Jouve exprime poétiquement l’expérience mélancolique. L’immobilisation du temps, les jours et les nuits étalés dans le même espace douloureux, le paroxysme sans rémission, la panique figée, le regard désolé sur une cité où la mort universelle paraît avoir déjà fait son œuvre, l’appétit de finir : il n’est rien ici qui ne corresponde à une très intense anxiété. Nous trouvons, dans ce poème, l’une des plus exacte figure de ce que la psychologie considère comme l’un des caractères fondamentaux de la mélancolie : la discordance du temps extérieur et du temps intérieur. Car c’est bien sur le cadran de la mélancolie que se marque l’heure brève au terme de laquelle « six millions d’habitants » ont cessé de vivre. Une minute de mélancolie est plus longue que plusieurs jours : elle voit s’écouler un temps interminable qui s’ajoute inutilement à ce qu’est déjà une fin du monde. La mélancolie, dans sa forme sévère, est la souffrance continue qui naît du sentiment que tout est frappé de finitude.

Dans l’univers de Baudelaire, la mélancolie exprimait souvent l’opposition du fini et de l’infini par le rapport antithétique de la figure et du fond : figure noire sur fond lumineux, ou figure claire sur fond ténébreux. L’image contrastée possède une signification ontologique des plus fortes. Jouve développe et prolonge les découvertes baudelairiennes qu’il n’a cessé de méditer. Dans le poème que nous lisons, le jeu simultané des contraires habite tout le paysage initial. À la nuit traversée de lueurs lunaires s’oppose la belle journée dont le fond est obscur (« que l’été soit une saison si obscure »). De surcroît, les deux paysages jouent l’un par rapport à l’autre le rôle de fond antinomique. L’image contrastée, mise au service de l’évocation symbolique du paysage intérieur, miroite d’une façon étonnamment subtile. Car Jouve est passé maître dans l’art de mouvoir la conscience au niveau où pour elle « le clair est noir, le noir est clair8 ». Il y parvient par un art de la séquence imagée, qui bouleverse et qui ordonne, qui renverse et qui construit, qui fait descendre les rayons du plus haut azur aux Achérons du désir nocturne.

Or, s’il est vrai que la mélancolie s’exprime dans l’opposition entre la finitude et une puissance captive qui cherche à briser la finitude, c’est bien dans l’image finale du poème que nous en rencontrerons la signature :

La féminité se présente sous le double aspect de l’attrait érotique et de l’alourdissement matériel. La statue nue est une version aggravée de la finitude coupable. Mais, nous l’avons souligné, cette image est apposée au vœu de « mort prochaine ». Ce voisinage singulier, ce contact étroit entre les mots qui appellent la mort et ceux qui évoquent l’attrait amoureux mettent en présence les éléments contradictoires de la forme finie et du refus de toute forme. Nous voyons ainsi travailler à l’intérieur du poème l’appétit de la perte qui avait été à l’œuvre dans l’histoire antécédente. Le poème est l’héritier d’une histoire d’amour et de mort, de rupture et de perte. Mais en poésie, à un autre stade, le même combat, le même besoin de rupture et de perte se renouvelleront. L’image, dans le poème, prend vie à partir de l’histoire consumée ; et l’image à son tour, incarnée dans la belle matière des mots, aspire à être niée, à passer par l’épreuve du feu :

Chère image brûlée

Adieu adieu tu ne me verras plus jamais10

La beauté, née du sacrifice, s’offre à son tour en sacrifice. Ainsi se constitue l’objet spirituel, la « matière céleste », qui est tout ensemble un corps admirable et la négation de tout corps. La poésie, chez Jouve, est la puissance qui invente la forme et, en même temps, elle est la puissance qui s’arrache à la tentation des formes, qui renonce à la possession des objets. Il en va de même quant à la présence physique du poème sur la page : Jouve en assure l’équilibre et la beauté avec une science et un goût typographiques hors de pair ; il ménage des ouvertures sur un au-delà du texte, par le juste dosage des éléments d’absence et de silence : lacunes, ruptures, marges, intervalles. Car son art vit d’insécurité. S’il évoque souvent une ascèse, il se sent toujours lié à la faute qui peut aussi bien ramener l’âme vers les lieux bas. Bref, la mélancolie de la finitude cherche à en sortir par un sursaut qui revêt tour à tour le sens de la transgression pécheresse ou celui de la traversée vers les hauteurs sanctifiées. Fidèle, en ceci encore, à la leçon baudelairienne, la poésie de Jouve maintient vivante la « double postulation ».

Faut-il rappeler les textes mémorables qui affirment que la région la plus haute peut être atteinte à travers l’abîme du péché ? Periissem, nisi periissem. Encore doit-on ajouter que, selon la loi propre de la poésie, le but spirituel ne peut être présent que comme tendance, regret, désir, soif, image, et nullement sous les espèces d’un bien conquis et retenu une fois pour toutes. Dans Le Monde désert, l’échec le plus tragique est réservé au personnage qui, au début du récit, avait tenté de gagner par la voie la plus directe la cime de la montagne et le premier soleil. Le salut, lui non plus, ne peut pas être conquis par l’ascension poétique : il ne peut ni ne doit s’immobiliser dans une forme. Or la poésie reste liée à la forme, alors même qu’elle se dresse contre la finitude formelle. L’artiste oublie, efface et recommence. S’il lui est arrivé d’inscrire la trace d’un parcours spirituel dans ce bel objet qu’est le poème, il n’en doit pas moins accepter de perdre cet objet, comme tous les autres, pour se retrouver dénué, assoiffé, exposé comme au premier jour au « mouvement primitif dangereux ».

La poésie ne garde son souffle que si le poète a le courage d’être un perpétuel relaps. Il doit persister à être l’ouvrier de l’entre-deux, entre la nuit de la condition corporelle et la vision éblouissante de ce qui n’existe qu’en espoir.