« Un éclat sans fin pour mon amour »

On voit naître la théorie de la mélancolie au moment où les philosophes et les médecins s’avisent d’expliquer la peur, la tristesse, les désordres de l’esprit, par une cause naturelle qui puisse évincer toute interprétation mythique. Ce ne sont pas les dieux, ni les démons, ni la mystérieuse Nuit qui troublent la raison des hommes ; ils sont en proie à une substance qui s’accumule en excès dans leur corps, et dont les effets, comparables à ceux d’un sombre vin, ne sont pas plus mystérieux que l’ivresse.

La mythologie de la Nuit ne se laisse pas aisément oublier : la bile noire dont parlent les premiers « physiologistes » est un mythe substantiel qui prend le relais des mythes personnels. Un contenu irrationnel s’attarde dans l’apparente simplicité de la théorie des quatre humeurs1. Par surcroît, la bile noire n’a pas la belle évidence concrète du sang, du flegme et de la bile jaune. Même si les anciens ont cru la reconnaître dans les évacuations et les vomissements noirâtres de sang digéré, son existence est plus rêvée qu’observée : ses qualités physiques et ses pouvoirs moraux sont un postulat de l’imagination, qui transpose dans la matière les attributs des divinités hostiles. Ce n’est plus l’Érinye nocturne, mais c’est toujours la noirceur ; ce n’est plus le Dieu, mais c’est toujours l’irrésistible ; ce n’est plus l’étreinte paralysante du démon, mais c’est la lente glu, le goudron visqueux et froid qui, envahissant tous les réseaux de l’organisme, obstrue le cours des esprits vitaux. À la possession surnaturelle succède un investissement matériel par le dedans ; à la possession divine, un parasitisme humoral : quelque chose, en nous, se tourne contre nous. Aussi l’expulsion par l’exorcisme devra-t-elle être supplantée par les méthodes prosaïques de la purgation. On ne chasse pas une matière comme on chasse un démon. Mais tandis que le sang, le flegme et la bile jaune s’épanchent visiblement et s’évacuent sans trop de difficulté, la bile noire, humeur captive et morose, ne trouve guère d’issue. Elle a son siège dans la rate, mais n’a pas d’émonctoire par où elle puisse s’extérioriser. Elle est l’image d’une intériorité contrainte, inaccessible aux drogues ordinaires : seuls des irritants dangereux, comme l’ellébore, peuvent l’atteindre et la mettre en mouvement, à moins qu’on ne cherche à l’adoucir et à la fluidifier par les « délayants »…

L’imagination qui invente cette humeur noire en fait un Styx intime, une « eau forte » dont l’agressivité s’exprime par les effets néfastes qu’à l’état de vapeurs elle est déjà capable d’exercer. Ses seules exhalaisons colorent d’obscurité nos idées et notre paysage. Le verre fumé est derrière l’œil. Nous reconnaissons aisément, dans la bile noire, l’étang « stymphalisé », l’eau mêlée de « ténèbres substantielles » dont parle Gaston Bachelard : « Cette stymphalisation n’est pas, croyons-nous, une vaine métaphore. Elle correspond à un trait particulier de l’imagination mélancolique… On doit reconnaître que ces impressions nocturnes ont une manière propre de s’assembler, de proliférer, de s’aggraver… L’eau mêlée de nuit est un remords ancien qui ne veut pas dormir2. »

Quand les médecins interpréteront le délire par l’effervescence de la bile noire, ils auront beau vouloir demeurer dans le domaine des causes naturelles : ils seront entraînés à leur insu dans les zones troubles du mythe, et le souvenir des fantasmagories nocturnes viendra contaminer le raisonnement qui se veut imperturbé. Les querelles du XVIe siècle sur la possession démoniaque sont instructives ; c’est déjà une hardiesse de suggérer, comme le fait Jean Wier, que certaines sorcières pourraient n’être que de pauvres vieilles, troublées par la mélancolie, et qui n’ont rencontré le diable que dans leur imagination malade. L’époque veut croire aux démons, et Jean Wier lui-même n’ose pas nier leur existence. Bien plus, en expliquant les conduites suspectes par les effets de la mélancolie, on ne se prive nullement de la possibilité d’y voir aussi une possession démoniaque. Une gradation parfois difficile à reconnaître nous fait passer de la mélancolie simple à la mélancolie compliquée de possession. Car les théologiens, depuis Origène, ont admis que la mélancolie prédispose aux entreprises du diable : Melancholia balneum diaboli. Les noires fumées de l’atrabile sont un agréable séjour pour le Malin. Il s’y insinue et s’y dissimule, sans que nous puissions résister. Noirceur pour noirceur, l’incognito est préservé. Plus que par nos voluptés, l’enfer a barre sur nous par le découragement mélancolique : ce sont ses avant-postes. La légende de Faust nous le fait bien voir. Pour un homme du XVIe siècle, l’empire de la mélancolie est celui du génie, en un sens qui inclut tout ensemble la puissance créatrice et les prestiges diaboliques. Campanella, peu enclin à partager les idées de Marsile Ficin sur le bon usage de la mélancolie et des influences saturniennes, estime que le danger passe de loin les avantages hypothétiques qu’en pourraient attendre les travaux de l’esprit. N’est-il pas vrai que les humeurs mélancoliques sont aisément transformées en démons : atti ad indemoniarsi ? Pour l’atrabile, s’enflammer c’est littéralement s’endiabler. Il faut une flamme surnaturelle pour la calciner et la faire passer à l’état « aduste », où le mal et la noirceur se trouvent à l’état de suprême concentration.

Avant que Milton ne pare Satan des séductions de la mélancolie, on a fait du mélancolique une proie favorite de Satan. Et la substance noire que les médecins comparaient au bitume brillant extrait de la mer Morte devient le miroir où apparaît un visage ennemi : la plus obscure de nos humeurs ne se laisse pas réduire à l’impersonnalité de la matière. Sa noirceur est consubstantielle à celle de l’ange qui s’est révolté contre la lumière divine. Mais, de même que l’ange déchu brandit un feu clandestin, la mélancolie brille en surface d’un éclat qui rivalise désespérément avec la gaîté du jour.

On ne s’étonnera pas qu’à l’époque de l’allégorie la mélancolie ait été la seule, parmi les quatre humeurs, à devenir une personne fictive. Le sang, la bile, le flegme sont trop irrévocablement matériels pour se prêter à la métamorphose : on ne peut les figurer qu’indirectement, en remontant à Mars, à Jupiter ou à la Lune. Pour la mélancolie, tout se passe comme si elle n’avait jamais cessé d’être une figure féminine à la face sombre. Elle rejoint la troupe des tristes compagnons du Cœur, et donne la main à Soucy, Jalousie, et Vieillesse… Charles d’Orléans3 parlemente avec Merencolie, ou la chasse, ou essaie de l’amadouer. C’est une visiteuse importune, une trouble-fête, que l’on connaît de vieille date. Elle s’est imposée sans crier gare. Le poète tente de lui donner des ordres :

Allez vous musser maintenant

Ennuyeuse Merencolie

Regardez la saison jolie

Qui par tout va vous reboutant

Mon huy ne vous ouvreray mie4.

Mais la Merencolie n’obéit pas à l’injonction. Celui qu’elle a saisi, elle ne le lâchera plus. Elle tient bon :

Merencolye suis et doy,

En tous faiz, tenir l’un des boutz5.

Elle a le pouvoir d’enchaîner et de lier ; c’est une geôlière :

Ci pris, ci mis,

Trop fort me lie

Merencolie,

De pis en pis6.

Le destin du poète est de revivre au sens figuré une captivité qu’il a si bien connue au sens propre. Sa prison se transforme parfois en un cloître, et sa tristesse prend l’allure d’une vague dévotion : il se dit « chartreux de merencolye ». Mais l’image de l’école apparaît aussi, et la geôlière se mue en maîtresse d’études. Images vicariantes, qui disent toutes l’ennui, la dépendance, la soumission forcée à la règle :

Ici, la mélancolie n’est plus l’intruse que l’on expulse : elle retient sa victime dans l’espace étroit où elle l’a reclue. Le poète n’a plus de royaume qui lui appartienne : il est retenu prisonnier dans les oubliettes de la mélancolie.

Toute allégorie instaure, délimite et qualifie un lieu, un espace : en donnant aux passions une figure personnelle, en les extériorisant, en leur attribuant les apparences d’un mouvement autonome, on est bien obligé de leur offrir un territoire où se mouvoir, un terrain de lutte, des prairies, des clôtures, des donjons. Les unes se meuvent dans l’espace ouvert, les autres gardent des guichets ; certaines sont prisonnières, tandis que d’autres sont forcloses. Entre l’image du voyage (ou de la navigation), celle de l’attente devant l’obstacle et celle de l’épreuve décisive, un destin est mis en jeu, où l’unité du moi paraît se décomposer en une multiplicité d’acteurs qui mènent leur jeu à part. La conscience allégorisée est une conscience dépossédée de sa liberté propre ; elle n’est plus guère que le théâtre où s’agitent diverses figures qui poursuivent leur lutte ou leur quête. Ce théâtre n’est pas un lieu neutre ; il a sa configuration symbolique ; si le moi abandonne aux figures allégoriques une liberté et une initiative qu’il n’assume plus, il devient lui-même un site, il est le paysage sensible où l’événement se déroule ; ce qui n’empêche qu’il ne devienne un personnage supplémentaire, un je sans nom et sans visage, que les figures allégoriques entraînent dans leur ronde, où il sera cajolé ou martyrisé. C’est pourquoi il n’est pas indifférent que Merencolye soit tantôt la visiteuse inopinée venue du dehors, tantôt la maîtresse d’un sinistre dedans où le poète est enchaîné. L’allégorie sera tour à tour, la flèche qui nous atteint en forçant notre refuge, ou la geôle qui nous emprisonne. Quand la mélancolie frappe au-dehors, ma maison ne me protège pas, et la porte s’ouvre. Quand la mélancolie s’enferme avec moi, les murs se resserrent et les portes sont à jamais verrouillées. Si formelle et si traditionnelle que soit l’expression allégorique, elle exprime deux aspects de l’impuissance mélancolique d’une façon qui n’est pas sans ressembler à ce qu’en disent aujourd’hui les phénoménologues.

Parfois les images personnifiées s’effacent, et l’allégorie se réduit aux images d’espace. Mais c’est un espace animé, traversé par la substance fluide et froide du vent. Quand Charles d’Orléans parle du Vent de Merencolye, il n’a pas perdu le souvenir de la métamorphose allégorique par laquelle l’humeur noire est devenue figure féminine (qui se dénomme aussi Mère Ancolie), mais une métamorphose seconde a transformé cette figure féminine en une puissance naturelle, glaciale, sèche, véhémente, porteuse de douleurs, annonçant toutes les humiliations de la vieillesse. Le vent est un corps symbolique suffisamment expressif pour représenter et supplanter tout ensemble la personne allégorique et la réalité littérale. Nous retrouvons d’ailleurs en lui une agression venue du dehors, une force errante et vagabonde, qui dépouille les bois et gèle les cœurs. Vagabondage interminable, car l’une des caractéristiques les plus constantes de Merencolye, c’est de persévérer obstinément, sans jamais laisser entrevoir la fin de sa présence :

N’allons pas croire que les situations de l’emprisonnement et du vagabondage soient inconciliables. Il y a longtemps qu’entre ces contraires l’imagination a su trouver la synthèse. Une prison où l’on erre, une réclusion vagabonde : c’est le labyrinthe. De sa voix mesurée, plus émouvante que tant d’effusions, Charles d’Orléans nous l’apprend :

La forme même du rondeau – petit labyrinthe de paroles – exprime à merveille la démarche sinueuse du vagabondage enfermé, la poursuite condamnée aux retours forcés qui font que l’on se retrouve à la fin exactement où l’on avait commencé. Immobilité sous les apparences du mouvement réglé ; développement musical sous les apparences de la répétition. Rien, semble-t-il, n’a progressé, mais un poème mélancolique est né.

Errance incertaine ; emprisonnement ou claustration : c’est le sort que toute une tradition astrologique réservait au mélancolique, à celui dont la naissance avait été marquée par l’influx de Saturne. Est-ce un hasard si les images allégoriques dans lesquelles Charles d’Orléans se plaît à figurer la mélancolie se retrouvent à peu près telles quelles dans les dessins et les planches gravées où les artistes représentaient le sort des enfants de Saturne ? On y voit des chartreux, des prisonniers, des écoliers paresseux, des personnages affalés ou immobilisés par la lourde rêverie ; on y rencontre aussi des pèlerins, des mendiants, des vagabonds fourbus qui ne sont pas au bout de leur chemin. Dans le grand défilé des tempéraments, le domaine de la mélancolie est toujours celui des contraires surprenants ; on voit se côtoyer le géomètre, perdu dans sa contemplation, et le tanneur malodorant, l’ermite et l’avare, le navigateur et le pendu.

À ces destins, à ces situations, à ces professions mélancoliques, nous pouvons assigner le caractère commun d’une relation malheureuse avec l’espace : dans le resserrement de la captivité, dans l’errance désorientée, la conscience n’est pas conciliée avec le lieu qu’elle occupe. Sans logis ou mal logée, réduite à la cellule exiguë ou à l’espace sans bornes, elle ne peut connaître le rapport harmonieux du dedans et du dehors qui définit la vie habitable. La conscience se trouve enfermée sans espoir d’issue, ou ballottée sans espoir d’accueil ; liée à une peine interminable, qui ne peut s’apaiser ni par la patience sédentaire ni par la fuite, s’il est vrai que dans cette fuite sans direction tous les lieux s’équivalent.

L’ennui appelle le chant et la poésie. Du moins c’est ce qu’affirme Joachim du Bellay, qui, pour définir son propre regret, évoque successivement diverses figures que nous avons déjà toutes rencontrées dans la cohorte des enfants de Saturne :

Si Du Bellay nous dit que le chant a pour effet d’enchanter ses ennuis, il ne nous dit pas, en revanche, pourquoi le chant prend naissance. Mais, en évoquant l’exemple de tant de chanteurs malheureux, il nous livre (peut-être à son insu) un secret qui nous permet de mieux comprendre les liens, si souvent ressentis, si mal expliqués, qui unissent à la mélancolie les pouvoirs du chant. Si la mélancolie appelle le chant, ce n’est pas qu’elle soit elle-même créatrice : elle établit le manque (le défaut d’espace ou l’espace sans « orient ») dont la parole mélodieuse devient à la fois la compensation symbolique et la traduction sensible, abolissant le sens des mots dans l’apparent non-sens de la « phrase » musicale, organisant un espace propre qui, pour la conscience prisonnière, est la promesse d’une ouverture, et, pour la conscience errante, conquête rythmée d’un horizon demeuré jusqu’alors amorphe et irrespirable.

Pour Charles d’Orléans, la mélancolie se fait entendre dans la plainte confuse du vent ; c’est une rumeur aigre et hostile contre laquelle il faut se défendre :

Mais Charles d’Orléans connaît aussi le lien très intime de la mélancolie et de la poésie. Il le retrace dans une succession d’images qui n’aboutissent pas au chant, mais à l’écriture et à l’encre où le poète trempera sa plume :

L’allégorie a rarement uni avec tant de justesse et de délicatesse les personnes, les substances et les images d’espace. Ce poème nous propose une rêverie où le gracieux ballet des figures conventionnelles et distantes s’est développé en une succession de symboles auxquels le poète participe plus intimement qu’à l’accoutumée. Un étrange contenu vécu et imaginé vient habiter ces formes que la poétique de l’allégorie a commencé par réduire en profils extérieurs. Ici, pour la première fois peut-être dans la littérature d’Occident, la mélancolie se trouve expressément liée à l’image de la profondeur. Ce qui dans les autres poèmes était durée interminable, errance enfermée, devient maintenant ce puits dont le fond ne se laisse pas atteindre. Que l’eau d’espoir doive y sourdre, voilà qui peut paraître singulier. L’espoir est ce qui jaillit dans la profondeur : toute source est la figure d’un espoir. Or, pour l’auteur de ce poème, la profondeur a été préalablement définie par la mélancolie (et la mélancolie par la profondeur). Il est donc inévitable que pour apaiser sa « soif de confort » le poète se penche sur le « puis parfont » de sa mélancolie. Le voici, comme en tant d’autres occasions, exposé à mourir de soif auprès de la fontaine ; l’eau tarit. La mélancolie trouve ainsi une nouvelle définition dans le tarissement de la gorgée désaltérante que la soif réclamait. Il n’y a de bonheur (de « confort ») dans l’instant présent que s’il est abreuvé d’espoir : privé de cette fluide anticipation du futur, notre présent s’appauvrit et devient angoisse. Dans un ouvrage, Ludwig Binswanger13 développe cette hypothèse : la mélancolie doit être comprise, dans son essence, comme une modification intervenant dans la structure de l’objectivité temporelle. Incapable d’effectuer l’acte « protensif » qui le lie à un futur, le mélancolique voit s’effondrer le fondement même de son présent. Ce que décrit l’analyse phénoménologique de Binswanger, la sagesse d’un grand poète du XVe siècle le figurait et l’exprimait par le tarissement de l’eau d’espoir.

La deuxième strophe y ajoute les images de l’assombrissement et du noircissement. Malgré les apparences, les images de l’eau tarie et de l’eau obscurcie ne sont pas incompatibles. Au-delà ou en deçà du raisonnement logique, ce sont des images proches parentes. Une eau noire et lourde, une eau plombée est impropre à étancher la soif : c’est une teinture, un colorant qui attaque et pénètre tout ce qu’on y trempe. Cette nouvelle métamorphose allégorique ramène sous nos yeux un équivalent concret de la bile noire, dont Charles d’Orléans avait d’abord transposé les qualités sous forme de figures personnifiées ou spatialisées. Jusqu’ici, les images de ce rondeau s’étaient développées dans l’ordre de l’espace (le « puis parfont ») et les figures d’espace avaient appelé leur complément substantiel le plus naturel (l’eau) : mais l’eau profonde est une eau sombre, le mariage paradoxal de la distance souterraine et de la substance aqueuse donne, pour l’imagination, une encre chargée de nuit, une eau-forte qui ne cesse d’éroder le puits où elle s’est formée. Charles d’Orléans semble avoir retrouvé, dans ce poème, la rêverie créatrice qui fit autrefois inventer la théorie de la mélancolie. Les grands thèmes de la « dépression » sont des expériences que la conscience effectue et développe immédiatement en un langage matériel, dans les registres de la substance et de la couleur : le monde devient opaque, lourd et lent, les couleurs se détrempent et s’effacent, tout se charge de suie.

Par l’alchimie de la mélancolie, l’eau d’espoir, en perdant sa translucidité, est devenue « ancre d’estudie ». L’analogie sera formulée encore plus d’une fois. Sans parler de l’encrier qui figure parmi les instruments dispersés de la Melencolia I de Dürer, signalons que Campanella, parlant des méfaits de l’atrabile, l’appelle quell’ inchiostro. Et Quevedo, évoquant sa malchance, joue sur la même image : « Les astres… me laissèrent une telle infortune qu’elle pourrait servir d’encre tant elle est noire14. » Dans le bestiaire légendaire, la seiche sécrète l’encre et le désespoir, confondus en une même noirceur : Nietzsche, de son propre aveu, y a trempé la plume pour écrire Par-delà le bien et le mal…

L’eau sombre se mue en matériau d’écriture : un déplacement métaphorique nous conduit dans le domaine de l’application studieuse. Charles d’Orléans s’était déjà présenté comme « escollier de Merencolye » : poète par faute de Plaisance, il s’est soumis de mauvais gré à la règle et à l’ordre de l’étude15. Écrire, c’est former sur la page blanche des signes qui ne deviennent lisibles que parce qu’ils sont de l’espoir assombri, c’est monnayer l’absence d’avenir en une multiplicité de vocables distincts, c’est transformer l’impossibilité de vivre en possibilité de dire… Mais cette possibilité est à peine entrevue que la voici brutalement interrompue : « Fortune vient mon pappier dessirer. » L’œuvre ne s’achève pas : une puissance hostile vient la mutiler. Le poème est mis en pièces. Quand l’espoir a viré au noir, quand plus rien ne nous porte vers le futur, la réalité présente se disloque, ses éléments ne possédant plus le pouvoir de tenir ensemble. Le rondeau commençait par l’image d’une eau que l’on fait monter du puits ; il s’achève dans le mouvement inverse qui fait choir la page déchirée.

L’on remarquera sans doute que Charles d’Orléans réussit exquisement ce poème qui décrit l’échec de l’écriture. Pour décrire la stérilité mélancolique, il s’est élevé hors du règne délétère de la mélancolie : un surcroît mystérieux de pouvoir est intervenu, qui permet au poète de parler pour dire qu’il est réduit au silence. Nous le voyons ainsi prendre sa place dans la lignée de ceux qui savent chanter fortement la faiblesse. Une main sûre conduit à la perfection ce poème qui exprime l’imperfection de la poésie mélancolique, et l’impuissance d’écrire est surmontée dans l’œuvre même qui la déclare. Serait-elle écrite d’une autre encre ? Ou bien l’encre de la mélancolie, à force d’opacité et de ténèbres, en vient-elle à conquérir un merveilleux pouvoir de miroitement et de scintillement ? Le fond ténébreux comporte la chance de l’éclat, si on lui superpose une matière lisse. Shakespeare le devine, en évoquant le miracle d’un amour qui resplendit, sauvé des ravages universels du Temps, dans l’encre noire du poème :

Mais, dans cette ultime transformation métaphorique, la mélancolie devenue encre devient enfin le tain grâce auquel l’image rayonne. L’obscurité la plus dense oppose à la lumière une surface d’où elle rejaillit, luciférienne, comme d’une seconde source.

1.

. Voir Histoire du traitement de la mélancolie, ici, p. 22.

4.

Ibid., rondel CCLXXIII, p. 393.

5.

Ibid., rondel XCVIII, p. 301.

6.

Ibid., rondel LXX, p. 286.

7.

Ibid., ballade CXVII, p. 205-206. Dans un ordre différent dans l’édition signalée.

8.

Ibid., rondel CCXXIX, p. 369.

9.

Ibid., rondel CCLXXX, p. 396.

10.

. Joachim du Bellay, Les Regrets, Paris, 1558, in Œuvres poétiques, 6 vol., éd. par H. Chamard, vol. II (1910), Paris, 1908-1931.

12.

Ibid., chanson LXXXVII, p. 240.

13.

. Voir ici, p. 178.

14.

. Francisco de Quevedo, « Parióme adrede mi madre », huitième quatrain.