À la fin d’une période où j’ai été interne (1957-1958) à l’Hôpital psychiatrique universitaire de Cery, près de Lausanne, il m’a semblé opportun de jeter un regard sur l’histoire millénaire de la mélancolie et de ses traitements. L’ère des nouvelles thérapeutiques médicamenteuses venait de s’ouvrir. Le but de cet écrit, destiné à des médecins, était de les inviter à prendre en considération la longue durée dans laquelle s’inscrivait leur activité.
Après une licence ès lettres classiques à l’université de Genève, j’avais entrepris en 1942 des études conduisant au diplôme de médecine. Des fonctions d’assistant de littérature française à la faculté des lettres de Genève ont cependant toujours maintenu le lien avec le domaine littéraire. Un projet de thèse sur les ennemis des masques (Montaigne, La Rochefoucauld, Rousseau et Stendhal) se profilait tandis que j’apprenais à ausculter, percuter, radioscoper. Les études médicales achevées en 1948, je fus pendant cinq ans interne à la Clinique de thérapeutique de l’hôpital cantonal universitaire de Genève.
La double activité médicale et littéraire se prolongea au cours des années 1953-1956 à l’université Johns Hopkins de Baltimore. Mais cette fois la tâche principale fut l’enseignement de la littérature française (Montaigne, Corneille, Racine) que doubla néanmoins une présence régulière aux grandes visites et aux confrontations clinico-pathologiques du Johns Hopkins Hospital. J’ai bénéficié des ressources de l’Institut d’histoire de la médecine où enseignaient Alexandre Koyré, Ludwig Edelstein, Owsei Temkin. J’eus l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises le neurologue Kurt Goldstein, dont les travaux avaient tant compté pour Maurice Merleau-Ponty. Dans la faculté des « Humanities », j’ai eu des échanges quotidiens avec Georges Poulet et Leo Spitzer.
De ce séjour à Baltimore résulta une thèse de littérature française soutenue à l’université de Genève sous le titre Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle (Paris, Plon, 1957, puis Gallimard, 1970). La première ébauche d’une étude sur Montaigne ne prit sa forme complète que dans une publication plus tardive (Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1982).
Je relate ces diverses étapes de mes jeunes années pour dissiper un malentendu. Je suis souvent considéré comme un médecin défroqué, passé à la critique et à l’histoire littéraires. À la vérité, mes travaux furent entremêlés. L’enseignement d’histoire des idées qui me fut confié à Genève en 1958 s’est poursuivi de façon ininterrompue sur des sujets qui touchaient à l’histoire de la littérature, de la philosophie et de la médecine, plus particulièrement de la psychopathologie.
De mon intérêt pour l’histoire de la mélancolie résulta un premier exposé narratif, presque un récit qui demeure en suspens à la date fatidique de 1900.
J’ai choisi d’ouvrir le présent volume en rendant publique cette première étude, qui a longtemps « circulé sous le manteau ». Elle avait été imprimée en 1960, hors commerce, dans la série des Acta psychosomatica publiée à Bâle par les laboratoires Geigy. Cette Histoire du traitement de la mélancolie était une thèse déposée en 1959 à la faculté de médecine de l’université de Lausanne.
Dès son projet initial, mon travail ne devait pas couvrir les innovations survenues ou codifiées après 1900 dans le traitement des syndromes dépressifs. Les responsables des laboratoires Geigy souhaitaient que la relève soit prise, pour le XXe siècle, par Roland Kuhn (1912-2005), médecin-chef de l’hôpital psychiatrique cantonal de Münsterlingen (Thurgovie). Son expérience de clinicien dépassait de loin la mienne. Il avait été le premier à mener la recherche sur les propriétés pharmacologiques d’une substance tricyclique, l’imipramine (Tofranil), qui a fait date dans l’histoire du traitement médicamenteux de la dépression mélancolique. J’ignore les raisons pour lesquelles ce projet n’a pu aboutir. Roland Kuhn, attentif aux innovations pharmacologiques, ne désirait pas renoncer aux approches philosophiques ou « existentielles » de la maladie mentale. Lié à Ludwig Binswanger et à sa Daseinsanalyse, proche plus tard de Henri Maldiney, il souhaitait que la pratique psychiatrique ne perde pas de vue les contenus de l’expérience vécue. L’un de mes travaux atteste l’intérêt que j’ai porté aux recherches de Roland Kuhn. C’est un article, paru d’abord dans Critique (nº 135-136, 1958), puis repris sous le titre « L’imagination projective » dans La Relation critique. Il concerne notamment l’ouvrage de Kuhn intitulé Phénoménologie du masque à travers le test de Rorschach publié en 1957 avec une préface de Gaston Bachelard1.
J’ai mis fin à toute activité médicale en 1958. Il ne m’a donc plus été possible de porter un jugement de première main sur les résultats des plus récents traitements antidépressifs. Une part de mon enseignement à l’université de Genève resta néanmoins consacrée à des sujets relatifs à l’histoire médicale.
Durant plus d’un demi-siècle plusieurs thèmes ou motifs liés à la mélancolie ont pu orienter mes écrits. Dans sa forme actuelle, grâce au travail dans l’amitié avec Maurice Olender, ce livre, né en 1960, a pu s’approcher d’un gai savoir de la mélancolie.
Jean Starobinski, Genève, mai 2012.
Je remercie Fernando Vidal qui a tant contribué à la constitution de ce volume.
. Paris, Gallimard, nouvelle éd., 2008, p. 274-292 ; Paris, Desclée de Brouwer, 1957 (trad. française de Jacqueline Verdeaux).