Au mois de septembre 1943, Francis Ponge fait part à son ami Albert Camus d’un étrange comportement de la nature, à moins qu’il ne s’agisse que de son regard : « C’est ici le temps des potirons, fruits d’une espèce de liserons géants, genre antédiluvien. Nous en avons un qui fait deux ou trois fois le tour de la maison. Avec ces grandes pluies qui commencent… Si les lézards, très nombreux ici, étaient à proportion, cela finirait par devenir inquiétant. » En cette période d’Occupation, c’est bien le temps qui fait rage. L’histoire s’affole un peu. La monstruosité prolifère. Les liens aussi, qui s’enroulent autour de chacun, immobilisent. L’avenir ne dit rien qui vaille. On s’inquiète.
Un article publié aux États-Unis en 1994 et consacré à Ponge épistolier1 faisait état de « la rumeur éphémère d’une édition des lettres échangées avec Camus ». Il semble que la rumeur éphémère ait fini, vingt ans après, par se transformer en réalité tangible, et que nous soyons désormais en mesure d’entrevoir ce que fut cette amitié si vive et si justifiée en même temps que si vite « endormie » et jamais vraiment, par la suite, ressuscitée.
Il est des questions qui ne devraient peut-être pas se poser. Ainsi, devant la cinquantaine de lettres qu’il nous est donné de connaître, celle de savoir s’il s’agit de la correspondance Camus-Ponge ou bien de la correspondance Ponge-Camus. D’autant que le nombre de lettres de l’un et de l’autre est sensiblement égal, que le nombre de lettres longues, à fort coefficient argumentatif, est lui aussi assez également réparti, et que la relation semble avoir suivi un cours assez parfaitement symétrique : préliminaires, dialogue intense et régulier, relâchement, rupture enfin de la communication (effective, même si quelques mots ou signes sont là pour adoucir). Aucun des deux ne continue d’écrire longuement après que l’autre a commencé de se taire.
Tous les lecteurs de Camus savent qu’il a connu Ponge durant les années de l’Occupation, et tous les lecteurs de Ponge savent qu’il a lu Camus, et a consigné puis publié cette lecture dans les « pages bis » de ses Proêmes. Mais il n’est sans doute pas exagéré de dire que les lecteurs de Camus et de Ponge forment deux familles assez distinctes, et de sensibilité littéraire très différente, reproduisant en cela la distance qui séparait les deux écrivains.
Cette distance, il est assez facile de la nommer. Francis Ponge se considérait comme un « artiste en prose » travaillant sur et avec des mots, et regardait Camus comme un intellectuel, comme un auteur qui donnait formes et corps, à travers essais, romans, pièces de théâtre, à des idées. Camus de son côté, sans aucun doute, considérait Ponge comme un poète (et ce n’est pas là le moindre de leurs malentendus, jamais cependant abordé dans cette correspondance, car Ponge se déclarait non — voire antipoète). Et si l’on peut dire qu’il le « considérait » comme un poète, cela veut dire à la fois qu’il recevait ses textes comme relevant de la poésie, mais aussi, bien sûr, que c’est à ce titre qu’il avait de la considération pour lui. Jusqu’à ce qu’il rencontre plus véritablement poète que Francis Ponge, et mieux spontanément philosophe, en la personne de René Char.
Si bien que pour les uns la correspondance Ponge-Camus constitue un moment essentiel pour la réflexion de Ponge sur son propre travail, et lui permet de « mieux penser ce qu’il pense2 », tandis que pour les autres la correspondance Camus-Ponge constitue pour Camus, dans ce moment de solitude transitoire où il se trouve à partir de l’été 1942, une magnifique occasion de lutter contre les circonstances négatives, de reprendre des forces dans la chaleur d’une amitié nouvelle, dans les plaisirs de l’échange et de la confrontation intellectuelle.
Camus encourage d’ailleurs très vite Ponge à donner forme théorique à ses intuitions poétiques, à fournir une version philosophique de ses « travaux pratiques », mais Ponge n’y est évidemment pas disposé, il entend ces « encouragements amicaux », mais rien ne peut le faire dévier de son parti pris : inclure la réflexion critique dans le texte lui-même, inscrire ce qu’il entend par sa « méthode ». En cela en phase avec le conseil de Paulhan (en février 1943) : « Mais ne deviens pas philosophe : tu n’as qu’à foncer dans ton sens pour être plus qu’eux, et qu’ils soient bien forcés de compter avec toi. » Il s’agit là, pour Francis Ponge, d’un principe fondamental d’autoprotection (« ce refus fait partie des défenses derrière lesquelles je travaille ») : préserver sinon une pensée personnelle, du moins une approche singulière, sensible et immédiate, non conceptuelle, des questions premières.
Camus, en convalescence au Panelier, se trouve seul, en un lieu isolé, dans un paysage qu’il trouve assez vite « triste » et monotone — brume, collines et sapins. Il s’y était installé avec sa femme Francine en août 1942 pour s’y reposer au grand air, tout en allant régulièrement subir un traitement à Saint-Étienne, et toujours dans l’espoir d’un retour en Algérie. Mais Francine rentre à Alger à la mi-octobre, et Camus prévoit de l’y rejoindre aussitôt que possible. Les Allemands ayant mis fin à l’existence de la « zone libre » à la suite du débarquement des troupes américaines en Algérie, Alger se trouve alors totalement coupée de la métropole : Camus ne pouvait donc plus ni rejoindre Francine, ni correspondre avec elle. En août 1943, il doute avoir gagné grand-chose durant ce séjour d’une année : « Je devrais même en partir maintenant : il y a un mois que je n’ai pas écrit une ligne », et il suggère à Ponge de lui souhaiter de travailler : « c’est la seule chose qui me sauve de l’exil stupide où je vis ». Un peu plus tard, à la fin de ce même mois d’août, incertain quant à la décision qu’il doit prendre, il confirme ce sentiment d’exil ; et cette fois, c’est de la France qu’il parle, en des termes très vifs : « partagé entre le dégoût de la France et l’obligation d’y rester. J’espère que le travail me sauvera de tout ». Ennui, exil, salut par le travail, impossibilité de travailler. Les premiers temps à Paris, à partir de novembre 1943, ne seront guère plus positifs. Il craint de se sentir gagné par l’« atonie », le « piétinement » : « je crois bien d’ailleurs que je n’ai pas envie d’écrire » (lettre du 31 décembre 1943). On croit comprendre que le jeune écrivain en devenir (il n’a que trente ans en 1943, soit quatorze ans de moins que Ponge) est en situation de grande incertitude. Il n’est pas faux de dire qu’au Panelier comme plus tard à Paris, il ne va pas très bien, ou, tout au moins ne se sent pas très bien, fatigué, ou « vaseux », désoccupé ou trop occupé par ce qu’il ressent comme inessentiel…
Quant à Ponge, si équilibré qu’il soit dans sa vie familiale (puisqu’il a rejoint avec bonheur son épouse Odette et sa fille Armande et trouve à Coligny, après Roanne et Bourg-en-Bresse, un séjour plutôt apaisant), et malgré les graves soucis matériels auxquels il doit faire face (il songe à vendre des bijoux d’Odette s’il ne parvient pas à vendre son manuscrit de La Rage de l’expression à un éditeur suisse), sa situation d’écrivain est pour le moins fragile. La reconnaissance est encore à venir. Son problème est qu’il acquiert, enfin (parce qu’il a quarante-trois ans en 1942 et que la publication de son premier « grand » livre s’est longuement et douloureusement fait attendre), le statut d’un écrivain dont la proposition poétique (un certain objectivisme) va occuper une place singulière, sinon très immédiatement visible, dans le paysage littéraire français. Or cette identité, très vite confirmée par de jeunes philosophes, Camus d’abord, puis Sartre par l’intermédiaire de Camus, est à la fois par lui assumée, revendiquée, et dépassée, car, depuis son séjour à Roanne, il cherche une « nouvelle méthode » (c’est ainsi qu’il s’exprime dans une lettre à Paulhan, en mai 1941), qui substituerait l’exhibition des tentatives (carnets, brouillons, textes ouverts) à la clôture des poèmes en prose. Or de cette expérimentation, qui porte en germes une profonde mutation théorique et formelle, l’éloignant de façon de plus en plus catégorique de la « poésie » comme telle, il n’est pas sûr, et la correspondance avec Camus porte trace de ce qu’il faut bien appeler une inquiétude. On perçoit aussi dans leur échange un léger décalage : c’est bien la doctrine formelle du parti pris des choses, la posture phénoménologique qui la sous-tend, les attendus idéologiques qui l’accompagnent (le « matérialisme » de Ponge, l’adhésion communiste et l’humanisme spécifique qu’il implique à ses yeux) qui sont au cœur du dialogue, et non les conséquences radicales quant à l’écriture, que Francis Ponge déduit de son relativisme de principe. Les textes de La Rage de l’expression sont sur le point d’être achevés, le livre d’être publié en Suisse (du moins l’espère-t-il, alors qu’il n’en est rien), et Camus a pris en effet connaissance du Carnet du Bois de pins, mais il ne saurait, à partir de ces quelques pages, vraiment prendre la mesure de la mutation en cours.
Il faut souligner le fait que c’est le texte de Camus que rencontre Francis Ponge avant de rencontrer l’homme. Et tout autant le fait qu’il ne s’agit pas de l’achat et de la lecture d’un texte publié, mais d’un manuscrit, celui du futur Mythe de Sisyphe, obtenu par l’intermédiaire d’un ami commun, Pascal Pia. Ponge, hésitant à écrire « directement » à l’auteur de ces pages qui le concernent, lui, si directement, demande à Pia de le lui présenter. Quelque chose ici concerne l’entrée en correspondance. Où l’on voit d’abord qu’elle commence avant de commencer. Francis Ponge jette rapidement sur le papier quelques notes ou réflexions en lisant un manuscrit qui répond à sa pensée. S’il souhaite le truchement de Pia pour entrer en relation avec Camus, c’est qu’il se méfie d’une éventuelle maladresse épistolaire de sa part qui pourrait mal inaugurer leur relation. Où l’on voit ensuite que celle-ci n’est jamais l’affaire d’un simple face-à-face ; elle implique des tiers, plus ou moins présents entre ceux qui communiquent. Entre Camus et Ponge, et avec eux, pour ne citer que les principaux, Pia, Paulhan, Pontremoli, Leynaud… La correspondance de l’un aux autres n’est que l’un des fragments d’un polylogue de voix séparées, qui parfois se perdent (les lettres en portent trace : Où est Pia ?, Que fait Paulhan dont on est sans nouvelles ?), et croisent d’autres voix, plus ou moins proches, présentes, comme celles d’Eluard, de Tardieu, de Guillevic ou d’Audisio.
Il y a cinq moments principaux dans cette correspondance. Le premier est celui de la lecture réciproque (après échange de textes publiés ou non) et s’articule autour de cette question de l’absurde et des motifs qui lui sont liés : relativisme, indifférence, justice, espoir ou désespoir, etc. Elle donne lieu à la grande lettre de Camus, maintes fois publiée et commentée parce qu’elle constitue comme l’ébauche d’un article « rentré » (selon les mots de Camus) et jamais rédigé, mais tout aussi fondamental pour la formation d’une image de l’auteur Francis Ponge que l’étude de Sartre publiée un peu plus tard. Il y a là matière à « débat » (mot de Ponge), la conversation se transformant d’emblée en disputatio amicale, une fois admise et proclamée la « communauté de vues » au sujet de « la non-signification du monde » et de la place accordée à la question de l’expression, « de l’infidélité des moyens d’expression », que Camus aurait, selon Ponge, négligée.
Un deuxième moment voit se déplacer le débat, qui se durcit un peu et se transforme, selon un mot de Camus cette fois, en « confrontation », du motif de l’absurde à la place accordée par Camus au catholicisme, et aux convictions politiques de Ponge que son marxisme à cette date rend très virulent à l’égard de l’« opium du peuple ». On passe donc d’un premier moment où deux conceptions de l’absurde se reconnaissent sœurs et s’accordent pour se nourrir de leurs différences, à l’examen du rapport entre convictions religieuses et convictions politiques : Ponge tient pour acquise la complicité de l’Église avec la logique du système d’exploitation capitaliste, tandis que Camus veut nettement distinguer la doctrine catholique de l’utilisation politique qui peut en être faite, voire, on le devine, ne souffrir aucune confusion entre le catholicisme comme institution et les croyants catholiques. L’un et l’autre ont d’ailleurs tout auprès d’eux, en la personne de René Leynaud, un jeune ami à la fois catholique et résistant, pour lequel ils éprouvent affection et admiration. Camus par ailleurs tient pour excessivement « messianique » l’humanisme de Ponge et affirme son « hésitation » face à l’« assurance » (politique) de son interlocuteur. Chacun ainsi tend à se « définir », sans prétendre à vraiment convaincre l’autre. Ainsi, après avoir reconnu s’être rendu coupable de quelques « débordements » à l’égard de son ami, Ponge écrit tout de même : « Quant au fond, bien entendu, je n’en démords pas. » Ce sont ces deux premiers moments de la conversation et de la relation entre les deux écrivains qui donnent lieu à l’échange intellectuel, au frottement et à l’affrontement des « doctrines ».
Il faut ici ajouter que si l’amitié s’éprouve dans le partage des convictions et l’entretien fécond des différences, elle se démontre aussi de façon très concrète. Si Camus joue incontestablement un rôle actif dans la circulation et la reconnaissance des textes de Ponge (dont ce dernier est très conscient : « tu es gentil de vouloir si opiniâtrement, si amicalement aussi, me hisser à cette place où tu prétends qu’on me mette »), il se montre aussi spontanément généreux, proposant avec simplicité de l’argent à Ponge lorsqu’il apprend ses difficultés matérielles, pensant immédiatement à lui lorsqu’il apprend l’existence d’un emploi au studio d’essai de la Radio nationale, ou lui proposant de monter Le Savon lorsque Jean Tardieu cherche des textes pour son projet d’atelier théâtral.
Il n’y a plus ensuite qu’éloignement progressif. Le dernier massif de la correspondance devient beaucoup plus fonctionnel : un troisième moment fort concerne la publication d’un volume collectif à la mémoire de Leynaud, suscité par Jean Sénard, puis du recueil des poèmes de Leynaud, avec une préface de Camus. Déjà Camus ne répond pratiquement plus à Ponge, il est absent, ailleurs, ou répond très brièvement. De même, un peu plus tard, au sujet de la possibilité de publication chez Gallimard des Cahiers de Sidi Madani. Audisio souhaiterait l’appui de Camus, et Ponge est ici l’intermédiaire impuissant. Camus est « débordé » et décidément peu disponible. Le dernier « signe » est strictement factuel et familial : Ponge sollicite une adresse de médecin pour son beau-frère, et ce n’est qu’à l’occasion de cet ultime échange, dans ses marges en quelque sorte, que Camus évoque ses réticences (finalement surmontées) à l’égard de la publication de sa grande lettre de janvier 1943 dans le numéro d’Hommage. Cette lettre devient quelque chose comme un document d’archive, portant témoignage d’une relation appartenant désormais au passé.
La correspondance des deux amis, tous deux proches de Pascal Pia qui occupe une position éminente dans le dispositif de la Résistance en zone sud, ne comporte, on comprend bien pourquoi, quasiment aucune trace de leur engagement respectif. Camus publie ses deux premières Lettres à un ami allemand dans deux revues clandestines, la Revue libre et les Cahiers de la Libération, en 1943 et au début de 1944, mais n’évoque jamais ce versant de son écriture ; quant à Ponge, il fait part du rythme de ses « tournées », voyages politiques qu’il effectue sous le couvert d’une représentation en librairie pour le compte du Front national des journalistes, mais sans jamais les commenter autrement que sur un mode anodin (fatigue, rencontre de tel ou tel, etc.). Outre le fait qu’en ces temps d’Occupation, la correspondance est un lieu exposé et que, lorsque l’échange se fait plus intellectuel, il reste essentiellement abstrait et allusif (justice, destin social, homme nouveau… Francis Ponge parle de son « -isme »), il faut avoir à l’esprit que Ponge et Camus, durant toute cette période, se rencontrent, en particulier à Lyon, avec Leynaud et Pontremoli, mais aussi chez Ponge. On peut supposer qu’alors les conversations ne concernent pas seulement les qualités ou les défauts du Malentendu, ou les ellipses du Savon. Il faut toutefois noter que dans sa lettre à Pierre Hervé, le 9 juin 1944, au sujet d’un article dont il conteste la teneur, Francis Ponge s’affirme « mauvais » communiste, affirme qu’il a choisi de n’être pas militant, mais simplement écrivain (soit écrivain et communiste et non « écrivain communiste ») et déclare que, lorsqu’il rencontre ses amis (Pia, Camus), d’un commun accord, semble-t-il, ils évitent de parler politique, pour ne pas avoir à aborder la question des « positions » respectives, sur lesquelles, contrairement aux principes, ils ne sont pas forcément d’accord. Si la correspondance nous fait entrer dans l’intime d’une conversation, nous n’avons accès qu’à sa partie visible et contrôlée, voire autocensurée. La dureté du contexte n’est que très discrètement exprimée, et somme toute assez rarement. Ainsi, Camus, le 27 janvier 1943 : « je crois que, dans la méditation où le temps nous plonge, la seule chose que nous puissions faire, c’est de prendre conscience », ou, de façon plus tendue, le 11 mars : « aujourd’hui, faute de pouvoir crier, on a plutôt envie de se taire », et, dans un moment de grande morosité, le 11 juillet 1943 : « j’en ai assez de ce pays, et de la misère, et du malheur qu’on rencontre dans les villes » ; ou enfin, toujours sous la plume de Camus, au terme de sa longue lettre du 20 septembre, l’expression euphémisée d’un sentiment, celui d’avoir vécu une « difficile année »…
Mais c’est à la question de l’amitié, à l’amitié comme question, qu’il faut décidément revenir. Lorsque Ponge demande à Camus, très tôt après leur rencontre, début mars 1943 s’il a lu l’Ode à Salvador Dalí de Lorca, il la décrit comme « un exemple de camaraderie dans l’offensive intellectuelle ». Et cette formule vaut sans aucun doute aux yeux de Ponge comme définition idéale de ce que pourrait être leur relation, de ce qu’elle devrait être, et de ce qu’il pense, à cette date, qu’elle sera. Car l’amitié est évidente dès la première rencontre, immédiatement suivie de l’envoi du livre publié, d’une copie dactylographiée du Carnet du Bois de Pins, et des notes « jetées sur le papier » à la lecture du manuscrit du Mythe de Sisyphe en août 1941. La dédicace du Parti pris se veut aussi efficacement superlative que possible, autrement dit beaucoup plus que simplement formelle sous la plume d’un Ponge très peu enclin aux complaisances : « Pour Albert Camus (un des rares esprits qui me tentent à mieux) ». Un peu plus tard Francis Ponge parlera « d’une possible fécondation réciproque ». On ne saurait être plus confiant en l’efficace de l’amitié. Et il se trouve que très rapidement, à la faveur d’un article d’Elsa Triolet sur L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe, article qui suggérait des « illusions » de Camus sur l’amitié, Francis Ponge réagit assez vivement : « Nous savons bien que l’amitié existe, n’est-ce pas ? Et qu’à condition de la vouloir sans cesse et de la préserver, elle n’est pas périssable. » À quoi Camus répond qu’il y a deux sortes d’amitié, « celles qui durent et celles qui ne durent pas », les « bonnes » et les autres. On observera, au fil de ces lettres, le passage au tutoiement, qui n’intervient que fin décembre 1943, et les diverses formules qui marquent les nuances de l’engagement affectif : « toute ma tendresse » (Ponge), « affectueusement » (Camus) ; « Il m’arrive très souvent de me reposer dans l’idée de notre amitié » (Ponge, en janvier 1944). C’est Ponge qui semble le plus longtemps vouloir maintenir les signes de l’amitié. Sans doute aussi sera-t-il celui des deux qui ressentira de la façon la plus douloureuse le fait que, contrairement à ce qu’il voulait croire et qu’il posait en principe, l’amitié est périssable, et qu’en tout cas, la condition pour qu’elle ne le soit pas (le fait de la vouloir sans cesse et de la préserver), n’aura pas, finalement, été réalisée. C’est peut-être pourquoi c’est lui qui exprimera le plus violemment, en 1952, sa rancœur à l’égard de son ancien ami, alors que Camus se sera éloigné dans quelque chose qui ressemble davantage à de l’indifférence.
Selon Jean Paulhan dans une lettre à Ponge en août 1956, la raison pour laquelle Camus hésite, puis finalement accepte, de donner sa fameuse lettre sur Le Parti pris des choses pour publication dans le numéro Hommage à Francis Ponge de La NRF à paraître en septembre de cette même année, c’est que Camus est alors persuadé que Ponge « n’aime pas » ce qu’il écrit. À quoi Ponge répond : « Je n’ai pas cessé de l’aimer, bien que j’aie été (et reste encore) un peu injuste à l’égard de ce qu’il fait (ou plutôt de ce qu’il écrit). » À vrai dire, on pourrait ajouter « à l’égard de ce qu’il est », comme en témoigne à coup sûr la longue note rédigée en 1952 au moment de sa lecture de L’Homme révolté, et certes non destinée à publication3. Ce qui est certain c’est que, quatre années plus tard, en 1956, injustice reconnue et revendiquée de l’un, indifférence méfiante de l’autre, leur amitié n’est plus qu’un souvenir. Lorsque Ponge, au terme d’une lettre où il est question de tout autre chose (la demande à Camus d’une adresse de médecin pour son beau-frère), évoque in fine, et comme incidemment, la publication de la lettre « ancienne » sur Le Parti pris, il ajoute que ce ne serait pas « un mensonge, ni même un demi-mensonge, si nous redevenons amis comme (vraiment de tout cœur et depuis longtemps) je le souhaite ». Mais ce signe de bonne intention tombe dans le vide, car le mal est fait. Si Camus reconnaît que la lettre ne mentait pas « en elle-même », et reste toujours juste à ses yeux ; il avoue en revanche un certain malaise quant à sa publication : « Elle parle à mes yeux d’une amitié pour laquelle je n’ai certainement pas assez fait, et qui pourtant s’est endormie dans toutes ses années. » On voit qu’auprès de Paulhan, il soupçonne (ou devine) un Ponge critique à l’égard de son œuvre, tandis qu’auprès de Ponge, il assume la responsabilité de l’éloignement : il n’a rien fait, ou pas grand-chose, pour garder le contact. Claire Boaretto4, à ce moment de son édition de la correspondance entre Ponge et Paulhan, évoque ce qui, selon elle, serait la raison principale, et factuelle, de ce dénouement « mélancolique » ; elle rappelle que Ponge et Camus, durant la guerre, faisaient respectivement partie de deux réseaux de résistance objectivement alliés, le réseau Combat pour Camus, le Front national, communiste, pour Ponge. Or, après la guerre, les journaux Combat et Action (dont Francis Ponge, à la demande d’Aragon, dirigeait les pages culturelles) se trouvent sur des positions sensiblement distinctes et un article de Pierre Hervé, paru dans Action, critiquant certains militants non nommés du Mouvement de libération nationale, est interprété par Camus (« à tort », selon Claire Boaretto) comme l’attaquant personnellement. Ponge lui aurait alors expliqué qu’il ne s’agissait pas de lui, mais « il ne voulut jamais en démordre et ses relations avec Ponge s’espacèrent considérablement à partir de ce moment ». Il y aurait donc eu, en somme, malentendu. S’inscrivant, quoi qu’il en soit, dans un contexte qui avait rendu ce malentendu possible. Une autre version factuelle est proposée par Herbert Lottman5, qui rapporte une anecdote que lui aurait confiée Francis Ponge, significative d’une profonde différence psychologique entre les deux hommes. Un jour de 1944 (il ne spécifie pas la date), après avoir, en compagnie de Camus et de Michel Gallimard, récupéré dans le bureau de Drieu la Rochelle les bobines du film de Malraux, L’Espoir, qui s’y trouvaient cachées, Ponge et ses deux amis les emportent dans une très grande maison donnant sur le bois de Boulogne, où se trouvent les fils de Malraux et leur mère. Francis Ponge se dit gêné en voyant Camus « tirer une élégante chaise et poser les pieds sur une table »… Lottman conclut alors (mais semble interpréter dans le sens que Ponge voulait donner à ce petit incident moral) : « L’ascétique Ponge estima que Camus se comportait là en arriviste, en vrai Rastignac. » Il va de soi qu’un ascète n’est pas le contraire d’un arriviste, et que Ponge, soucieux d’une certaine rigueur morale, n’est pas moins hédoniste, d’une certaine façon, que Camus ; il reste que, c’est un fait, leurs sensibilités n’étaient guère semblables, notamment en matière de comportement social, et de gestion de leurs ambitions, très évidemment légitimes.
Mais il n’est sans doute pas très pertinent de vouloir ainsi désigner quelque chose comme un événement déclencheur. Il suffit de comprendre qu’ils se sont croisés, à la faveur d’une situation particulière, d’un moment historique et politique où comme écrivains ils se sentaient concernés et déterminés à l’action personnelle, qu’ils se sont humainement reconnus et appréciés, aimés, qu’ils ont fait tout ce qu’ils pouvaient en faveur l’un de l’autre, mais que finalement, et fort logiquement, leurs chemins ont divergé. L’adepte d’une poésie critique, qui publiera bientôt ses fabriques, ses « brouillons acharnés » et ne commencera à être sérieusement publié que dans les années soixante, se trouvait de fait sur un tout autre terrain que celui du romancier, du dramaturge, du philosophe et du maître à penser qui devait, pour l’ensemble de son œuvre, recevoir le prix Nobel en 1957. Ils auront donc fini par s’apercevoir qu’ils ne parlaient pas, ou ne parlaient plus, la même langue. Et vivaient, malgré les apparences, dans deux mondes séparés. Dans ses notes de 1952, Francis Ponge désigne assez bien, je crois, la façon dont il perçoit cette infranchissable distance : « Le rapport est le même entre Camus et moi qu’entre Cicéron et Lucrèce (ils vivaient à la même époque), l’un dans les superstructures, l’autre dans l’infraordinaire. »
Jean-Marie GLEIZE
1. Bernard Beugnot, « Les amitiés et la littérature. Francis Ponge épistolier », Romanic Review, vol. 85, number 4, novembre 1994.
2. Gérard Farasse, « Albert Camus, l’absurde et après », dans Francis Ponge, vies parallèles, Nîmes, Alcide, 2011.
3. Elle ne sera publiée que très tardivement dans les Pages d’Atelier 1917-1982, Gallimard, 2005.
4. Jean Paulhan et Francis Ponge, Correspondance 1923-1968, II, édition critique annotée par Claire Boaretto, Gallimard, 1986, p. 189.
5. Herbert R. Lottman, Albert Camus, Le Seuil, 1978, p. 323.