19. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
Samedi (4 septembre 19431)
Mon cher ami,
Un mot pour vous dire que mes affaires ne prendront forme qu’au début d’octobre — si elles prennent forme. En attendant, je reste ici, dans un admirable pays, habitant une cellule dans un vieux couvent et ayant trouvé ici une sorte de silence intérieur dont j’avais besoin. Les quelques jours que j’y passerai seront trop courts. Écrivez-moi. Vous me devez une lettre. Votre ami
Camus
1. Carte postale portant l’adresse de l’expéditeur : Albert Camus, Couvent des Dominicains, Saint-Maximin. C’est le père Bruckberger qui invite et accueille Camus au couvent de Saint-Maximin. Camus qui s’ennuie au Panelier dans un paysage relativement austère pour un Algérien, retrouve en Provence une lumière et un environnement naturel plus en rapport avec sa sensibilité.
20. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Fronville
Dimanche 12 septembre 1943
Cher Camus,
Je suis heureux de vous imaginer à Saint-Maximin, dans les bonnes conditions que vous me dites, — et qui comportent un espoir. Heureux aussi qu’au sein de ce « silence intérieur » dont vous jouissez, vous ayez souhaité admettre une lettre de moi. — En effet, je vous en dois une. Je pourrais presque dire que je me la dois à moi-même. Je le sentais si bien, qu’avant de vous savoir fixé pour un temps qui vous permette de la recevoir, et pensant même que vous pourriez ne la lire que plus tard, j’avais pourtant entrepris ma réponse — sous forme de notes dont il ne me reste plus qu’à transcrire l’essentiel.
Pourtant, il va falloir que je surmonte un scrupule (mais sans doute suffit-il que je l’exprime pour qu’il m’en soit tenu compte, — qu’il en soit tenu le compte qu’il faut) : ces notes touchent au problème catholique ; elles ont été écrites d’un jet, impatiemment. J’ai été gêné un instant à la pensée que vous les receviez à Saint-Maximin, comme si je ne devais en aucune manière violer l’hospitalité à coup sûr parfaite dont vous y êtes l’objet. Mais enfin elles sont de bonne foi. Et, après tout, ce qui y retentit ressemble sans doute à ce qui peut bien retentir dans n’importe quel esprit, à l’intérieur même d’une cellule…
Pourquoi je vous ai posé cette question de vos rapports « profonds » avec les catholiques ? Vous le pensez bien, il ne s’agit pas d’un « interrogatoire d’orthodoxie », comme vous dites ! (Notez que rien ne serait moins orthodoxe qu’une chicane quelconque à cet égard, actuellement !)
Non : il ne s’agit que de sympathie, de curiosité si vous voulez, et plus : d’un vrai désir de vous connaître mieux, de m’approcher davantage de votre pensée. Comme si j’avais idée d’une possible fécondation réciproque… D’où ce genre de provocation — dont je suis prêt à m’excuser, d’ailleurs. Mais entre amis comme je crois que nous le sommes, n’est-ce pas tout naturel ?
C’est pour la même raison (si c’en est une) que je suis content que votre réaction ait été vive… à tel point que vous dépassiez quelque peu votre pensée, enfin que vous sembliez vous tromper quelque peu à mon égard.
Car, vous en conviendrez aussitôt : il n’y a aucune commune mesure possible — surtout par rapport à vous — entre les catholiques et moi… Ces catholiques que vous me renvoyez par un drive très violent qui va jusqu’au fond du court. Tout est parfait ainsi, d’ailleurs. Il faut que les catholiques ne nous servent qu’à cela. Ils ne doivent être bons qu’à cela, ces gens tout à fait le contraire de ce que nous sommes : eux des éteigneurs, des étouffeurs ; nous des suscitateurs1 de la conscience claire et de l’énergie viriles. Car, vous le savez bien aussi que je ne crois, ni n’espère en rien moi non plus, sinon à la possibilité (et donc au devoir) pour l’homme de vivre, résolument, en ne croyant ni n’espérant en rien (je parle pour l’essentiel2). Vous le savez bien, que ce que je reproche justement aux catholiques, c’est de proposer à l’homme une espérance, un idéal en dehors de lui. Le rabaissant ainsi, lui ôtant toute confiance en lui, en son pouvoir de supporter la « désillusion », enfin, car cela en découle, en ses pouvoirs relatifs (en matière d’art ou de politique par ex.), émoussant sa fierté prométhéenne, sa virilité. Ne lui offrant que de s’abîmer. Et lui faisant croire qu’il y a là une solution. Quelle honte ! Plus honteuse encore quand on a compris — et merci pour cela à la critique matérialiste — que cela est aux fins d’exploitation.
Tandis qu’évidemment il n’y a pas de solution, – sinon la vôtre (et la mienne) : garder conscience, et vivre, sans espoir mais vivre, en se battant incessamment contre l’espoir, vivre résolument.
Contre tout « opium du peuple », rester éveillé3.
Et, bien sûr, dans la mesure où mon…isme (mon « quelque-chose-en-isme ») serait un opium — lui aussi, je le renierais. Mais peut-il l’être ? Non, je dénie cela. Car il n’a aucune prétention métaphysique. Et il sait très bien que tous les problèmes essentiels demeureront posés pour l’homme futur, – cet homme nouveau dont il était question dans mes notes.
Et comment ne verriez-vous pas que cet…isme, au contraire, n’est qu’une forme de ce que vous avez voulu appeler mon (notre), enfin le classicisme. Sa forme politique. Il ne s’y agit que de la meilleure — ou plutôt de la moins mauvaise organisation de la société humaine (puisque de toute évidence, phénoménologiquement, l’homme est un animal social, qu’il a ces « ignobles mœurs sociales, compagniales » dont il est parlé dans mes « Notes pour un coquillage »4).
Point de vue limité, qui se limite volontairement. L’homme pourrait — sans aucune illusion métaphysique, — grâce à son manque d’illusion métaphysique — organiser lui-même sa société, influer sur sa propre histoire. Il le pourrait, il le peut. Il peut devenir le maître (ou du moins le timonier) de son destin social. Il peut connaître en ce domaine de ces succès relatifs dont nous parlions à propos du problème de l’expression. Là encore, il ne s’agit que d’un parti pris. Là encore, il ne s’agit que d’une terreur à confondre, d’une rhétorique à fonder.
Voilà ce que j’affirme. Ce que « — j’affirme-et-je-sais-pourquoi ».
Contre les catholiques.
Dont la mission, à eux confiée en échange d’avantages sordides de considération ou autres (voyez ce « souverain-pontife ») par les possédants, les exploiteurs, est de troubler dans l’homme cette évidence.
Mais cela même n’était-il pas dans mes notes quand j’y disais : il sera possible à l’homme nouveau de se poser beaucoup plus librement les problèmes essentiels ? Et bien sûr qu’ils demeureront !
Je prétends seulement que l’homme ne se les posera plus affectés du même coefficient de désespoir.
(Et c’est ici, je pense, que je rejoins votre Sisyphe-heureux.)
Pour plusieurs raisons : d’abord, parce qu’il aura vaincu sa neurasthénie (et plus besoin d’analyse freudienne, plus de refoulement, etc. qui sont les formes psychopathiques du malaise social, du mal du siècle). Il ne se posera plus le problème (psychonerveux) de la grâce. Le problème qui sous ses formes modernes torture tous les jeunes bourgeois (et tous les jeunes séminaristes) de bonne foi depuis cent ans. Et Baudelaire (son poème-préface) et Rimbaud (Bateau ivre) et Mallarmé et les surréalistes, et Sartre et nous-mêmes…
…
Aussi, parce qu’il aura vaincu sa solitude. Que Sisyphe redescendant sa pente ne sera plus seul mais bras-dessus-bras-dessous avec tous ses camarades (vous, moi, Paulhan, Eluard, Pia, et les millions d’hommes enfin fraternels, enfin magnifiquement conscients de leur destin sans espoir, mais de leur destin commun).
« L’ennemi à figure d’homme disparaît », dit Eluard5.
« Allons au-devant de la vie » : rappelez-vous la magnifique chanson de lutte, de lutte pour et contre la vie6. C’est en plein soleil, c’est en pleine fraternité qu’il aura conscience, et volonté de l’absurde.
Conscience des limites de l’homme mais aussi de ses pouvoirs.
Par exemple vis-à-vis de la nature (vis-à-vis des choses) qu’il s’agit moins de comprendre que d’exprimer, pour mieux l’asservir, ou enfin se l’accorder.
D’où dans les arts, cette beauté métaphysique (car ici l’ontologie — heureuse légitimement réapparaît, en joie, ordre, beauté) dont parlent nostalgiquement Baudelaire, et très consciemment Paulhan à propos des peintres nouveaux.
Voilà le nouveau classicisme. Dont vous êtes, par vos œuvres circonscrites (L’Étranger, La Peste, Le Malentendu), — dont je suis. Même sans le dire. Par la seule vertu de nos œuvres : sobres, venues de loin, de parti pris, ayant beaucoup roulé du haut de la montagne.
Et cela même si, comme il est à croire, nous ne pouvons être que des pré-classiques. Étant historiquement damnés (réapparition du problème de la grâce). Parce que nous sommes encore des bourgeois, et qu’y pouvons-nous ? Comme nous sommes des Français parce qu’il se trouve que nous sommes nés en France.
Peut-être ne subsisterons-nous que par l’héroïsme de notre combat, par nos aperçus fulgurants (les uns de cette nouvelle conscience critique, les autres de cette nouvelle beauté métaphysique).
Nous aurons seulement préparé et la nouvelle société, et la nouvelle rhétorique, et la nouvelle mythologie
Nous ne les précédons que de très peu : nous y aurons donc travaillé mieux que personne… et cela nous sera revalu.
Voilà l’ordre que, comme Goethe, nous avons choisi, — mais nous c’est l’ordre futur, l’ordre actuellement persécuté, et nous y avons peut-être un peu plus de mérite…
C’est l’ordre quand même7.
*
Voilà un long pathos… J’aurais peut-être mieux fait de vous recopier la « Lessiveuse » que je viens d’achever. Vous la lirez (un jour) dans un numéro de Profil littéraire de la France où elle doit paraître aux côtés de La Clef de la Poésie de Paulhan. C’est J. P. lui-même qui, ayant décidé de donner son texte à Lescoët, a dressé la liste, très restreinte paraît-il — des poètes dont il souhaite être accompagné. Et il paraît qu’il m’a nommé le premier sur sa liste : Joë Bousquet en me le révélant m’a fait bien plaisir8.
Puisque j’en suis à vous faire part de mes satisfactions de vanité, apprenez aussi (vous y avez bien droit, car cela vient de vous) que Sartre a dû être assez touché par Le Parti pris que vous lui aviez conseillé de lire… Puisque Lescure m’accusant réception des « Notes sur la Guêpe » m’écrit du Domaine français : « Nous paraissons en Suisse. J.-P. Sartre m’avait laissé espérer un article sur vous. Mais j’ai peur qu’il n’arrive trop tard. J’apporte les manuscrits à Vichy la semaine prochaine. »
À lire cela, j’ai un moment regretté de ne pas vous avoir assez laissé voir combien je souhaitais que vous écriviez bientôt l’article dont vous étiez en puissance me concernant… car après tout il aurait été mieux (enfin j’aurais préféré, l’amitié aidant) que la première critique importante de mon livre soit la vôtre… Mais peut-être est-il encore temps ?… Ceci n’est bien entendu pas pour vous inciter à l’écrire, si comme je n’en doute pas vous avez mieux (et plus important) à faire !
Je voulais seulement vous faire part de la réaction toute simple que cette nouvelle a provoquée chez moi.
Mais il est temps assurément de clore cette longue lettre. De vous demander de m’écrire. Ne serait-ce qu’un mot de nouvelles, le moment venu.
— Enfin, de vous embrasser,
F. P.
1. Le mot « suscitateur » est ici repris par Francis Ponge d’une note très offensive écrite par lui le 1er mars 1942 et qui se terminait par ces mots : « Le Christ rabaissait les puissants. L’Église encense les puissants. “Debout ! les damnés de la terre”. Je suis un suscitateur. »
2. Autre catégorie appartenant à l’idiolecte théorique de Francis Ponge durant ces années : en février 1943 dans les « Pages bis » de Proêmes, pages consacrées au dialogue avec les propositions de Camus : « Être ou ne pas être ? — ÊTRE RÉSOLUMENT » et « Mon titre (peut-être) : La Résolution humaine, ou Humain, résolument humain ou Homme, résolument ».
3. La célèbre formule de Karl Marx (Critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843) est, pour le Ponge communiste et « déiphobe » de ces années d’Occupation, dotée d’une particulière puissance mobilisatrice.
4. « … je souhaiterais que l’homme, au lieu de ces énormes monuments qui ne témoignent que de la disproportion grotesque de son imagination et de son corps (ou alors de ses ignobles mœurs sociales, compagniales) […] sculpte des espèces de niches, de coquilles, à sa taille » (« Notes pour un coquillage », dans Le Parti pris des choses). Ces remarques préludent à une déclaration en faveur des « écrivains ou musiciens mesurés, Bach, Rameau, Malherbe, Horace, Mallarmé… ».
5. Dernier vers du long poème « La dernière nuit » de Paul Eluard. D’abord édité aux Cahiers d’art par Christian Zervos (65 exemplaires avec un frontispice de H. Laurens), le poème est ensuite inclus dans Poésie et vérité 1942 (Éditions de la Main à Plume, 1942).
6. Cette chanson, « Allons au-devant de la vie », avec des paroles françaises de Jeanne Perret (1935), était très connue à l’époque du Front populaire, dont elle était devenue un symbole. Elle fut également chantée en Espagne pendant la guerre civile par les français des Brigades internationales.
7. « Je préfère commettre une injustice que de tolérer un désordre » (Goethe, Le Siège de Mayence, 1793).
8. Dans une lettre datée du 26 août 1943, Joë Bousquet écrit en effet à Francis Ponge : « Paulhan vous a nommé le premier dans la liste très réduite, qu’il m’a envoyée. Je le félicite, très sincèrement, de vous avoir choisi. » En réalité ni Clef de la poésie de Jean Paulhan ni « La Lessiveuse » ne paraîtront dans la revue de Henri de Lescoët, mais seulement dans le premier cahier de la revue de Jean Lescure, Messages (« Sources de la poésie ») le 10 janvier 1944.
21. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
20 septembre 1943
Mon cher Ponge,
c’est à Panelier que votre lettre m’a touché (Leynaud a dû vous dire ce qu’il en était). Voilà donc un de vos scrupules levés. Votre missive n’a pas troublé, même par osmose, la paix royale qui règne dans le cloître de Saint-Maximin. Au reste, je suis persuadé que les gens que j’ai connus là-bas l’eussent regardée avec le plus grand intérêt. Pour vous rassurer tout à fait, sachez que Le Malentendu dont mon séjour m’a permis de terminer la version définitive, a eu, comme premier et paradoxal auditoire, une assemblée de quatre dominicains — et je crois que, vous mis à part, je n’aurai jamais d’auditeurs plus attentifs. Ne vous excusez pas, enfin, de ce que vous appelez votre provocation. Ce genre de confrontations me paraît être un des devoirs de l’amitié et celle que j’ai pour vous est authentique, je veux dire qu’elle admet nos différences et qu’elle ne les juge pas.
C’est pour cette raison même que je dois répondre un peu longuement à l’espèce de profession de foi, de non-foi plutôt, que vous m’envoyez. J’avais répondu rapidement à votre première question, d’un tour de plume en quelque sorte, et sans chercher la nuance — D’ailleurs, dans de très mauvaises dispositions d’esprit. Mais vous allez beaucoup plus loin et ce que vous me dites me touche parce que vous engagez des points de vue et un espoir qui m’ont beaucoup préoccupé.
J’ai beaucoup à dire sur le catholicisme mais il me semble que je ne suis pas d’accord avec vous sur la façon dont il faut le critiquer. Si sa philosophie n’est pas la mienne, si je me sens capable d’argumenter contre elle, je ne lui prête nullement des intentions méprisables. Et à ce point de vue, je crois que la critique matérialiste ne nous a rien appris du tout. Dire que la doctrine a été dressée aux fins d’exploitation, c’est confondre les plans historiques. Car il est certain qu’elle a été utilisée pour l’exploitation. Mais c’est le sort de toute doctrine que d’être finalement utilisée par l’injustice, puisque c’est le sort de l’injustice de faire arme de tout et de ne jamais regarder aux moyens. Je ne crois pas ainsi que le nietzschéisme soit une doctrine honteuse parce qu’elle a été utilisée de manière honteuse. D’une façon générale, si on veut servir la justice et cette part de vérité qui est la nôtre, on ne doit pas juger d’une doctrine par ses sous-produits, mais par ses sommets. Et je ne pense pas que Pascal, Newman1, Bernanos, pour ne citer que les noms qui me viennent sous la plume, aient pensé, souffert, agi, à des fins d’exploitation. Pour vous dire toute mon opinion, même à considérer le catholicisme comme un adversaire, je ne vois que des avantages à le regarder dans sa grandeur qui est réelle, et que des inconvénients à lui prêter, serait-ce temporairement, la plus mesquine de ses figures. Sans doute, c’est un point que vous me concéderez à la réflexion et peut-être trouvez-vous déjà que j’y insiste trop. Mais, à mes yeux, c’est là que se trouve toute l’épaisseur des problèmes qui me préoccupent, car je ne veux rien obtenir ni conclure en dehors de ce qui, dans la pratique, me paraît juste et vrai. Et je préfère tout abandonner de mes ambitions (intellectuelles s’entend, parce que je n’en ai pas d’autres) plutôt que de sacrifier la loyauté d’un raisonnement. C’est au point que je médite de faire répondre à l’un des personnages de La Peste, interrogé sur le remède à opposer au fléau : « L’honnêteté ». C’est tout sur ce sujet mais je vous en prie, mon cher Ponge, ne riez pas de moi, et ne m’accusez pas de naïveté. Ce n’est pas l’idéalisme qui me fait parler. Je crois plutôt que la morale du sport est restée très vive en moi. En boxe, on embrasse son adversaire avant et après le combat, voilà un monde où je suis à l’aise. Je crois que je ne serai jamais un « tacticien », même s’il faut en crever. Car les résultats que l’on obtient par la tactique, serait-ce la puissance du monde, ne valent pas qu’on perde ces biens, d’apparence si dérisoire pourtant, que sont la justice et l’honneur.
Quant à l’aspect positif de votre lettre, je vous rejoins la plupart du temps. Je ne peux pas ne pas être touché par cette société (et cet art) prométhéens dont vous me parlez (encore que je ne croie pas que la forme politique que vous sous-entendez recouvre exactement cette société classique que vous évoquez — car elle (la forme) est issue d’un rationalisme démesuré et je crois que le rationalisme absolu est la plus profonde des erreurs humaines). Sur un point seulement, votre langage n’est pas le mien. Je saurais mal le définir. Mais je lui trouve une résonance messianique où je m’embarrasse. Je crois, en effet, que nous avons les moyens d’exalter le relatif par les moyens de l’art, de donner une forme étroite à un univers de l’intelligence et du courage sans espoir. Vous savez, sur ce point, tout ce que je partage avec vous. Mais la réalisation politique de cet idéal ne me paraît pas si assurée. En fait, vous reprenez le vieux rêve de Nietzsche. Mais ce qui, chez lui, n’a jamais cessé de garder les allures du mythe, devient chez vous disposition claire et assurée. Si j’ose dire, vous paraissez absolument optimiste en ce qui concerne le relatif. Oui, je crois que malgré tout, et même sans prétention métaphysique, il y a un « isme » dans votre point de vue. Comment vous le reprocherais-je d’ailleurs puisque je ne suis pas sûr de ne pas en nourrir un moi-même. Cependant ce que j’appelais ma résolution pessimiste était beaucoup moins ambitieuse. La résolution consistait à se résigner au ménage de la société et à n’imposer à rien ni à personne des vues métaphysiques que je laissais à l’individu. Pardonnez-moi ce mot affreux mais il s’agissait d’une sorte de radicalisme sans grandes illusions, là où vous prononcez le mot considérable de monde nouveau. Mais sur le fond, je n’insisterai pas, j’ai conscience que mes considérations ont besoin de mûrir. Ce que je voulais vous dire, c’est seulement mon hésitation, là où vous affirmez votre assurance. Peut-être d’ailleurs ma gêne profonde vient-elle de la forme historique que vous imaginez à ce nouveau monde. Elle comporte (à cause même du rationalisme) un état d’esprit dont j’ai eu récemment quelques preuves. Et, entendant l’un de ses avocats, il m’est soudain venu, comme un trait, la définition du malaise que je ressentais déjà depuis quelque temps et c’était qu’ici, l’amitié n’était pas possible. C’est vous dire si en fait je vous estime étranger à cet état d’esprit. Mais pour moi, je ne peux pas vivre dans un monde où l’amitié elle-même sert la tactique. Je ne vois pas d’avantages à remplacer le règne de l’éternel par celui des idoles abstraites.
Je sens qu’il faut que je m’arrête. N’êtes-vous pas déjà éloigné par tant de naïve obstination ? Je me doute que bien des gens, lisant cette lettre, donneraient dix-huit ans à son auteur. Et pourtant, il en a trente, n’est pas moins averti que beaucoup d’autres, et il sait que tout n’est pas pur. Il sait aussi que l’homme est parfois aussi lourd à porter que le monde lui-même. Mais ce qui me fait parler ainsi, sans qu’il me semble contredire à ma conviction absurde, c’est ma confiance en l’homme. Et c’est là je crois, qu’il faut puiser les objections au christianisme. Je me sens terriblement solidaire de mon époque et de ses hommes. Et malgré tant de meurtres, je leur fais confiance. Je crois que l’homme, créature limitée, n’a pas fait encore tout ce qu’il pouvait faire dans ses limites. Et je crois que dans ces limites, se trouve une possibilité d’accession à l’honneur, à la fidélité, au respect du vrai. Ma conviction finale est que la meilleure façon de lutter contre l’éternel, c’est de parfaire cette vérité humaine relative, de réaliser au cœur de l’homme2 (et dans son propre cœur) cette justice dont toute la création est un déni. Ce qui s’oppose à l’idée de Dieu c’est cette bouleversante invention humaine qui s’appelle la justice. Mais vous sentez bien qu’il y faut des précautions et que la justice se parfait par la rectitude et l’obstination. Elle est une main tendue, non par ruse (la ruse est son contraire), mais par une loyauté sans illusion.
Voilà pourquoi, et nous revenons ainsi à notre commencement, j’ai gardé mon estime aux quelques amis catholiques que je puis avoir ; et voilà pourquoi, peut-être, j’ai pu garder la leur, alors que mes idées, mes livres et quelquefois ma vie, les choquaient si fort. Je vous ai dit tout cela bien mal, et comme cela venait. Mais ce que je pense est en fait moins fumeux. Il y faudrait seulement plus de temps et je vous en ai fait perdre déjà beaucoup.
Pour parler d’autre chose, laissez-moi vous dire que je suis content du choix de Paulhan et des intentions de Sartre. Je me suis reproché aussi de n’avoir pas donné de suite à mon projet. Mais Sartre qui ne connaît de vous que ce que je lui ai dit fera un article très théorique qui, d’ailleurs, dans Domaine français, sera peu lu. Je ferai le premier article d’ensemble sur votre œuvre, et au bon moment, parce que j’y tiens et parce que je dirai en même temps ce que j’estime le plus en vous. Vous êtes très attaché au politique, et je comprends pourquoi. Mais vous êtes surtout un artiste et, à mon avis, un grand artiste. J’ai encore parlé de vous comme il faut dans certains milieux. J’ai surpris bien des gens parce que j’ai été catégorique. Mais cela portera ses fruits. Même loin de vous, soyez sûr que je vous suis fidèle. C’est pourquoi, je vous prie, mon cher Ponge, ne m’en veuillez pas de cette longue lettre contradictoire. Ce serait trop beau, et un peu ennuyeux, si nous étions d’accord sur tout. En fait, nous sommes d’accord sur beaucoup de choses, mais il y a une part en moi qui n’est faite pour personne. C’est peut-être celle qui n’est jamais reconnue et qu’on finit par tuer. C’est la part du malentendu. J’espère cependant arriver un jour, à force de bonne volonté, à cette sagesse supérieure qui peut tout accueillir et tout canaliser. Vous m’aimerez mieux ce jour-là. Mais c’est une question de temps et l’on n’est pas toujours sûr d’avoir du temps. Écrivez-moi jusqu’aux premiers jours d’octobre. Si nous ne devons pas nous revoir de quelque temps (cinquante chances pour cent), prenez cette lettre pour ce qu’elle est : un dernier geste d’affection et un remerciement pour votre fidélité à mon égard pendant cette difficile année. Si je vous revois, tout ira bien : j’ai bien plus de facilité à vivre avec vous qu’à vous écrire et c’est le signe de l’amitié. Je vous serre les mains.
A. C.
1. John Henry Newman (1801-1890), prêtre anglican converti au catholicisme, créé cardinal en 1879 ; théologien connu et influent dans les milieux intellectuels et littéraires du début du XXe siècle (Rivière, Claudel, Joyce…).
2. « Vous comprenez, toute proportion gardée, pourquoi je veux créer “L’information Critique” » (Note d’Albert Camus). Les guillemets et les majuscules donnent à penser que Camus songeait à un titre de journal. Quoi qu’il en soit, dès 1944, à Combat, il mettra en œuvre sa conception du journalisme critique.
22. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Samedi 25 septembre 19431
Cher Camus,
Vous avez bien raison : un tel pathos de ma part est ridicule. Il serait un peu long d’essayer de vous expliquer pourquoi de pareils débordements me sont parfois nécessaires ; d’ailleurs, vous êtes bien capable de le comprendre sans explications : excusez-moi de vous l’avoir cette fois infligé (bien entendu sur le fond je n’en démords pas. Mais peu importe).
*
Heureux que Le Malentendu soit maintenant achevé. Heureux aussi des cinquante chances qui vous attendent. Vous continuez à me tenir au courant, n’est-ce pas ? Et n’oubliez pas à l’occasion que vous pouvez me charger de toutes les commissions nécessaires (je serais déçu si vous ne m’en chargiez pas).
*
Vous ne m’avez jamais dit ce que vous pensiez, vous, de ce Cheval Blanc que je n’ai pas lu. J’irai sans doute à Lyon à la fin de ce mois : on m’a prévenu d’une convocation imminente. Un passage de votre lettre est bien fait pour m’intriguer : c’est où vous faites allusion à un certain état d’esprit, dont vous avez eu récemment des preuves, — qui rendrait l’amitié impossible. J’ai parfois souffert aussi de cela. C’est pourquoi par exemple j’ai toujours préféré Eluard parmi mes anciens camarades du groupe surréaliste. Il a de grandes qualités de cœur. (Mais si je veux souffrir ? Enfin, si j’accepte cela ? Je sais aussi pourquoi, — vous n’en doutez pas.)
*
C’est ici le temps des potirons, espèces de liserons géants, genre flore antédiluvienne. Il y en a un qui fait deux ou trois fois le tour de la maison. Avec ces grandes pluies qui commencent… Si les lézards étaient à proportion, cela finirait par devenir inquiétant. Mais celui qui vient parfois sur ma table, je n’ai pas réussi encore à le voir gober une mouche, et il paraît n’aimer que le soleil… (Au fond l’aiment-ils ? Ou en sont-ils seulement saisis ? En tout cas, ils s’y arrêtent. Et leur cœur bat — situé vers les amygdales… Enfin, ce qui est sûr, c’est qu’ils se font de plus en plus petits, — au fur et à mesure des siècles sans déluge.)
*
Rien de Pontré depuis très longtemps. J’ai écrit dans les Hautes-Alpes ; pas de réponse. En savez-vous quelque chose ?
Leynaud est décidément un merveilleux garçon. Nous parlons beaucoup de vous chaque fois.
Moi aussi je vous suis fidèle, vous savez.
Et il me tarde extrêmement de vous voir.
Vôtre
Francis P.
PS — … et personne, croyez-le bien, qui ait plus de temps assuré devant lui pour parfaire sa personnalité, que vous pouvez en avoir.
1. Cette lettre est le premier brouillon de la suivante. Il existe un second brouillon indiquant les permutations de paragraphes qui seront reprises dans la lettre définitive.
23. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Samedi 25 septembre 1943
Cher Camus,
Chacun, n’est-ce pas, tient debout comme il peut. Et de la « justice », ce n’est pas seulement la création qui est un déni, mais l’existence même. Et à chaque instant, la parole.
Quoi qu’il en soit, vous avez bien raison : de tels débordements de ma part peuvent paraître surprenants, voire ridicules (odieux, même). Qu’ils me soient parfois nécessaires, c’est un fait cependant. Je me pardonne pourtant mal de vous en avoir fait la victime. (Quant au fond, bien entendu, je n’en démords pas. Mais peu importe.)
*
C’est ici le temps des potirons, fruits d’une espèce de liserons géants, genre antédiluvien. Nous en avons un qui fait deux ou trois fois le tour de la maison. Avec ces grandes pluies qui commencent… Si les lézards, très nombreux ici, étaient à proportion, cela finirait par devenir inquiétant. Mais celui qui se promène parfois jusque sur ma table, je n’ai pas réussi encore à le voir gober la plus petite mouche, et il paraît n’aimer que le soleil… (Au fond l’aiment-ils ? Ou en sont-ils seulement saisis ? En tout cas ils s’y arrêtent.
Et leur cœur bat — situé vers les amygdales…
Enfin, ce qui est certain c’est qu’ils se font de plus en plus petits, qu’ils disparaissent à vue d’œil… au fur et à mesure des siècles sans déluge.)
*
Heureux que Le Malentendu soit maintenant achevé. Heureux aussi des cinquante chances qui vous attendent. Vous continuez, n’est-ce pas, à me tenir au courant ? Et n’oubliez pas à l’occasion que vous pouvez me charger des commissions utiles (je serais déçu que vous ne m’en chargiez pas).
*
Vous ne m’avez jamais dit ce que vous pensiez, vous, de ce Cheval Blanc que je n’ai pas lu. J’irai sans doute à Lyon bientôt. On m’a prévenu d’une convocation imminente. Un passage de votre lettre est bien fait pour m’intriguer : c’est où vous faites allusion à un certain état d’esprit, dont vous avez eu récemment des preuves, — qui rendrait l’amitié impossible. J’ai parfois souffert aussi de cela. C’est pourquoi, par exemple, parmi mes anciens camarades du groupe surréaliste, j’ai toujours préféré Eluard. Il a de grandes qualités de cœur. (Mais si je veux souffrir ? Enfin, si j’accepte cela ? Je sais aussi pourquoi, — vous n’en doutez pas.)
*
Rien de Pontré depuis très longtemps. J’ai écrit dans les Hautes-Alpes. Pas de réponse. En savez-vous quelque chose ?
*
Leynaud est décidément un merveilleux garçon. Nous parlons beaucoup de vous, chaque fois.
Moi aussi, je vous suis fidèle, vous savez.
Et il me tarde extrêmement de vous voir,
votre
Francis P.
PS — J’ai failli me tuer à bicyclette l’autre jour. Personne, croyez-le bien, — pour parfaire sa personnalité, n’a plus de temps assuré devant lui que vous pouvez en avoir… Quoiqu’à vrai dire ce que vous m’écriviez à ce sujet m’ait d’abord ému jusqu’aux larmes
(Mais ma lettre pourrait recommencer ici.)
24. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
29 septembre 1943
Mon cher Ponge,
Je n’ai pas dit, ni pensé, que votre lettre fut surprenante et à plus forte raison ridicule. Et je n’ai pas su vous dire qu’elle m’avait touché. On est toujours trop pressé de se définir, de ne pas laisser les autres se tromper sur ce qu’on est. Et qu’est-ce que cela fait, au fond ! La justice, dont je vous ai si bien parlé, devrait commencer par être rendue à ceux que nous aimons. Mais non, on pense d’abord à soi. Je ne voudrais pas, en tout cas, que vous gardiez des arrière-pensées sur cette petite confrontation. Je ne vous ai pas écrit pour vous convaincre et moins encore pour vous confondre. Je vous ai livré mes scrupules et j’ai essayé de me définir, comme vous vous définissiez. Mais cela n’empêche rien, quant aux sentiments. La vérité est que je n’ai pas tous mes moyens. Je suis bien fatigué, mon vieux Ponge. Fatigué de ce monde et parfois aussi, ce qui est moins excusable, de ma tâche. Il y a plus d’un an que je lutte, seul, avec l’ange. C’est un costaud. Moi aussi, malgré les apparences. Mais j’ai, de temps en temps, mes coups de pompe. Rassurez-vous, je sais l’art de récupérer. Les choses iront mieux, dans quelques jours.
Il est un peu tard pour vous demander de monter vous reposer ici quelques jours. J’espérais toujours que vous viendriez sans crier gare. Mais je suppose que j’aurai du nouveau d’ici mardi. Si ce nouveau consistait à rester ici, vous viendriez, n’est-ce pas ? Je ne quitterai pas alors le Panelier avant le 20 octobre. Ensuite, deux solutions : Paris ou une maison de cure à Briançon.
Rien de Pontré. Vous savez ce qu’il en est de Pascal. Vu Leynaud à Lyon. Oui, un merveilleux garçon, meilleur à chaque fois. Pour le temps qui nous reste à tous, ne croyez pas que je me sois plaint. — bien que je ne vois pas pourquoi on pousserait l’orgueil jusqu’à refuser de se plaindre à ses amis. Mais d’autres portent des poids beaucoup plus lourds. Et il faut savoir faire amitié avec son rocher. À bientôt, je pense. Un mot pour me dire que vous n’avez pas de mauvaise humeur contre moi. Je vous serre la main bien affectueusement,
A. C.
J’ai publié mon chapitre sur Kafka dans L’Arbalète. Mais je n’ai qu’un exemplaire. Vous le lirez ici, si vous ne l’avez pas1.
1. Il y avait primitivement un chapitre sur Franz Kafka dans le manuscrit du Mythe de Sisyphe. Mais, préventivement, le livre paraît amputé de ce chapitre qui aurait pu se heurter à la censure. Albert Camus le publie séparément à Lyon, dans la septième livraison (été 1943) de la revue de Marc Barbezat, L’Arbalète, sous le titre « L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka ».
25. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Vendredi 1er octobre 1943
C’est lundi et mardi que je dois être à Lyon1. Sinon je serais monté immédiatement. [Odette et Armande, invitées à Paris, ont besoin de moi jusqu’au 12 ou 15 octobre (date de leur départ). Mais ensuite, je serai tout à fait libre pendant 2 ou 3 semaines.]
Leynaud devait me procurer L’Arbalète. Rappelez-le-lui à l’occasion. (Je vais le manquer à Lyon).
Très pressé, pardonnez-moi. Votre lettre vient seulement de me parvenir et il faut que ce mot soit à Panelier avant mardi.
Certainement rien n’est plus dangereux pour l’amitié que les portraits, mais une fois certains risques franchis (et celui-là par exemple), je crois qu’on peut être tranquille.
En tout cas, je n’ai jamais été aussi sûr qu’aujourd’hui de vous aimer toujours.
F. P.
1. Francis Ponge est à Lyon le lundi 4 octobre, où il voit Georges Sadoul. Il rencontre alors fréquemment, dans le cadre de leurs activités de résistance, Georges Sadoul et Molina.
26. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
Dimanche 14 novembre 1943
Cher Ponge,
Vous devez penser que je vous ai oublié et que la vie de Paris me détourne de mes amis. Jusqu’ici, elle m’a surtout empêché de leur écrire. J’ai perdu beaucoup de temps dans des questions de chambre, de restaurants, de tickets, de mairie et de commissariat. J’ai aussi mon travail à la NRF et le souci de mon travail personnel qui n’a pas avancé dans tout cela1.
Les choses commencent à se tasser maintenant. J’entrevois le moment où je pourrai réfléchir et travailler. J’ai une chambre agréable et chauffée, rue de la Chaise, près du métro Sèvres. Je peux organiser chez Gallimard mon travail comme je l’entends. Et en dépensant beaucoup d’argent je pourrais avoir une vie matérielle normale.
À part ça, j’ai fait la connaissance de Tardieu2 (je déjeune avec lui et Michel P. aujourd’hui). Je vous envoie le programme d’une exposition d’un ex-surréaliste. Il a fait exactement votre chemin et vous a pris vos titres. Le tableau 19 qui porte le nom de votre livre (j’écris comme un cochon, mais tant pis) offre une belle pomme de terre au premier plan. Mais rien de tout cela ne m’a touché vraiment. J’aime mieux vos livres3.
La Compagnie des Sept4 veut jouer Le Malentendu. Je n’ai pas encore donné ma réponse. Elle est tentée aussi par Caligula, mais hésite devant le scandale. Elle a bien raison5. J’ai vu Sodome et Gomorrhe, de l’enculade de mouches. Mais j’ai vu Suréna qui est une pièce bouleversante6.
Je vous parle un peu de l’extérieur, faute de pouvoir vous dire ce que je pense ou ce que je sens. Depuis que je suis ici, je me sens curieusement stérile — plein de doutes et plutôt triste. Peut-être est-ce Paris, si beau en ce moment.
Écrivez-moi. Nous sommes bien éloignés maintenant, mais je pense souvent à vous et à votre amitié. Dites-moi que vous viendrez bientôt.
A. C.
1. À partir du 1er novembre 1943, Albert Camus devient « lecteur » chez Gallimard, rue Sébastien-Bottin, où il partage dans un premier temps son bureau avec l’écrivain et critique Jacques Lemarchand. Sa chambre, à l’Hôtel Minerve, est à dix minutes à pied de son bureau.
2. Jean Tardieu a fait part à plusieurs reprises à Francis Ponge de son regret de ne pas connaître Albert Camus, dont il « admire infiniment les œuvres, surtout L’Étranger », et dont il dit qu’il le sent proche de sa « conception de la vie et du monde » (lettre de Jean Tardieu, 9 septembre 1943).
3. Le samedi 13 novembre 1943, la Librairie Francis Dasté, située au 16 rue de Tournon, expose onze dessins de Raoul Ubac dont l’un a pour titre « Le Parti pris des choses ». Jean Tardieu, dans une lettre adressée à Francis Ponge le mois précédent, lui avait parlé du mouvement néo-surréaliste « Main à plume ». Raoul Ubac avait fait partie de ce groupe.
4. Il s’agit de la troupe fondée par Jean Vilar à l’automne 1943.
5. Caligula, l’une des trois composantes du « cycle de l’absurde », avec L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe, sera publiée pour la première fois en mai 1944 aux Éditions Gallimard et ne sera créée que le 25 septembre 1945, avec Gérard Philipe dans le rôle-titre. La pièce, pouvant être comprise comme évoquant indirectement Hitler, était difficile à monter dans le Paris occupé de 1943.
6. Le conflit tragique et politique qui fait la trame de la dernière pièce de Corneille est de nature à toucher Albert Camus ; il lui est plus « contemporain » que la pièce de Giraudoux créée le 11 octobre 1943 au Théâtre Hébertot.
27. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
Vendredi 19 novembre 1943
Mon cher Ponge,
Un mot seulement pour vous exposer une requête. Tardieu a pour projet de faire dans son atelier, qui s’y prête, quelques tentatives théâtrales. Il m’a demandé de m’y associer et j’ai dit oui. Je lui ai immédiatement proposé de monter votre Savon. Ça se passerait devant une quarantaine de spectateurs choisis et nous vous servirions de notre mieux.
Si vous êtes d’accord, envoyez-moi tout de suite le texte — avec toutes les indications que vous pourrez. Si vous pensez allonger, faites-le. Dites-moi ce que vous pensez de l’interprétation, la diction, les costumes, les personnages (Tardieu dans le Curé ?), etc.
J’attends votre lettre et je vous serre la main, bien affectueusement1.
A. C.
1. Le Savon, finalement publié en 1967, se présente également comme le journal de l’écriture du Savon. Le 21 juillet 1943, Francis Ponge avait envoyé à Albert Camus son « Prélude au Savon » ; puis, le lendemain, le même prélude à Jean Paulhan. Dans l’édition définitive, il fait suivre ce fragment du texte par la réponse d’Albert Camus (datée 28 juillet 1943) dans laquelle celui-ci parle d’un « excès d’ellipse » et lui suggère d’« assouplir les charnières ». Ce sont, ajoute-t-il, « le silence de Paulhan » et « les réserves de Camus » qui l’ont incité, en vue d’être plus clair, et sans rien changer au texte, à donner à ses différentes « propositions » une forme théâtrale, celle d’une « saynète » avec personnages. En réponse donc, à Albert Camus, qui « [le] pressait beaucoup de mettre au point ce petit spectacle ». Mais les circonstances s’opposèrent à la réalisation du projet : « Je n’eus pas le loisir, quand j’en eus fini, dans l’état où se trouvait alors la France (début de l’été 1944), de le lui communiquer. » Le Savon, mis en scène par Christian Rist, sera présenté au Festival d’Avignon en 1985, puis à la Comédie française, salle Richelieu, en 1986.
28. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Fronville
Mercredi 29 décembre 1943
Rentrant de ces voyages1, je me sens curieusement en deçà de la pensée et de la parole. C’est pourtant le repos, — et je me retrouverai certainement en état d’écrire dans quelques jours… quand il me faudra repartir. (Je repars le 3.) J’aurais bien aimé recevoir un mot de toi, un aussi de Paulhan. (Mais il ne faut y voir aucun reproche. Tâchez pourtant de m’écrire une fois, de façon que j’aie vos lettres entre le 15 et le 28 janvier, période pendant laquelle je dois être ici de nouveau.
Pas possible de parler de ces voyages, assez enseignants pourtant. Il s’agit d’une ascèse, évidemment.
— J’ai vu ton amie de Méredieu qui m’a accueilli très gentiment, — et, à Grenoble, quelqu’un de très bien (me semble-t-il), qui a correspondu avec toi à propos de L’Étranger. J.-M. Dunoyer. Il m’a dit avoir envoyé quelque chose au jury de la Pléiade, une pièce (mythologique) injouable (dit-il2).
Content de t’imaginer enfin hors de cette forêt de manuscrits (broussailles plutôt que forêt3 ?). As-tu pu commencer à travailler pour toi ? La Peste ?
— Qu’est-il advenu du Tatou ? En pleine nuit, dans le wagon où tu m’avais aidé à me placer, une des grandes vitres a volé en éclats. Aussitôt, le couloir a été parcouru de soldats revolvers aux poings. Mais je n’ai pas été blessé.
Ainsi de suite.
*
Voilà. Vraiment, il me tarde beaucoup de savoir quelque chose de toi. Dis-moi si tu comptes toujours venir à Lyon en Février (il faudrait que je le sache un peu à l’avance).
Amitiés autour de toi, particulièrement à P. P., à J. P., à Tardieu. Aux deux derniers je vais écrire. Bonne année. À bientôt. Je t’embrasse.
Francis P.
PS — Pardonne-moi de t’ennuyer encore : as-tu bien aux divers services fait noter mon adresse ?
J’avais demandé à Queneau :
1˚ de m’envoyer les Ziaux5
2˚ de me faire régler mon compte.
Sans doute a-t-il fait le nécessaire, mais je n’ai rien vu venir…
1. Francis Ponge effectue des voyages en zone Sud, sous couvert de visiter les libraires, pour le compte de la Résistance (Front national des journalistes) sous le pseudonyme de M. François ou de Roland Mars.
2. Jean-Marie Dunoyer (1907-2000), écrivain et journaliste, raconte comment le 22 décembre 1943 il a rencontré « François » à Grenoble, bien vite reconnu comme « Francis », l’auteur de « La pomme de terre » parue dans la revue Confluences (« P. comme Ponge », dans Le Cahier de l’Herne, 1986).
3. En novembre, une des tâches d’Albert Camus consistait, avec Jacques Lemarchand, à trier quatre cents manuscrits reçus pour le prix de la Pléiade. Tâche terminée, non sans peine, le 20 décembre.
4. Le 27 décembre 1943, Ponge écrit à Seghers qu’il a appris qu’Ides et Calendes avaient mis son texte à la composition, mais qu’il n’a pas reçu un seul mot de Fred Uhler : ni accusé de réception du manuscrit, ni accord sur les conditions matérielles de l’édition et il s’interroge sur le bien-fondé de sa « confiance aveugle ». Deux jours après, le 29 décembre, il parle à Albert Camus de « nouvelles indirectes », et emploie le conditionnel. Enfin, dans une lettre datée de ce même 29 décembre à Neuchâtel, Fred Uhler apprend à Francis Ponge qu’il ne lui est pas possible d’envisager la publication de La Rage de l’expression, en raison d’obstacles rencontrés pour « l’écoulement des éditions suisses » hors du pays.
5. Les Ziaux de Raymond Queneau paraît en 1943 dans la même collection que Le Parti pris des choses l’année précédente : « Métamorphoses », dirigée par Jean Paulhan.
29. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
NRF
31 décembre 1943
Mon vieux Ponge,
J’imaginais qu’il était convenu que j’attendais ta lettre. Et puis, avec la vague intuition où je suis de ne rien recevoir de toi, il me vient à l’idée que c’était peut-être le contraire. Dans ce cas, je devrais m’excuser. Mais dis-moi seulement comment tu vas et si tout va bien pour toi.
J’ai beaucoup pensé à toi et je souhaitais que tes complications s’arrangent. Mais décidément, je ne saurais pas en parler — ni même dire pourquoi. Du moins, je te souhaite une bonne année. C’est un usage qui a du bon.
Je ne fais rien — que m’occuper de la NRF, de ma mise en scène1, et de quelques petits travaux adjacents. Je crois bien d’ailleurs que je n’ai pas envie d’écrire. L’atonie, le piétinement, que je voulais décrire, vont-ils me gagner ? C’est peu probable. Mais pourtant ça en a l’air.
Écris-moi. Je te serre les mains très affectueusement.
Camus
1. Fin 1943, Jean-Paul Sartre demande à Albert Camus d’assurer la mise en scène de Huis clos qu’il vient de terminer, et de jouer le rôle de Garcin. Les répétitions ont lieu dans différentes chambres d’hôtel, dont celle de Simone de Beauvoir et celle de Albert Camus. Mais Olga Barbezat (dont le mari, directeur-éditeur de L’Arbalète avait produit la pièce) est arrêtée, soupçonnée d’appartenir à la Résistance. Camus renonce ; le projet, sous sa forme première (une tournée en province), est abandonné. La pièce sera créée à Paris, le 27 mai 1944 au Théâtre du Vieux-Colombier, mise en scène par Raymond Rouleau, avec Michel Vitold dans le rôle de Garcin.
30. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
NRF
11 janvier 1944
Mon vieux Ponge,
Merci de ta lettre. Je t’écris de façon que tu reçoives cela vers le 15. J’espère que ce nouveau voyage se sera passé sans fatigue. Je me suis occupé de ton compte et des Ziaux. J’ai fait changer ton adresse. J’espère encore que tout ira bien. Je regrette que tes affaires ne s’arrangent pas. Que faut-il te souhaiter pour 44 ? Au fond, je n’hésite pas : la liberté et une œuvre. Mais il y a aussi le bonheur — et son absence est dure à porter. Je travaille un peu pour moi — pas La Peste. Mais ce chapitre sur la Révolte que je dois donner à Grenier. Cela ne vient pas bien. Mais je suppose que j’arriverai à dire qu’un monde avec la révolte n’est jamais désespéré.
J’ai devant moi une feuille imprimée qui porte le début du Malentendu. Je crois que ce ne sera pas joué. Du moins, on le lira. Quant à La Peste, quand elle démarrera, elle demeurera définitivement.
Envoie-moi La Rage de l’expression quand elle paraîtra. As-tu touché déjà de l’argent ? C’est important de le toucher maintenant. Après, on ne sait jamais. Tu ne me dis rien du Savon. J’espère au moins qu’il mousse et qu’il sera bientôt prêt.
Ici, je suis vaseux, un peu énervé, occupé à trop de choses. J’ai retrouvé ma façon de vivre, qu’un an de cure avait interrompue, ce n’est pas une bonne façon. J’y mène tout de front et, forcément, je m’y fatigue. Mais c’est comme ça.
Les répétitions de la pièce de Sartre avancent. Sauf contrordre, elle sera jouée à Lyon fin février. C’est une chose bizarre que j’ai essayé d’exprimer avec le minimum de moyens — une mise en scène qu’on ne voit pas. Je ne sais pas ce que ça peut donner sur le public.
Il y a aussi l’interprétation. Mais j’essaie d’arriver à une écoute où l’on ne puisse plus parler de bonne ou mauvaise interprétation. C’est un travail qui m’a toujours passionné. Dommage qu’il soit si contraignant.
Écris-moi. Dis-moi ce que tu fais, où tu en es, etc. J’espère bien que nous nous verrons en février,
Affectueusement,
A. C.
31. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Fronville
27 janvier 1944
Cher Camus1,
si je fais le compte de cette fin de mois, rien de brillant :
1) dix jours d’une mauvaise grippe qui me laisse assez fatigué encore
2) le Dr m’a appris que j’avais le cœur malade, m’a interdit le tabac, la bicyclette et toute espèce de fatigue (!)
3) l’éditeur suisse a enfin trouvé une plume pour m’informer qu’il ne publierait pas la Rage. Manque à gagner : 25 000 francs
4) Vous savez que Tardieu avait insisté pour que je donne un texte aux Éditions du Seuil, avec Ubac comme illustrateur2. Après hésitations j’avais accepté et offert le « Galet ». Maintenant on n’en veut plus. Alors merde (pas pour Tardieu à qui je n’en veux pas du tout). Pour compenser j’ai eu votre lettre, j’ai l’espoir de vous voir fin février.
*
Je repars dans deux jours.
*
Vous voilà bien au courant. Je continuerai à vous y tenir
Au fond tout est pour le mieux. Je n’ai jamais si bien travaillé qu’après de sales périodes de ce genre.
*
Il me tarde extrêmement de te serrer les mains. Vraiment. Il m’arrive très souvent de me reposer dans l’idée de notre amitié,
ton Francis P.
PS — Merci aussi de tes soins : j’ai eu mon compte des Éditions et j’ai aussi reçu les Ziaux.
Mais une deuxième lettre des Éditions avait déjà mangé la consigne. Elle était adressée à Poligny (Ain) d’où retard de huit jours…
1. Le brouillon de cette lettre comporte quelques variantes. C’est un plus familier « cher vieux » qui ouvre la lettre, Ponge se dit « assez » fatigué par cette grippe, et souligne d’un « (sic) » les interdictions du médecin, suivi de la décision : « je verrai un spécialiste à Lyon ». Le plus étrange est l’usage systématique du tutoiement dans le brouillon ; dans la lettre définitive, il est largement gommé au profit d’un vous qui cependant ne tient pas jusqu’au dernier paragraphe. Enfin, à propos du rapport entre les « sales périodes » et la capacité de travail, la formulation du brouillon est sensiblement différente : « c’est de profondis que j’ai toujours le mieux clamavi : le Savon devrait être magnifique ».
2. Dans une lettre à Ponge, le 10 novembre 1943, Tardieu avait parlé à Ponge d’un projet d’édition de « demi-luxe », associant poètes et artistes (volumes comportant un frontispice gravé par un « peintre actuel » en consonance avec l’auteur). Malgré une certaine réticence initiale à l’égard d’un éditeur « un peu d’obédience catholique » (il s’agit du Seuil), Tardieu expliquait qu’il participerait lui-même à l’entreprise (ainsi que Pierre Emmanuel, André Frénaud, Guillevic…) et suggérait à Ponge de s’associer avec Raoul Ubac (qui s’était dit fort admirateur de Francis Ponge).
32. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
NRF
15 février 1944
Cher Ponge,
J’espère que ça va tout à fait bien maintenant. Fais attention au cœur. C’est le genre de maladie qui finit par vous emmerder à toutes les heures du jour. Heureux en tout cas que ça s’arrange chez toi. Il faut sérier les emmerdements. En temps de paix, on peut se permettre des ennuis conjugaux. Mais maintenant !
Ton éditeur suisse est un con. C’est une vertu nationale. Leiris, Sartre, etc., étaient très emballés par ta « Guêpe ». Affirmation générale ce jour-là : il n’y a plus rien à dire sur cet animal (la guêpe, pas toi). Pourquoi ne publies-tu pas ici La Rage ? Sais-tu que Tavernier m’avait demandé un texte pour un autre éditeur aussi. J’avais refusé, à cause de mon contrat, mais toi, rien ne t’empêche.
Je n’irai pas à Lyon. Les représentations en zone sud sont supprimées. Celles de Paris sont bien malades, une des actrices ayant subitement disparu. Il faut donc que tu viennes à Paris.
Je travaille en ce moment à mon chapitre sur la révolte, que je dois donner à Grenier. Il vient sans venir. Ensuite, La Peste. J’attends ce moment avec impatience. Je crois que cette fois je tiens le bon bout.
Mais je fais tout cela au milieu d’une foule d’occupations dont je dois une partie à Pascal1. De plus je ne suis pas chauffé depuis quinze jours, et je trouve ça assez déprimant.
Bien des raisons de tristesse et d’espoir aussi autour de nous. Mais quoi, il faut aller jusqu’au bout. On nous y mènera de toute façon.
Quoi encore ? Gabriel Marcel a fait sur Bataille et sur moi une conférence agressive. Je n’y suis pas allé. Mais enfin il paraît que mon expérience n’est pas authentique. Écris-moi que tu vas venir. Moi aussi je suis content de penser à toi.
Affectueusement,
Camus
— Oui, « La Guêpe » est une fameuse chose.
1. Pascal Pia est arrivé à Paris en août 1943. Secrétaire général du nouveau mouvement uni de Résistance qui regroupait Combat, Libération et Franc-Tireur, et secrétaire de rédaction du journal clandestin Combat. Albert Camus de son côté est à Paris en novembre. Pascal Pia ne tarde pas à l’introduire dans le mouvement et à le faire participer à la rédaction du journal (dont les articles sont anonymes ou signés de pseudonymes). On peut supposer qu’en février 1944, les « occupations » dont il parle dans sa lettre concernent et les réunions et la rédaction d’articles pour Combat. C’est seulement le 24 août 1944 que paraîtra le premier numéro librement diffusé du journal dont Camus deviendra le principal éditorialiste — et peu après le rédacteur en chef.
33. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Fr[onville]
Le 9 mars 19441
Cher,
ça a été une vraie déception d’apprendre que tu ne viendrais pas. Je tâcherai donc d’aller à Paris (au début d’avril peut-être), mais j’ai aussi une vie remplie à craquer… Tu me dis que tu travailles à la Révolte, et qu’aussitôt après tu te remettras à La Peste : cela me suffit presque (j’avais peur que tu sois comme moi à peu près empêché d’entreprendre aucun travail profond).
Leynaud, Tavernier, vont me parler de toi. J’aurais bien aimé pouvoir lire dans Domaine ton fragment de Peste, mais je n’ai pu encore seulement voir un exemplaire de cette publication… J’en suis à ton article sur Parain2, dont, puisque je n’ai pas lu les livres dont tu traites, je ne puis parler bien sérieusement — ravi seulement comme toujours par l’envergure et la profondeur de tes vues (même quand il ne s’agit que de « propositions » plutôt que de « positions ») et plus que satisfait (on le serait à moins…, au fond, le serais-je à moins ?) de la place où tu me mets, et où tu veux (si persévéramment, — si fraternellement aussi) qu’on me mette.
1. Il s’agit d’un fragment non signé, et non envoyé ; Francis Ponge s’explique sur son habitude des lettres commencées et laissées sans suite au début de la très longue lettre suivante, le 17 mars dont ces quelques lignes constituent un brouillon inachevé.
2. L’article d’Albert Camus « Philosophie de l’expression », paru dans la revue Poésie 44 (janvier-mars 1944), portait sur deux livres de Brice Parain publiés chez Gallimard en 1942-1943 : Essai sur le logos platonicien et Recherches sur la nature et les fonctions du langage, tous deux issus des thèses soutenues à la Sorbonne par Brice Parain en 1939.
34. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Lyon
Vendredi 17 mars 1944
Cher Camus,
Curieux comme il me devient difficile de t’écrire. Il faudrait le faire presque chaque jour, alors ce ne serait rien. Et certainement j’y pense presque chaque jour, je commence même des lettres… Enfin, sois tranquille, chez moi c’est très bon signe (avec Paulhan, par exemple, il en a toujours été ainsi. Avec Hélène aussi (ma sœur)).
Leynaud vient de me parler de toi. Il m’a dit notamment que tu devais avoir diné avec Eluard et Paulhan, et mon cœur a bondi de plaisir. Mes trois meilleurs amis ensemble.
Après coup, j’ai pensé que vous n’étiez peut-être pas seuls, que c’était peut-être le déjeuner du prix de la Pléiade, et j’en ai éprouvé une certaine déception.
J’avais justement parlé de toi avec Paul il y a quelques semaines. Mais pas assez. Il me paraissait un peu trop « contre » (Le Mythe). Et je n’étais pas sûr de lui avoir inoculé une dose suffisante (de doute à ce propos sur lui-même) pour le faire revenir encore sur son opinion (très ami, par contre, de L’Étranger).
Si vous vous êtes un peu bien vus, il aura sûrement fait des progrès. C’est toujours le même homme admirable.
*
Leynaud me dit que tu passeras vers la mi-avril. J’ai été sur le point d’aller à Paris ces jours-ci mais cela ne s’est pas arrangé. Fais-moi savoir la date de ton passage, n’est-ce pas ? Il est possible que j’aille à Paris au début d’avril (pas sûr encore, d’ailleurs). Nous pourrions à mon retour voyager ensemble ? Mais il me faut savoir ta date. Je pars dans quelques heures pour une longue tournée. La précédente n’avait pas été trop fatigante. Et mes repos à Fronville sont heureux et tranquilles. Ne t’y arrêterais-tu pas pendant une semaine ou deux (ou plus !) après Saint-Maximin ? Cela nous ferait tant de plaisir. Et Leynaud serait peut-être là, qui vient de nous demander de lui trouver un logement là-bas le plus tôt possible… — Penses-y. (On pourrait te coucher à la maison cette fois).
J’espère que tu as terminé ton travail pour Grenier, et t’es remis à La Peste. Je serai tout à fait content quand je saurai que tu travailles bien pour toi. Tu as moins froid, en tout cas, depuis ces beaux jours printaniers ? Donne des détails. Dis si tu as des nouvelles de Francine.
Ne m’oublie pas auprès de Pascal auquel nous pensons bien souvent aussi, ainsi qu’à ses deux jeunes dames limousines.
Dis-moi toujours bien ce que tu peux entendre (d’intéressant) à mon sujet (et non seulement les louanges !). J’ai idée que « La Lessiveuse » pourrait faire hurler certains (sur placards, elle m’a semblé presque provocante) ? Non ? Non, « La Guêpe » n’est pas si fameuse. Oui, les Suisses sont des cons. Le Savon a beaucoup progressé. Dans le prochain numéro de Poésie 44 tu liras « L’Eau des larmes » que je viens d’achever (cela fait partie (petite partie) de mes études préliminaires, ou antépréliminaires à « L’Homme1 »).
Je n’ai pas encore pu seulement entrevoir ce Domaine où nous voisinons. J’avais pourtant faim de ton fragment de Peste.
J’en suis à ton article sur Parain. Comme toujours, l’envergure et la profondeur de tes vues me ravissent. Même quand il s’agit de vues cavalières, si je puis dire (s’agissant d’un problème qui est trop le mien pour que je sois bon juge d’ailleurs). Et tu es gentil de vouloir si opiniâtrement, si amicalement aussi, me hisser à cette place où tu prétends qu’on me mette — et qui est bien la seule qui puisse satisfaire ma vanité.
Pardon de te parler si mal de tout cela. Les départs me donnent toujours un peu de fièvre, me font un peu sortir de moi-même (en même temps que de ma maison).
Enfin, c’est le métier. Et je suis content, somme toute, de l’arrangement actuel de ma vie.
Sur ces considérations particulièrement réconfortantes, je te quitte, mon très cher, en t’en serrant dix — et en t’embrassant — avec toute ma tendresse.
Francis
1. « L’Eau des larmes », Poésie 44, n˚ 18, mars-avril 1944.
35. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
Mardi [21 ou 28] mars 1944
Mon vieux Ponge,
Ne change rien à tes projets de voyage à Paris. Ma descente vers le sud n’est pas sûre du tout. J’ai accepté en principe d’aller faire une conférence au Sana des étudiants à Saint-Hilaire-du-Touvet et je pensais en même temps prendre un peu de repos. Mais j’ai ici des obligations qui ne me lâchent pas et je ne sais pas si cela sera possible. Oui, j’ai déjeuné avec Eluard et Paulhan et avec le plaisir amical. Mais avec E. ça ne s’accroche pas tout à fait. Il est vrai que je ne l’ai encore vu que trois ou quatre fois et, en général, pour des questions professionnelles.
J’ai terminé ma note pour Grenier. Je suis revenu à La Peste. C’est-à-dire que le soir, tard, après des journées écrasantes, je regarde le manuscrit et je rêve à autre chose. Mais il en sortira peut-être quelque chose. Pas de nouvelles de Francine. Je vois souvent [une tache d’encre rend ici le nom illisible].
J’ai peu à dire sur toi et ce qu’on pense de toi. Je n’ai pratiquement plus de conversation du genre. Je sais seulement que Sartre et Simone de Beauvoir, Leiris et d’autres étaient très excités sur « La Guêpe ». Moi aussi. Je ne sais qui m’a dit que « L’eau des larmes » était un admirable texte. Je l’attends avec beaucoup de joie.
Mon article sur Parain ? Beaucoup ne l’aiment pas, mais pas pour des raisons pures. J’ai l’intention de récidiver, avec l’entêtement que tu me connais. Mais en réalité, je n’ai pas le temps, c’est terrible.
Tu as déjà compris que je suis plutôt triste. C’est sans doute le printemps. J’ai envie d’une autre lumière, des plages que je connais. Mais quoi ! Je suppose que cela n’a pas de sens.
Écris-moi si tu ne viens pas. Mais je serai content si tu viens. Au revoir, vieux, amitiés à vous trois et pour toi, ma vieille affection.
A. C.
Le Malentendu sera joué chez Herrand, fin mai sans doute. Je l’ai refait, le prologue est supprimé1.
A. C.
1. Marcel Herrand (1897-1953), acteur et metteur en scène, a succédé en 1939 à Georges Pitoëff au Théâtre des Mathurins. C’est dans ce théâtre qu’il a créé Le Malentendu le 24 juin 1944, avec Maria Casarès dans le rôle de Martha, lui-même interprétant celui de Jan et Paul Oettly celui du domestique. Oettly a participé à la création de toutes les pièces de Camus ; il était le fils de Sarah Oettly qui tenait la pension de famille du Panelier. Son épouse, Marguerite Faure, était la tante de Francine Camus.
36. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
[mars 1944]
Mon vieux Ponge,
Un mot seulement et pour une affaire précise. J’ai eu hier une conversation à ton sujet avec Sartre. Il est décidé à faire une étude sur ton œuvre dans les Cahiers du Sud1. Je lui ai parlé de tes Cahiers et des dessous de ton œuvre et pour ma part je lui communiquerai tout ce que j’ai. Ne pourrais-tu, pour que l’étude soit complète, lui communiquer aussi 1) « Le Mimosa » (qu’il aimait beaucoup mais qu’il ne peut retrouver 2) tes notes et tes cahiers (le manuscrit suisse, le Bois de Pins, des inédits), etc.
J’insiste, parce que je crois la chose importante pour ton œuvre et que j’y trouverai aussi une satisfaction personnelle. Tu pourrais m’envoyer le tout et je ferai la liaison. Mais il faudrait que ce soit le plus tôt possible.
Dis-moi que tu es d’accord.
Affectueusement.
Camus
1. L’important article de Jean-Paul Sartre, « L’homme et les choses », paraît en deux livraisons successives dans la revue de Seghers Poésie 44, n˚ 20 et 21. Dans le n˚ 21 figure également l’« Introduction inédite au galet » de Francis Ponge.
37. — NOTE DE FRANCIS PONGE
14 avril 1944
Deux lettres de moi à Camus1, l’une du 4/4/44, l’autre du 14/4 mise dans la même enveloppe le 14/4 et envoyées recommandées avec :
1) Extraits de Fontaine sur l’Absurde
2) Maquette de La Rage avec « Le Mimosa » (dernier ex. débroché) et dernière copie dactylogr. de « Strophe »
4) Souvenirs interrompus2
Demande de m’accuser réception chez Sénard3.
1. Ces deux lettres n’ont pas été retrouvées.
2. Peut-être s’agit-il de l’article sur Le Mythe de Sisyphe que Georges Blin avait publié en 1943 dans la revue Fontaine (4e année, tome 5, n˚ 30) sous le titre « Albert Camus ou le sens de l’absurde ». Les « Moments » paraîtront en 1948 sous le titre Proêmes, textes pour lesquels Francis Ponge songeait au titre Les Moments critiques. Cette catégorie générique s’explicite de la façon suivante dans les Proêmes : « Ce sont vraiment mes époques, au sens de menstrues […] Quand je ne serai plus capable de ces saignées critiques […] il est à craindre que cela signifie que je ne suis plus capable non plus d’aucune œuvre poétique… » Quant aux « Souvenirs interrompus », ils ne paraîtront que très tardivement dans trois numéros de La NRF (n˚ 321, 322, 323 en octobre, novembre et décembre 1979). Il s’agit de souvenirs rédigés à La Suchère très vite après sa démobilisation en juillet 1940. Ce récit autobiographique, incluant de nombreux portraits de ses camarades, ainsi que les textes critiques et théoriques des « Moments », étaient destinés, comme le confie Francis Ponge à Jean Paulhan, le lendemain de la rédaction de cette note (lettre du 15 avril 1944) « autant à aider Sartre qu’à le dérouter ».
3. « Carte Confluence de René Tavernier déposée chez Sénard, 27 boulevard des Brotteaux à Lyon. »
38. — FRANCIS PONGE À PIERRE HERVÉ
Paris, le 9 juin 1944
Mon cher Hervé1,
ça n’est pas tout à fait cela…
Pia, me montrant à l’époque et dans le lieu que vous dites Thierry Maulnier (mais sans doute n’était-ce pas du doigt), me dit à peu près qu’il se faisait fort de prouver que ce personnage était un écrivain de police et que l’on pourrait faire un livre de ses articles de dénonciation. Je pense qu’il s’agissait de certains articles parus avant-guerre2. C’est aussi ce que je vous ai dit quand je vous ai rencontré il y a quelque temps, puisque T. M. venait de vous traiter d’écrivain de police, ce qui m’avait remis cette histoire dans l’esprit, — et Martin-Chauffier qui, vous vous en souvenez, assistait à notre entretien, dit alors que c’était Je suis partout qui avait transmis un dossier sur lui à la Gestapo3.
J’ai donc ces raisons-là, et quant à moi je n’en ai pas d’autres, de vous laisser Thierry Maulnier.
Mais pourquoi Camus dans le même article ? Non, il s’agit là d’un glissement dans votre raisonnement que je supporte mal, car si vous deviez ainsi glisser de mon nom à celui de Pia, puis à celui de Camus, il vous fallait alors faire état de ce que vous savez bien, à savoir que Pia et Camus sont depuis longtemps et restent mes amis, l’étant devenus sans doute et l’étant restés à peu près pour les raisons qui m’ont fait aussi devenir et rester le communiste (le mauvais communiste) que je suis. Certes, je crois qu’ils s’égarent parfois, très différemment d’ailleurs, lorsqu’ils émettent des jugements ou prennent des positions d’ordre politique (mais et moi ? Ne me trompé-je pas aussi, sans cesse ! Je ne suis pas assez bête pour en douter) si bien que, quand je les vois (rarement d’ailleurs à mon gré) nous évitons seulement de parler politique, et donc je ne saurais dire du tout ce qu’ils disent ou professent actuellement. Quant à moi, vous le savez aussi, ayant choisi de ne pas être un militant pour des raisons assez proches peut-être de celles de Camus (je sais que je n’irais pas au bout de ce mode d’expression qu’est l’action politique), il me faut donc faire (pour le faire bien) uniquement ce que je fais : la meilleure littérature qu’il me soit possible…
… cette lettre n’en est pas un exemple… ! Je m’en sauve donc au plus vite…
Bien à vous,
Francis Ponge
1. Pierre Hervé, résistant dès 1941, communiste, collabore à Libération, fondé par d’Astier de la Vigerie. Il quittera ce journal pour devenir directeur-adjoint de L’Humanité et sera, après-guerre, député communiste. Il est donc un « camarade » de Francis Ponge en 1944.
2. Dès avant-guerre, Thierry Maulnier est engagé à l’extrême droite ; en 1936, il fonde l’hebdomadaire L’Insurgé d’inspiration fasciste et, à partir de 1938, collabore régulièrement à l’Action française.
3. Louis Martin-Chauffier (1894-1980), fondateur du Comité national des journalistes, est rédacteur en chef du journal clandestin Libération de 1942 à avril 1944, date à laquelle il est arrêté par la Gestapo et envoyé en camp de concentration. L’hebdomadaire Je suis partout, fondé en 1930 et dont Pierre Gaxotte fut responsable jusqu’en 1939, est d’abord proche de l’Action française puis devient, à partir de 1941, le principal journal collaborationniste et antisémite sous l’Occupation.
39. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
NRF
24 juin 1944
Mon cher Ponge,
Merci. Je n’avais pas lu l’article d’Hervé, faute de temps et de goût. Mais je tiens à ton opinion. Et c’est cela qui compte. Encore merci.
Ton
A. Camus
40. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Les Fleurys
17 juillet 1944
Que deviens-tu ? Aucune nouvelle depuis mon voyage (six semaines). Il est vrai que je n’en ai demandé qu’à Tardieu (en lui envoyant mon pensum de bibliothécaire). Mais il ne me répond pas.
Donne-moi aussi des nouvelles de Tarbes ( — et de Pascal si tu en as1). À ce propos, j’aurais besoin de l’adresse de Blanzat2. Peux-tu me la donner ? Pour J. P. dont je n’ai pas l’adresse et ne sais rien, je ne compte que sur toi3.
Nous allons bien.
Tu sais que j’ai fait encore un voyage, après t’avoir vu. Bref d’ailleurs. Je t’ai envoyé de Lyon quelques fragments sans les relire. À en revoir les doubles je me suis aperçu qu’il y avait là bien autre chose que je ne pensais (et plusieurs qui naturellement n’ont rien à faire dans Les Moments). Mais qu’en dis-tu ?
J’ai pu lire une fois le journal depuis un mois. J’y ai vu que Le Malentendu était représenté. Comment cela a-t-il marché ? Il me tarde vraiment de savoir quelque chose4. Je n’ai rien écrit que de nouveaux états du Savon, qui ne vient pas bien.
Dis-moi tout car je ne sais plus rien de rien ni de personne. Nous vivons en pleine rêverie (moi du moins).
Fais mes amitiés aux amis. Sans oublier Lemarchand ni Sartre qui m’a beaucoup plu. Écris bientôt, n’est-ce pas ?
Je t’embrasse,
Francis P.
1. Jean Paulhan [Tarbes] et Pascal Pia.
2. Jean Blanzat (1906-1977), écrivain, résistant au sein du réseau du Musée de l’homme, cofondateur avec notamment Jean Paulhan en 1941 du Comité national des écrivains, émanation du Front national (communiste)
3. En août 1944, craignant une nouvelle arrestation (il avait été arrêté par la Gestapo en 1941), Jean Paulhan se cache quelque part non loin du jardin d’acclimatation, « en exil » (lettre de début août 1944 à Francis Ponge, dans Correspondance, éd. cit., p. 321)
4. La création du Malentendu s’est en vérité fort mal passée ; lors de la générale, le 24 juin 1944, aux Mathurins : sifflets, lazzis, salle déchaînée ; l’échec est manifeste, malgré une Maria Casarès qui sut s’imposer sous la tempête. L’hostilité du public cessa lors des représentations suivantes. Les raisons de l’accueil négatif sont multiples : politiques sans doute (les critiques présents sont essentiellement hostiles à la Résistance à laquelle Camus est censé appartenir), mais aussi peut-être esthétiques (Camus lui-même reconnaît quelques maladresses, longueurs…).
41. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE1
21 mars 1945
Mon cher Ponge,
J’avais complètement oublié que je serai en banlieue samedi après-midi. Veux-tu me téléphoner le soir à 18 heures, sauf le mardi, au journal, pour que nous convenions d’un autre rendez-vous, aussi rapproché que possible.
Excuse-moi. À bientôt et toujours à toi,
Camus
1. Pneumatique adressé à Action place des Pyramides. L’hebdomadaire Action, fondé par des résistants communistes, a paru clandestinement jusqu’en juillet 1944 puis librement à partir de septembre 1944. Le 13 octobre 1944, Aragon avait proposé à Francis Ponge de diriger les pages littéraires et artistiques d’Action. Celui-ci exercera cette responsabilité qui lui permet de publier de nombreux écrivains et poètes, Jean Paulhan, René Char, Jean-Paul Sartre, Raymond Queneau, Georges Limbour, Guillevic, Gaétan Picon… dans un esprit d’ouverture, jusqu’à ce qu’il ne supporte plus l’évolution du journal vers ce qu’il appelle « une politique d’un sectarisme imbécile », et qu’il finisse par en quitter la rédaction (en octobre 1946) puis le parti auquel il avait adhéré à l’époque du Front populaire.
42. — FRANCIS PONGE À JEAN SÉNARD, PASCAL PIA ET ALBERT CAMUS
Coligny, le 8 août 1945
Chers amis,
depuis plus d’un an que Leynaud nous a quittés1, et plus de six mois que vous m’avez demandé quelques pages à son sujet, j’ai beaucoup pensé à lui, j’ai bien souvent rappelé mes souvenirs, regardé ses photographies, évoqué sa figure. L’idée de ce recueil est une idée bien naturelle : Leynaud était journaliste et poète ; beaucoup de ses meilleurs amis, comme lui, font (ou faisaient) profession d’écrire. Moi-même, il est patent que…
Il est vrai aussi que la pensée de me refuser à un tel témoignage ne m’est jamais venue. Au contraire, dès qu’il en a été question, je me suis promis de participer à ce recueil. Et dès lors cette idée m’a été chère. Je l’envisageais avec sérieux, avec intérêt et avec un grand plaisir.
À de nombreuses reprises j’ai voulu me mettre à ce travail, j’ai pris de nombreuses notes. Voici pourtant ce qu’à la trentième ou quarantième tentative il me faut bien avouer : rien (de satisfaisant) n’arrive à se former à ce sujet dans mon esprit ou sous ma plume. Il me semble parfois que je n’ai rien de particulier à dire. Et je suis tenté d’abandonner la partie (mais il ne peut en être question).
*
Et sans doute est-il naturel que, de cette incapacité, je me demande d’abord raison à moi-même. Face à un tel sujet, que pouvais-je, que puis-je ? Si différent de ceux qu’il est dans mes habitudes et donc en mon pouvoir d’aborder. Devoir, en somme, si peu accordé à mon devenir… Devoir toutefois auquel — pour tant de raisons — je ne peux ni ne désire me dérober. Pour tant de raisons dont justement voici l’une (et je me réfère ici à une autre de mes habitudes constantes) : ce souci persistant qui est le mien (et pourquoi m’en défendrai-je puisqu’il fait si évidemment depuis si longtemps partie de ma nature) de franchir, de dépasser mes limites — dont je me rends pourtant de moins en moins imparfaitement compte — et de tenter au-delà de mon pouvoir, jugeant indigne de me limiter à ce que je fais naturellement bien et avec bonheur, — indigne de m’enclore dans un bonheur en somme trop facile et dans mon succès d’expression.
Que puis-je ? sinon le traiter en toute humilité, en apprenti non en maître, sans chercher à masquer mes hésitations, mes faiblesses, marches et contremarches (et par conséquent longueurs.
Et après tout à Leynaud lui-même je n’avais pas pris du tout l’habitude d’apparaître comme un maître, mais plutôt comme un condisciple, un étudiant. Et je le rendais volontiers témoin de mes questions, débats et repentirs autant que de mes certitudes et de mon orgueil (qu’il approuvait).
Que puis-je donc sinon rendre compte comme je suis en train de le faire de toutes mes démarches, dans leur ambition, leurs réserves ? Et cela sans pudeur devant ces références constantes à moi-même, cet empuantissement du sujet ? — Mais il n’y a point de création, de transmutation honnête sans chimie, sans cuisine, ni de chimie ou de cuisine sans puanteur.
Et après tout2 cela ressemble déjà pas mal à nos promenades et conversations. Lui parlant peu mais auditeur parfait, provoquant la confidence, en semblant intéressé. Moi parlant beaucoup et me cherchant en sa présence. Et pas content enfin de ce que j’avais dit, de comment j’avais été, mais, l’ayant quitté : plein d’amour pour lui et d’orgueil et de contentement de ses réactions.
Et peut-être ici déjà Leynaud a-t-il commencé à vous apparaître ?
*
J’essayais en somme mes idées et ma personnalité contre la sienne. Il fallait que cela tienne, c’était le criterium de perfection, ou de pureté, etc. C’était un haut scrupule — Et il n’avait pour ainsi dire que cette qualité… (fin et moyens), moi qui suis tendu vers l’efficace,
[dessin au crayon de l’emblème communiste faucille et marteau, d’abord maladroitement esquissé, puis inscrit à l’intérieur d’une étoile]
1. Le 14 décembre 1944, Francis Ponge avait reçu une lettre de Jean Sénard (qui se trouvait à cette date diriger à Lyon l’antenne régionale de la Radiodiffusion française), lui demandant s’il accepterait « d’écrire quelques pages pour une plaquette de grand luxe à la mémoire de Leynaud » dans laquelle, disait-il, on trouverait aussi « des souvenirs de Pia, de Camus, de Picq, de Garampon » et de lui-même, ainsi que des portraits de René Leynaud et quelques-uns de ses poèmes.
2. Le mardi 6 juin 1944, alors qu’il vient de quitter Francis Ponge Place Bellecour, René Leynaud est arrêté par la milice à Lyon. Porteur de documents clandestins, il cherche à fuir, mais une rafale l’atteint aux jambes ; transporté à l’hôpital, il est incarcéré au Fort-Monluc. Le 13 juin, les Allemands évacuent Lyon et choisissent dix-neuf prisonniers qu’ils fusillent dans un bois à Villeneuve-les-Dombes. René Leynaud est l’un d’entre eux. Le texte de Ponge en hommage à Leynaud, « Baptême funèbre », paraît dans les Cahiers du Sud, n˚ 274, 1945 (repris ensuite dans Lyres, premier volume du Grand Recueil, en 1961).
43. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
34, rue Lhomond1 (5e)
23 juin 1946
Cher Camus,
veux-tu que nous consacrions un moment au recueil des poèmes de René2 ?
Le mieux serait que tu viennes à la maison, car l’ensemble des documents dont je me suis servi est assez volumineux et nous pouvons avoir à nous y référer.
(Si Francine t’accompagne, cela nous fera plaisir.)
Nous partons le 8 juillet pour trois mois. Téléphone-moi donc bientôt (POR 03-09) pour que nous prenions jour.
Amicalement,
Francis P.
1. Depuis septembre 1945, Francis Ponge habite rue Lhomond un appartement que lui sous-loue Jean Dubuffet dont il a fait connaissance le 5 octobre 1944, dans l’atelier du peintre.
2. En septembre ou octobre 1945, Francis Ponge passe chez Gallimard pour reprendre le manuscrit des poèmes de René Leynaud remis par Jean Paulhan trois ou quatre mois auparavant ; ne trouvant personne, il laisse à l’intention de Raymond Queneau un billet indiquant qu’Albert Camus et lui ont encore à travailler sur ce manuscrit. Début avril 1945, la veuve de René Leynaud, Ellen, fait part à Francis Ponge de son impatience quant à la publication du recueil. Le 16 avril, c’est désormais son extrême déception qu’elle exprime : le volume d’hommage que Jean Sénard lui annonçait ne serait sans doute prêt qu’en juin ; quant au recueil, Francis Ponge aurait dû y travailler avant le départ d’Albert Camus dont il fallait maintenant attendre le retour. Elle dit aussi à Francis Ponge avoir écrit à Albert Camus pour lui réclamer le manuscrit. C’est à la suite d’une lettre de la sœur de René Leynaud au sujet de ces manuscrits et de l’état psychologique d’Ellen, « très déprimée », que Francis Ponge sollicite de son ami cette réunion de travail.
44. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
34, rue Lhomond (5e)
Port-Royal 03-09
Mardi 2 juillet 1946
Cher Camus,
n’as-tu pas reçu le mot que je t’ai adressé aux bons soins de Michel G.1 il y a une huitaine de jours ?
Mon travail sur les manuscrits et dactylographies des poèmes de Leynaud est terminé. Le recueil est prêt. Ellen en a approuvé l’ordonnance (et le choix). Mais il reste une ou deux choses à voir (introduction à prévoir ? — Quelques détails de texte — je l’ai établi mais je veux te justifier cela, pièces en mains).
Je te demandais de trouver un moment et de venir voir cela à la maison afin de m’épargner le coltinage de tous les documents. Si tu ne peux ou ne veux, faisons-le ailleurs. Mais nous partons lundi pour trois mois à Coligny. Cela devient donc très urgent. Si Francine t’accompagne cela nous fera plaisir. Téléphone ou écris. Je m’arrangerai pour que tes jours et heures deviennent les miens,
à toi,
Francis P.
1. Michel Gallimard est le neveu de Gaston Gallimard. Albert Camus n’a pas répondu à la lettre précédente. Mais le 7 juillet, Francis Ponge note : « Manuscrit remis à Camus le 7 juillet 46, avec une photo pour le frontispice. » « Écrit à Ellen pour l’en informer le même jour », « Renvoyé à Ellen le 8 juillet 46 tous les manuscrits, copies, doubles, qui ont servi à l’établissement du manuscrit définitif. » Il semble bien que pour Francis Ponge le processus a trouvé son dénouement.
45. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
27 juillet 1946
Mon cher Ponge,
Je voudrais beaucoup que tu fasses parvenir la photo de René et que tu me dises ce qu’on peut faire du manuscrit. J’ai envoyé mon texte sur lui à Lyon. Je ne suis pas à Paris en ce moment. Mais si tu pouvais faire déposer le tout à Combat, tu me rendrais service. Bien à toi1.
Camus
1. Sur cette lettre Francis Ponge a noté au crayon : « Répondu de Fronville le 1er août 46. » Mais nous ne possédons pas cette réponse. La demande d’Albert Camus semble contredire la note écrite par Francis Ponge le 7 juillet « manuscrit remis à Camus le 7 juillet 46 avec une photo pour le frontispice ».
46. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Coligny, le 19 septembre [1946]
Cher Camus,
nous venons de voir Ellen Leynaud. Elle aimerait savoir où en est le recueil. Si tu as pu écrire l’introduction, si le manuscrit est à la composition, etc.
Je n’ai pu lui dire grand-chose, mais lui ai promis de t’écrire (voilà qui est fait), et de te voir à ce sujet dès ma rentrée. Nous serons à Paris le 2 octobre.
Le petit garçon est magnifique : vigoureux, énergique, caressant, doué d’imagination et d’humour. Ellen m’a paru radieuse, malgré (ou à cause) des larmes qui jaillissent encore, quelquefois.
Son intérieur particulier est curieusement moderne (dans le provincial) et rococo à la fois ; atrocement féminin, en somme.
Rue Vieille-Monnaie, tout a été remis à neuf (sauf la chambre de René, laissée en l’état, avec même une carte du front russe) : un de ses frères présentement l’habite qui ne lui ressemble pas assez (ou pas trop), celui qui vient d’Alger.
*
Je viens de retourner à L’Arche l’épreuve de mon texte. Amrouche ne m’a pas l’air de se rendre compte du cadeau que cela représente : il a choisi un tout petit caractère et d’après le numéro du placard il ne me semble pas que je vienne en tête du numéro. Tant pis pour lui (je ne lui en dis rien, bien sûr ; cela fait seulement que je ne suis pas plus content de lui que je ne le suis de Seghers, par exemple1).
*
Il pleut et je n’ai aucun plaisir à vivre ici. Mais j’ai passé une semaine magnifique à Marseille, où je me suis baigné tous les jours dans l’eau la plus bleue et la plus salée du monde — et je ne garderai que ce souvenir de cet été2,
À bientôt, ton
F. P.
1. Jean Amrouche est, de février 1944 à février 1945 à Alger, puis de 1945 à juin 1947, à Paris, le directeur de la revue mensuelle L’Arche, éditée par Edmond Charlot. Albert Camus figure au comité de rédaction. Le texte de Francis Ponge « Lieu de la salicoque » paraîtra dans le vingtième numéro de novembre 1946.
2. À partir du 6 septembre 1946, Francis Ponge a passé une semaine à Marseille chez les Tortel, avant de se rendre à Lyon chez Ellen Leynaud.
47. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
NRF
23 septembre 1946
Mon cher Ponge,
Gallimard éditera les poèmes de René. Je ferai la préface. C’est pour elle que je t’écris. Je voudrais que tu m’envoies d’urgence le petit texte pour le monument de Villeneuve. Je croyais l’avoir pris, mais je viens de me souvenir que je te l’ai laissé. Naturellement je te le rendrai.
La préface est avancée. Le volume complet sera mis en fabrication la semaine prochaine. Dans trois mois, la sortie. Dis tout cela à Ellen. Je lui ai écrit d’Amérique au début de juin et j’ai envoyé de là-bas quelque chose au petit Pierre. Je voudrais savoir si elle a tout reçu1.
J’ai passé de mauvaises vacances. Je crois que je vais être obligé de faire un séjour en montagne cet hiver. La Peste est finie. Mais je n’ai pas envie de publier ni cela, ni autre chose. Je les garde pour moi jusqu’à ce que le goût me revienne. À bientôt. Je te serre la main,
Camus
Qu’est l’adresse exacte d’Ellen ?
1. Les Poésies posthumes de René Leynaud paraissent en 1947 aux Éditions Gallimard, avec une préface d’Albert Camus.
48. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
11 août 1947
Mon cher Ponge,
Voici épreuves et manuscrit. J’ai fait une première lecture, attentive. À toi, le reste. J’ai envoyé un double à Ellen. Puis-je te demander d’aller vite ? Ce serait bien de faire paraître ça à la rentrée. Conseille-moi aussi pour la préface, dont je ne me suis jamais sorti.
Bon Chambon. Et à bientôt.
A. Camus
49. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Ladreyt, le 16 août 19471
Cher,
J’ai fait vite, tu vois2.
Mais ici pas de dictionnaire. Veux-tu donc, au Littré je te prie (c’est le seul qui vaille), regarder si débuché existe, ou seulement est possible.
Sinon, page 57 du ms, il faudra débouché.
Tu verras aussi que j’ai rétabli le tercet final, page 45 du ms. Réflexion faite, c’est plus honnête, je crois3.
Mais décide.
*
Nous sommes bien ici. J’y revois, après treize ans, mon vieil ami Charles Falk4. Cela me console un peu de t’avoir manqué. Tu devrais revenir passer quelques jours, avant le 1er septembre. Après, je serai près d’Avignon, — et de Char.
*
En général, j’ai à défendre La Peste (contre tes amis même), mais tu peux croire que je le fais avec cœur, et assurance : je t’y vois tout entier, livré comme nulle part, ingénument, comme je t’aime — Puis, j’aime tant qu’on traite un sujet.
À bientôt,
ton
F. P.
1. Pension « Les Glycines », à Ladreyt, par Chambon-sur-Lignon, Haute-Loire.
2. Le 29 juillet 1947, Francis Ponge reçoit de Louis-Daniel Hirsch une lettre à en-tête de la Librairie Gallimard : « Albert Camus me prie de vous demander aussi votre adresse de vacances où il voudrait vous envoyer les épreuves des Poèmes posthumes de Leynaud pour les corriger. »
3. La poésie de René Leynaud est essentiellement de facture classique, avec alexandrins et sonnets.
4. Charles Falk, stomatologue, est un ami de Francis Ponge depuis les années 1920. « Le patient ouvrier » lui est dédié dans les Douze petits écrits (1926).
50. — GABRIEL AUDISIO À FRANCIS PONGE
26 mars 1948
Mon p’tit vieux, je viens de recevoir une longue réponse d’Aguesse au sujet des Cahiers de Sidi Madani1. Il opine dans le sens « éditeur », par exemple Gallimard. Mais d’après tout ce qu’il me dit, il me semble qu’il est indispensable d’avoir un entretien avec Camus auparavant.
Veux-tu organiser ça, si Camus est rentré, pour la semaine prochaine ? Il est possible que je parte dès samedi prochain (le 3) pour la Hollande, et ensuite pour Alger. Si j’allais à Alger, ayant vu Camus, cela me faciliterait les discours avec Aguesse.
Tu sais qu’en sortant de chez toi l’autre soir j’étais très mal fichu (tu m’auras d’ailleurs vu assez morne pendant la soirée), grippe, fièvre, et par-dessus le marché je manquai le dernier métro. Il m’a fallu plusieurs jours pour me remettre !! Naâl-din-immok de Sidi Madani !
Affections,
Gaby
1. En octobre 1947, Francis Ponge avait rencontré Christiane Faure, belle-sœur de Camus, chargée avec Charles Aguesse de faire du Centre d’éducation populaire à Sidi-Madani, non loin d’Alger, un Centre culturel accueillant des invités venus de France, écrivains et artistes. Francis et Odette Ponge y séjourneront de mi-décembre 1947 au 9 février 1948, en compagnie d’Henri Calet et d’Eugène de Kermadec, bientôt rejoints par Michel Leiris. Charles Aguesse, chef de service du mouvement de jeunesse et d’éducation populaire qu’il a créé en 1945, écrit à Francis Ponge, le 11 avril 1948 pour lui dire qu’il a transmis son accord à Gabriel Audisio quant à l’éventuelle publication des Cahiers de Sidi Madani par Gallimard. Il n’a pas reçu de réponse mais compte sur cette réponse pour l’ajouter au rapport qu’il doit à l’Administration. Gabriel Audisio pense que l’appui d’Albert Camus pourrait être décisif.
51. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
34, rue Lhomond (5e)
Dimanche 28 mars 1948
Cher,
l’autre jour nous fumes plusieurs ANCIENS de Sidi Madani à la maison : Calet, Leiris, Kermadec — et je t’avais téléphoné, mais tu n’étais pas rentré encore.
Il fut question des Cahiers de Sidi Madani auxquels Aguesse semble tenir (et nous, dans la mesure où nous aimerions lui faire plaisir).
Mot aujourd’hui d’Audisio à ce sujet qui vient de recevoir une lettre d’Aguesse et voudrait t’en parler en même temps qu’à moi semble-t-il, puisqu’il me charge d’organiser notre rencontre.
Quand veux-tu ?
— Cela me fera plaisir de te revoir.
Amitiés
Francis Ponge
Il faudrait que ce soit avant le 3 avril, demande Audisio, qui part ce jour-là en voyage.
52. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
[1948]
Mon cher Ponge,
J’ai laissé passer le temps de te répondre, débordé par mille choses dès mon retour. Nous attendrons donc celui d’Audisio1. Un coup de téléphone à Mlle Labiche, NRF, suffira, si par hasard j’étais absent. Sinon, appelle-moi et nous arrangerons directement la rencontre
À bientôt.
Amicalement
Camus
1. La rencontre avec Gabriel Audisio chez Albert Camus au sujet des Cahiers de Sidi Madani a lieu le jeudi 22 avril 1948.
53. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Mardi 8 novembre 1949
Cher Albert,
Depuis que j’ai causé au téléphone avec Francine, les dés ont roulé à nouveau. Daniel m’a écrit (gentiment d’ailleurs et avec beaucoup d’excuses) que ça ne marchait plus pour moi à Caliban. Me voici donc renvoyé au départ, comme au jeu de l’oie1.
Ceci pour te tenir au courant.
Mais, songeant à toi ces jours-ci, à la vérité je m’inquiète plutôt d’autre chose.
Et par exemple de t’embrasser avant que tu repartes pour la montagne, si tu dois partir,
ton
Francis P.
1. Jean Daniel a fondé avec Daniel Bernstein la revue Caliban en février 1947 ; il en devient le rédacteur en chef à partir de la onzième livraison, en novembre 1947. Cette revue est parrainée et soutenue dès le début par Albert Camus.
54. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Les Fleurys, par Subligny (Yonne)
Le 29 août 19561
Cher Camus,
je voulais t’écrire, mais pensais attendre la parution de La NRF2.
Pourtant, je dois le faire un peu plus tôt, voici pourquoi.
Michel Boissonade, mon beau-frère (c’est le mari de la sœur d’Odette, Denise), ne va pas très bien, depuis longtemps. Il est, depuis longtemps, malade comme on dit de la poitrine. Elle l’a connu à Vence où elle-même finissait de se soigner. Ils habitent maintenant Casablanca, où il a beaucoup de travail (expert maritime). Cet hiver, cela a été très inquiétant et mal déterminé. On a fini par diagnostiquer une paratyphoïde. Il ne se remet pas sans beaucoup de peine. Voici ce qu’aujourd’hui nous écrit Denise : « Les radios marquent une amélioration pulmonaire mais l’état général ne repart pas. Les traitements, la toux, le fatiguent beaucoup et il est déprimant de voir le peu de préoccupations, le peu de curiosité que les médecins apportent à soulager leur malade en dehors de la routine de métier. Nous avons vu ici les deux pontes pulmonaires, des médecins de médecine générale soi-disant compétents. C’est partout la même indifférence ou la même passivité. C’est à se demander si les médecins qui “cherchent” existent encore et l’on ne sait plus où se raccrocher… Je viens de lire un article sur Ménétrier. Ses méthodes s’attaquent aux causes, aux terrains (non aux effets), et donnent confiance. Il soignerait ou aurait soigné Sartre, Camus — et soulèverait, du côté “orthodoxe”, pas mal de réactions. En avez-vous entendu parler ? »
Non, à vrai dire, nous n’en savons rien. Mais peut-être as-tu quelque avis à nous donner ? Tu comprends comme il nous serait précieux.
Merci. Ce serait évidemment un peu urgent.
*
Au fond, je l’ai dit à Paulhan, la publication de ta lettre ancienne (sur Le Parti pris des choses) ne sera pas (n’aura pas été) un mensonge, ni même un demi-mensonge, si nous redevenons amis, comme (vraiment de tout cœur et depuis longtemps) je le souhaite.
Je te serre les mains, et Odette se joint à moi,
Francis Ponge
1. Lettre adressée à Camus aux bons soins des Éditions Gallimard. Sur l’enveloppe, ces mots soulignés : « Personnel et urgent. Prière de faire suivre. »
2. Il s’agit du numéro « Hommage à Francis Ponge » que publie La Nouvelle NRF le 1er septembre 1956. Jean Paulhan avait demandé à Albert Camus l’autorisation de publier sa longue lettre à Francis Ponge de janvier 1943 sur Le Parti pris des choses. Celui-ci avait accepté mais, selon Jean Paulhan, « non tout à fait sans aigreur ». Jean Paulhan demande alors à Francis Ponge s’il est vrai que celui-ci n’aime pas ce que fait Albert Camus. Francis Ponge confirme : « Je n’ai pas cessé de l’aimer, bien que j’aie été (et reste encore) un peu injuste à l’égard de ce qu’il fait (ou plutôt, de ce qu’il écrit). »
55. — ALBERT CAMUS À FRANCIS PONGE
3 septembre 1956
Cher Ponge,
J’imagine à peu près l’état de ton beau-frère. Et Ménétrier doit pouvoir faire quelque chose, car il soigne la cause, sans qu’on ait à supprimer les médications classiques qui, elles, ont plutôt à voir avec les effets. De plus, sa méthode n’offre aucun risque. Le seul ennui est qu’il faudrait que ton beau-frère soit à Paris. Voici en tout cas l’adresse : Dr Jacques Ménétrier, 83 avenue Kléber. Tél : KLE 97 07. Tu peux lui écrire ou lui téléphoner de ma part (aux heures de repas pour le téléphone), mais il te connaît sûrement.
La lettre sur Le Parti pris ne ment pas, en elle-même, et je pense toujours ce que j’ai dit de ton œuvre. Mais sa publication, si longtemps après, est une autre affaire. Elle parle, à mes yeux du moins, d’une amitié pour laquelle je n’ai certainement pas assez fait mais contre laquelle je n’ai jamais rien fait, et qui pourtant s’est endormie dans toutes ces années. De là, ma surprise, un peu de gêne, et de la mélancolie. Mais quoi, ce qui a été écrit peut être lu par tout le monde, ce qui a été vécu appartient à tout le monde. Et c’est très bien ainsi, finalement.
J’espère que l’intervention de Ménétrier transformera ton beau-frère, et je te serre la main, bien cordialement,
Albert Camus
56. — FRANCIS PONGE À ALBERT CAMUS
Paris, le 14 juin 1957
Il faut que je te dise, cher Camus, que depuis quelques jours nous sommes entrés en relation avec Ménétrier, pour notre beau-frère, en nous recommandant de toi comme tu me l’avais permis. Merci donc (nous avons été reçus le mieux du monde). J’espère que cela va être efficace,
Affectueusement à toi,
Francis Ponge
57. — ODETTE ET FRANCIS PONGE À CHRISTIANE FAURE1
34, rue Lhomond, Ve
Paris, le 21 janvier 1980
Comme vous pouvez l’imaginer, chère Christiane, nous avons été bouleversés par l’affreuse nouvelle. Francine vous l’avait-elle dit, nous avions encore passé de longues heures à ses côtés le 17 mai dernier, dînant près de Beaubourg avec elle, qui avait voulu ensuite nous raccompagner dans sa voiture — Nous voici de nouveau à Paris où nous comptons demeurer de longues semaines et nous aimerions tant vous revoir.
Quoi qu’il en doive être nous sommes en pensée de tout cœur près de vous, vous le savez, mais nous espérons très fort que vous trouverez quelques instants à nous donner.
Vos vieux amis,
Odette et Francis Ponge
1. Christiane Faure est la sœur de Francine Camus, décédée le 24 décembre 1979.