Saturne est pour Roger Caillois un très ancien compagnon :
Au lycée j’étais troublé par l’invocation du poète latin :
Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus, Magna virum.
Il me paraissait naturel que la terre fût saluée du titre de mère des moissons. Je n’ignorais pas que l’évocation de Saturne renvoie à l’Âge d’Or. Mais je savais aussi qu’il dévorait ses enfants. Surtout, comme je lisais à l’époque Paracelse, John Dee et toute une littérature de vulgarisation alchimique, dans Saturne je voyais d’abord un astre fatal, maître du plomb et de la mélancolie, en outre cerclé d’anneaux (fixes ou entraînés par sa propre rotation ?) et dont le plus proche de lui portait le nom d’anneau de crêpe1.
Saturne montera au ciel des pierres. Caillois verra la planète maléfique rayonner dans l’un des calcaires de sa collection :
Au-dessus des sillons lumineux, dans un bref canton préservé de la pluie des obliques : un disque lointain, une pastille minuscule que son éclat de plomb écorché fait reconnaître comme l’image du triste Saturne2.
C’est une pierre analogue que Roger Caillois allègue – dans une fiction qui comble les lacunes de l’histoire – comme l’inspiratrice de la Melencolia I de Dürer :
Il contemplait la plaque translucide, derrière laquelle tremblait la flamme de la lampe. Il remarqua aussitôt l’astre noir qui se levait (ou se couchait) avec sa gloire d’asphalte ou de suie. Il songea aussitôt à un univers à rebours, où d’un soleil de jais émaneraient les ténèbres3.
Roger Caillois, qui reconnaît que la perfection des pierres « repose sur l’absence de vie, sur l’immobilité visible de la mort4 », ajoute d’autre part : « En ces miroirs, c’est mon reflet d’il y a bien longtemps que je tente d’apercevoir ». Aussi ne s’étonne-t-on pas qu’il reprenne à son compte les sentiments que son récit attribue à Dürer :
Comme aux ophiolâtres, aux grammatosophistes, comme à Dürer et à Hugo, il m’arrive d’imaginer, mais sans jamais le déclarer atroce, le soleil antérieur d’où se répercutent les ondes des ténèbres essentielles5.
Dans un autre texte6, Caillois compare le « caillou écorné » qu’il contemple aux vanités de la peinture baroque, c’est-à-dire à un genre pictural où la mélancolie trouvait à s’alimenter ou à se projeter sans restriction. Ces peintures sont assez exactement contemporaines de l’expérience (également fictive) que Hofmannsthal, dans une Lettre fameuse, attribue à lord Chandos – expérience à la fois mélancolique et extatique, dont la citation forme une partie des pages conclusives du Fleuve Alphée. Nous savons de surcroît que la citation est un procédé pratiqué à la même époque, et qu’il est lié à un art d’écrire sur qui tombe – notamment chez Robert Burton7 – l’ombre de la mélancolie.
Nulle amertume, nul découragement. La mélancolie des derniers textes de Caillois va de pair avec le bonheur contemplatif, qu’elle contrebalance. Ficin l’eût nommée « mélancolie généreuse », puisque, loin d’être paralysante, elle est compatible avec l’essor lyrique où l’imagination se donne libre cours. Contrairement à la mélancolie romantique, instigatrice d’ironie et de rupture, c’est dans le moment du retour, de la présence retrouvée, alors qu’Alphée ayant traversé la mer redevient source, que le sentiment mélancolique s’épanche chez Roger Caillois, en une prose de velours :
Avec l’encre, avec le jais, avec la suie, avec l’asphalte et le bitume, la nuit me rappelle ses créances. Avec la poussière fine des os calcinés, avec la fumagine des herbes gangrenées, avec la cendre des livres condamnés la nuit me rappelle ma naissance. Je suis fils de la nuit8.
Né de la nuit : on croit entendre ici un écho du Méphistophélès de Goethe : « Je suis, moi, une partie de cette obscurité qui donna naissance à la lumière… » Portant cape et loup de velours, Caillois, tel qu’il apparut dans un film sur le XVe arrondissement, faisait davantage que revêtir la livrée du rôle. Ne sont-elles pas soufflées par la voix de Méphistophélès, ces phrases qui chantent l’éternité des pierres, par-delà les images qu’elles ont inspirées à l’artiste (en l’occurrence Dürer), par-delà même la disparition de l’espèce humaine et de la vie ?
Comme au début, il n’exista qu’un désert de pierres immortelles : parmi elles, je suppose, un nodule d’agate portant dans sa transparence épaisse, comme les meubles d’un vain blason, un soleil inverse et un polyèdre égaré9.
Sous ce regard qui a pris du champ, l’espèce humaine, « tardive », « éphémère », « fourvoyée », n’aura été qu’un bref accident dans une éternité minérale. Simple parenthèse dans une durée infiniment plus vaste. De ce même surplomb, Caillois, dans Le Fleuve Alphée, nomme aussi parenthèse toute l’époque de sa vie où il s’efforça de décrire en termes rigoureux les fêtes, les jeux, les égarements des hommes : « Petit à petit j’en suis même arrivé à tenir la presque totalité de mes recherches et travaux pour une gigantesque parenthèse, que j’ai laissée se refermer sur moi, qui aura duré presque toute ma vie et à laquelle appartiennent presque tous mes livres10. » Désaveu qu’il faut certes mettre au bénéfice d’une conscience plus aiguë et peu indulgente pour ce qu’avaient pu avoir d’excessif les premières ambitions – mais où l’on discerne aussi, malgré la tranquille sérénité du propos, l’autodépréciation sans laquelle le tableau de la mélancolie n’eût pas été complet.
On le sait, le premier mouvement de Roger Caillois fut d’intérêt passionné pour le mystère et pour la « face nocturne de la nature ». Mais ce mouvement (la brève période surréaliste) fut aussitôt suivi d’une volte-face, moins en ce qui concerne l’attrait même de la nuit, jamais renié, que la manière d’y répondre. C’était mieux lui faire honneur, estimait Caillois, que de l’affronter en adversaire, plutôt que d’y surenchérir par de puériles pratiques. Le mystère restait le point de mire, mais d’un regard qui s’armait de tous les pouvoirs de l’intelligence pour ne pas succomber à la fascination. Attitude combative – et même doublement agressive, puisqu’elle s’en prenait à la fois au mystère lui-même, et aux adeptes du « laisser-aller » et des émerveillements faciles. Ce n’est pas l’enfant de Saturne mais celui de Mars, ni la mélancolie mais la colère, qui formulaient dans des pages batailleuses les tâches d’une « orthodoxie » militante. Elles désignaient des adversaires : les démissions de la pensée, mais également le rationalisme étroit, attaché à la vraisemblance plus qu’à la cohérence systématique. Et il était question, dans une allègre impatience, de passer sans tarder à l’offensive, au nom d’un ordre et d’une santé à retrouver. La « totalité de l’être » devait s’y employer. C’était rompre de tous côtés : avec l’état de fait environnant, mais davantage encore avec les révoltés qui se précipitaient vers de nouvelles servitudes. Caillois invitait à une ascèse, à un sacrifice de soi, à un amour de l’aridité, dont la récompense allait être une authentique indépendance. Et il rejetait du côté de la « faiblesse » et de « l’inconsistance » presque toutes les activités proprement littéraires, et d’abord les jeux poétiques du surréalisme. Restait légitime – guidée par le souci de la syntaxe et du système – une lecture rigoureuse des faits sociaux, traités, pour une large part, comme des objets naturels (tandis que, dès ce moment, la nature semblait à Caillois pouvoir offrir, comme dans les fameuses études sur le mimétisme, des modèles anticipateurs des comportements psychologiques et sociaux). Les principes du « structuralisme » des années d’après-guerre étaient déjà clairement exposés dans les premiers ouvrages sociologiques de Caillois, et allaient à nouveau se retrouver dans Les Jeux et les Hommes.
La doctrine ainsi mise en chantier se réclamait de l’« esprit luciférien ». Elle proclamait qu’il était « peu probable qu’un monde qui se présente de toute part comme un univers comporte une hétérogénéité insurmontable entre l’aperçu et les formes de l’aperception11 ». D’autre part, elle invitait à un assèchement du savoir : « À mesure que la connaissance devient plus exigeante et prétend pénétrer davantage son objet, les questions de méthode passent au premier plan, l’organisation du savoir devient plus importante que sa matière même, on s’attache à comprendre jusqu’à la marche de la compréhension. On s’intéresse moins à ce qu’on connaît qu’à la façon dont on connaît et l’effort de connaissance ne tarde pas à prendre ce dernier point pour unique objet. L’aridité est alors atteinte, l’investigation n’a plus d’autre champ que sa propre syntaxe. Le chemin est court, mais n’en a pas moins obligé aux plus coûteux renoncements12. »
À ce moment, le postulat d’un savoir unifiant et d’un univers tout entier réglé par une syntaxe cohérente n’excluait pas, dans l’ordre de la pensée et des attitudes vécues, les oppositions, les conflits, et presque une sorte de manichéisme, où le mal était défini comme « végétation », « luxuriance », « fermentation », molle complaisance, fausse libération, redondances inutiles :
C’est l’époque où j’écrivis sans oser la publier ou la prendre tout à fait à mon compte une maxime certainement exagérée, à peu près la suivante : « Je déteste les miroirs, la génération et les romans : ils peuplent l’univers d’êtres redondants qui nous préoccupent en vain13. »
À la limite, c’est « contre la nature » elle-même que Caillois invitait à « prendre le parti de l’homme » – quand bien même l’homme ne puisse renier ses origines naturelles. En des années où l’on parlait beaucoup, et romantiquement, de révolte, ce « raidissement » lui paraissait la seule « révolte féconde ». En un premier temps, la société (la culture) représente, pour l’homme, la seule chance de gagner la partie contre l’emprise naturelle :
La société de ses semblables l’aide à s’élever au-dessus de ce limon dont il reste, quoi qu’il fasse, la scabreuse descendance14.
Mais les puissances adverses, le limon, la nature, sont partout à l’œuvre, acharnées à reconquérir le terrain perdu et à déplacer en leur faveur la frontière derrière laquelle la pensée lucide recule, se retranche et s’efforce de régner souverainement. À peine Caillois a-t-il affirmé les vertus antinaturelles de la vie sociale qu’il lui faut reconnaître que l’ennemi est dans la place, et que l’appui escompté lui manque :
Une inertie inévitable contraint sans cesse la société à retomber elle aussi au niveau de la nature, et la pousse à en suivre les lois méprisables. La voici à son tour révoltante, et c’est contre elle, maintenant, que l’homme doit mener son combat, travaillant à y instaurer les lois moins triviales qu’il a su concevoir15.
La société globale se trouve ainsi résorbée au sein du limon naturel, et l’esprit qui se veut indemne se voit réduit à la quasi-solitude : il compte ses frères, tente de les rallier en une société partielle – élite ou dernier carré – dont la tâche serait de pratiquer une « sociologie active », analogue à l’action des techniques fondées sur les sciences de la nature :
La société est une seconde nature, et […] il n’est pas hors de la portée de l’homme de la discipliner16.
Rêve que Caillois ne tardera pas à dénoncer, mais qu’il fallait avoir complètement rêvé pour aller jusqu’au bout de l’attitude dualiste. Rêve suffisamment précis pour avoir familiarisé Caillois avec l’« esprit des sectes » – dont il saura décrire, comme du dedans, les stratégies et les mécanismes de séduction. Et l’on n’échappe pas à l’impression que ce rêve de maîtrise active a été alimenté par le fantasme d’un affrontement de forces molles, humides, monstrueusement fécondes (images de féminité dangereuse ?) qui menacent d’engloutir ceux dont elles s’emparent. Le récit, dans Le Fleuve Alphée, de la noyade d’un camarade de jeu « dans un liquide immonde », au milieu des décombres de la guerre, montre de quelles expériences très précoces procède la hantise du « limon » malfaisant17.
Mais si l’élément adverse, le limon, est capable d’envahir la société, d’abord considérée comme une digue capable de le contenir, ne peut-il aussi pousser plus loin encore ses entreprises ? Après tout, l’esprit lui-même est un produit de la nature ; et, en le définissant par l’appétit, en nommant l’homme dressé contre la nature un « animal insatiable », Caillois ne fait rien d’autre que de le montrer livré – plus dévoré que dévorant – à la puissance originelle dont il espérait le détacher et le délivrer. Qu’il est singulier de voir Caillois, dans Le Fleuve Alphée, définir la période de ses livres sociologiques, où il menait combat pour la sécheresse lucide, comme une immersion « dans l’élément flottant des mots et des idées18 » ! Mais, au moment où il écrit Le Fleuve Alphée, Caillois détend les oppositions. S’il n’a pas entièrement renoncé à ce que nous venons de nommer son dualisme, il n’en est plus à opposer l’intelligence, et son feu sec, à l’univers des forces molles et des substances humides : il compare la « percée d’eau vive » de ses livres poétiques (affluents du fleuve Alphée) aux masses confuses de « la mer où l’on ne laboure pas ». En termes d’imagination matérielle (qui certes ici ne sont pas complètement adéquats), nous dirions qu’en acceptant, pour décrire sa vie, la métaphore fluviale, Caillois se réconcilie avec l’eau, dans le temps même où sa passion de l’étincellement aride trouve dans l’univers des pierres un refuge inexpugnable.
En promulguant la primauté de l’extrême lumière, la pensée luciférienne se désolidarise de la vie et de son obscur entêtement. Mais, dans cette dissidence et cette déclaration d’hostilité, l’angélisme de l’intelligence suscite tous les périls : non seulement la plus pure pensée doit consentir à reconnaître sa propre source dans l’exercice d’un cerveau mortel, mais, si elle a l’ambition de reconnaître dans le monde extérieur un ordre analogue à celui qu’elle est capable d’établir à l’intérieur d’elle-même, ni la nuit ni la plus folle imagination ne doivent être détestées ni jugées « méprisables » : elles devraient être annexées et devenir les provinces lointaines où les lois claires continuent d’exercer leur pouvoir. Dès le début, il y eut concurrence, dans les écrits de Caillois, entre un dualisme combatif, fréquemment réveillé par l’indignation, et un monisme pacificateur, de plus en plus assuré de sa légitimité. Si l’humeur agressive (et donc le partage du monde en deux camps) prévalait dans les premiers livres, elle est, malgré tout, loin d’avoir disparu à la fin ; mais elle est souvent retournée contre soi. Caillois, ironiquement, mélancoliquement, livre bataille à son propre passé. Nous l’avons vu, il n’est pas indulgent pour l’époque où, voulant lutter pour la cause du savoir, il jouait le jeu des « sciences humaines qui n’ont de science que le nom », et où il participait à « la croissance déréglée de la cogitation19 », dont le maléfice s’apparente à celui de la luxuriance végétale. Dans la sérénité des derniers textes de Caillois, l’unité ne triomphe pas sans reste : l’écriture universelle ne lui paraît pas exempte de ratés et de ratures ; il faut, partout – dans l’imagination comme dans la nature –, faire la part des vélléités sans avenir :
[La nature] accorde une existence indécise et éphémère, glissante, à d’innombrables bulles qui crèvent à peine formées20.
La solidité (disons même : la minéralisation) est l’aboutissement réussi, où cristallisent le poème et la pierre harmonieuse, par-delà d’innombrables essais fugaces. Si, à la limite, Caillois ose affirmer qu’une même loi s’exprime, au long de l’échelle des êtres, « de la pierre insensible à la mélancolique imagination21 », il est loin de tenir pour équivalents tous les rêves, tous les poèmes, tous les délires. Il en est qui portent en eux-mêmes leur condamnation, par leur inaptitude à durer, à fasciner. Le monisme commande l’acquiescement, mais l’exigence critique, qui ne désarme pas, s’en remet aux critères « naturels » de la permanence, supposés conformes à l’attente esthétique.
Le dualisme et l’exigence unificatrice coexistent dès le début. Mais c’est l’exigence unitaire qui conduira Caillois jusqu’à désavouer ses premiers refus, jusqu’à devenir cet « apostat » qui se réconcilie avec la poésie, et qui se surprend « à douter des vertus de la rigueur autant que de celles de l’errance22 ».
La rigueur, c’était la vertu qui devait armer le regard sociologique, dirigé contre l’errance de l’écriture automatique et des émerveillements de hasard. Si persuadé qu’il fût de la nécessité d’un ordre, Caillois ne porta pas son intérêt de sociologue sur les formes stables du fonctionnement social : il analysa avec prédilection les phénomènes d’interruption ou de renversement – fêtes, jeux, guerres, sectes – qui mettent en péril l’institution, et qui parfois contribuent paradoxalement à la régénérer. D’emblée, dans son intérêt pour le sacré, son attention se dirigea moins sur ce qui fonde l’ordre social que sur ce qui, à certaines dates fixes, le fait s’ouvrir à des forces qui le dépassent. La rigueur et le désir d’ordre semblaient n’avoir rien de plus pressé que de rendre hommage à une certaine fonction du désordre. D’autre part, dès les études sur le mimétisme animal, Caillois s’était trouvé fasciné par les homologies de structures et de comportement qui se manifestaient entre les différents « règnes » de la nature. Et, à ses yeux, la société (la culture) n’était pas si différente de la nature pour refuser d’être interprétée à travers des modèles naturels. L’idée d’une sociobiologie venait spontanément à l’esprit de Caillois. Preuves en soient (parmi tant d’autres) les lignes où la métaphore végétale devient, au sens propre, principe explicatif :
La Société se comporte comme une seconde nature, aussi aveugle, inintelligente et insensible que la première […]. Quand les États rivaux augmentent à qui mieux mieux leurs armements et parviennent au bord de la faillite sans élargir le moins du monde la différence de leurs forces, qui finalement importe seule, on a pensé raisonnablement, devant cette concurrence épuisante et vaine, à l’effort des pins, qui, dans certaines formations, gaspillent une sève précieuse à pousser leurs troncs toujours plus haut, afin que leurs dernières branches couvrent celles du voisin et leur ravissent le soleil. On voit ainsi d’immenses fûts dénudés, dont seules les cimes demeurent vivaces et vertes23.
En opérant ainsi, par voie de similitude morphologique, ce rapprochement entre faits sociaux et faits de nature, la pensée éprise d’unité opère un changement d’échelle : le champ de son exercice n’est plus la société humaine (dans sa déjà si vaste diversité), mais la société dans son contexte de nature, où, de proche en proche, par « récurrences dérobées », les formations non humaines semblent anticiper les inventions des hommes, ou leur donner la réplique. Le sociologue, alors, devient physiologue (au sens où ce terme désigne les penseurs présocratiques, appliqués à énoncer l’ordre universel de la physis). Dès lors, dans une vision élargie à la dimension de l’univers, l’objet particulier qu’est l’homme et la société qu’il forme avec ses semblables s’amenuisent jusqu’à l’insignifiance. Ce que Caillois, faisant l’histoire de ses idées, appellera la « parenthèse sociologique24 » n’est rien d’autre que l’aspect rétrospectif d’une passion pour la lecture « structurale » des faits sociaux qui d’emblée souhaitait s’inscrire dans une cosmologie. Il est de fait que chez lui la cosmologie se montra plus impérieuse et résorba la sociologie, en réduisant l’homme et son histoire à n’être, dans un « univers ramifié », qu’une ramille infime. Le changement d’échelle, qui muait le projet de « sociologie active » en « physiologie contemplative », obligeait à considérer de plus haut, de plus loin, les mésaventures d’une espèce à laquelle s’appliquait désormais une série d’épithètes, toutes dérisoires et dépréciatives : « vaine », « tardive », « épisodique », « éphémère ».
De son point d’observation, d’où il cherche à avoir vue sur un univers fini, « échiquier et roncier », perméable aux sciences diagonales, Caillois ne peut attribuer à la pensée, à l’imagination, que le statut de prolongement d’une invention matérielle, d’un jeu des rythmes et des nombres dont les premières inscriptions sont déjà repérables dans les formations immémoriales de la matière inerte. Sa propre position d’observateur se trouvait ainsi comme prise à revers : l’univers-alphabet, dont le contemplateur voit s’ouvrir devant lui l’espace, se referme aussi bien sur lui, en lui assignant le statut d’un chiffre ou d’un frémissement singulier parmi tous ceux dont est tissé l’ordre du monde. On parlerait d’orphisme, si cet Orphée (ou Amphion, ou « joueur de flûte de Hameln ») n’était ici non véritablement la source, mais lui-même le produit des nombres et des jeux dont il est le déchiffreur. Nombres qui ne procèdent d’aucun fiat divin, nombres féconds de leur seule combinaison, et qui, si l’homme n’est que le prolongement ou l’écho d’une énergie impersonnelle, lui dérobent jusqu’à sa précaire identité. La raison se reconnaît ainsi dans son objet, mais loin d’en tirer la conséquence idéaliste qui fait du monde un organisme spirituel, Caillois (proche en cela de Diderot, de Boulanger) en tire la conséquence matérialiste, qui fait de la pensée un cas heureux (mais périlleux) de l’organisation moléculaire. D’autres « structuralistes » ont parlé de la mort de l’homme. Que dire d’une aventure intellectuelle où, après avoir rêvé de maîtriser la nature sociale, l’intelligence se perçoit comme parcelle infime d’un système ordonné dont elle subit la loi anonyme à l’instant même où elle croit en tenir la clé ? Et s’étonnera-t-on que Saturne, en son ascendant, brille alors de tous ses feux obscurs ? Une fois toutes les diagonales parcourues et toutes choses comprises en leur principe, l’esprit demeure vacant. Délogé de sa position supérieure, il se retrouve captif dans « la continuité latente du tissu du monde25 ».
Mais de cette omniscience, de cet épuisement du savoir, Caillois n’a jamais développé – en rêvant sur les pierres, ou les mythes, ou la dissymétrie – qu’un admirable équivalent métaphorique.
Il avait notifié avec éclat, à André Breton, son parti pris de savoir, contre le parti pris adverse du lyrisme. Et le savoir, la cohérence, la systématisation rigoureuse paraissaient ouvrir l’accès à « un merveilleux qui ne craint pas la connaissance26 ». Contre l’illusion de pouvoir accéder aux secrets du monde par une magie « occulte », inspirée par un corps de doctrine datant de l’ère préscientifique (astrologie, alchimie), Caillois choisissait résolument la science contemporaine, dans l’avancée où celle-ci reformulait sans relâche son propre langage. Mais il ne renonçait pas pour autant à l’idée d’une généralisation où l’univers, avec ses formations aléatoires et ses retours réguliers, se fût manifesté, derrière les apparences, comme une vaste table de jeu ou comme un « tableau périodique ». Cette généralisation n’était possible qu’en extrapolant, par l’imagination, les données que la rigueur scientifique obligeait à tenir confinées dans le champ clos de chacune des disciplines spécifiques qui les avait mises en lumière. Caillois, sur un point capital, restait rebelle à l’injonction de l’esprit scientifique qui demande de renoncer à l’ambition de la totalité. Comme l’a rappelé Bachelard, l’ascèse première par quoi se définit l’esprit scientifique moderne consiste à « s’instruire sur des systèmes isolés ». Pour qui ne consent pas à ce sacrifice, la seule ressource consiste à choisir la voie esthétique, le chemin des images, qui développent la figure du tout sans autre garantie que la puissance séductrice de la métaphore. Écoutons encore Caillois :
Substances et songes empruntent des itinéraires distants, mais analogues. En ce sens, j’affirme qu’il y a continuité entre la matière et l’imagination. Je hasarde qu’une même innervation parcourt le champ unitaire et impose en ses extrémités lointaines, si dissemblables que tout paraît les opposer, des cheminements, des normes sinon identiques, du moins cohérentes et solidaires, homogènes27.
Le pari théorique, la conjecture systématique, tout en ouvrant la perspective d’une science possible, s’accompagnent d’une effervescence dont le résultat est immédiatement poésie-prose qui fait scintiller les mots, pour dire ce qui, dans un avenir peut-être proche, devrait être confirmé par le langage des équations. Le savoir généralisé, tel que le souhaitait Caillois, ne pouvait s’énoncer que sous l’aspect d’une anticipation lyrique, extrapolant audacieusement à partir de l’acquis scientifique. Faute de pouvoir d’ores et déjà formuler dans tous ses détails une « logique de l’imaginaire » prolongeant la logique de l’organisation matérielle, pourquoi ne pas donner l’essor à l’imagination d’une logique ?
Ainsi, après avoir rompu avec la poésie, Caillois la retrouve, non par un retour en arrière, mais au bout du chemin par lequel il avait cru s’en éloigner. En voici les aveux complets :
Il est infiniment plus malaisé et plus rare de découvrir, de calculer un alphabet que de composer ou de laisser de soi jaillir un cri, un aveu, une brève splendeur, je veux dire : un poème. J’ai cherché, je cherche dans le monde, qui est limité pour un dieu, mais inépuisable pour un mortel, l’élémentaire, le chiffre, plus précisément l’alphabet. C’est démarche vaine. Trop fortuné encore si, au cours d’une quête qui toujours l’a refusé, il m’arrivait de buter contre le poème28.
Est-ce l’aveu d’une déception ? C’est aussi bien l’aveu d’une réconciliation avec un adversaire que la volonté inquisitoriale de Caillois n’avait cessé de voir se dresser devant elle, parce qu’il renaissait en raison même de la fascination qu’il exerçait. Créatures de la nuit, monstres, rêves : Caillois leur prêtait des forces alors même qu’il cherchait à en percer le secret ; les pierres paysagées ou blasonnées, les masques qu’il avait amoureusement rassemblés dans sa demeure, malgré le travail d’élucidation qui les avait dépouillés d’un mystère trop simple, restaient les émissaires d’un univers, seulement entrevu, de poésie exacte. Une fois accompli l’effort pour « dénuder » définitivement ce qui se dissimulait – effort dont le succès, toujours différé, eût instauré le règne aride du concept –, il reste à accepter avec sérénité l’apparence du monde, le masque sous lequel il n’a pas été donné de rencontrer quelque chose qui fût plus vrai :
La chute des apparences ne me paraît plus essentielle, c’est plutôt l’inverse puisque décrivant les pierres, je m’applique presque exclusivement à en traduire avec exactitude les seules apparences, à en procurer une manière de calque verbal29.
La poésie n’est désormais plus frappée d’interdit. Une eau tardive, une sève lyrique monte dans les derniers textes de Caillois. Cet épanouissement, toutefois, ne va pas sans contrepartie : « Je ne me suis réconcilié avec l’écriture qu’au moment où j’ai commencé à écrire avec la conscience que je le faisais de toute façon en pure perte30. » Saturne, encore une fois, impose son influence. L’impossibilité du savoir absolu autorise le poème, et du même coup l’emplit de mélancolie puisque celui-ci doit sa naissance au recul de la lumière espérée. Le poème est le résidu nocturne de l’aventure luciférienne, la trace de la chute de l’ange qui aurait dû apporter la clarté.