4. Tribunal d’Évry, 2009

 

Cars de CRS. Barrières métalliques. Le dispositif de sécurité est impressionnant et pourtant, en ce début d’après-midi, les rues sont quasiment désertes. Celui que les journaux appellent “le roi de la belle”, comprendre “le roi de l’évasion”, comparaît depuis plusieurs jours devant la cour d’assises d’Évry en région parisienne. Antonio Ferrara a déjà été condamné à plus de vingt-cinq ans de prison ; ce nouveau procès pour le braquage d’un fourgon de la Brink’s est le dernier d’une longue série.

– J’appelle Monsieur Gabriel Mouesca, témoin cité par la défense, déclare le président.

Les jurés qui l’entourent en arc de cercle suivent des yeux le petit homme brun qui s’approche de la barre. Plusieurs d’entre eux sont jeunes, peu accoutumés au rituel de la cour. Derrière une grande vitre en plexiglas, les accusés. Antonio Ferrara, menotté, agité, indifférent aux débats qui durent déjà depuis une heure, fait du charme à deux jolies femmes installées au premier rang.

– Je comparais devant vous, messieurs les jurés, avec une triple connaissance de la prison. Une connaissance charnelle : j’ai passé dix-sept ans de ma vie derrière les barreaux ; une connaissance humanitaire : je suis maintenant un employé du mouvement Emmaüs ; et une connaissance politique : je suis l’actuel président de l’Observatoire international des prisons qui représente clairement un contre-pouvoir au ministère de la Justice et à son administration pénitentiaire. Pendant des années, j’ai été l’incarnation du mal. Enfermé en préventive, puis jugé sévèrement après des années interminables. La prison n’a rien changé à mes opinions. La justice sociale, la lutte contre les inégalités, le respect du droit de chacun restent au cœur de mes engagements. Ce qui a changé, c’est qu’aujourd’hui, j’ai accès à la parole. On m’a fait confiance. Certains m’ont tendu la main et je peux aujourd’hui parler au nom de ceux qui ne sont jamais entendus !

Dans le box des accusés, Antonio Ferrara l’écoute.

– Vous voyez ces hommes : leur sourire, leur bonne humeur ne sont qu’apparents. C’est ce qu’ils vous montrent, car ici, ils sont dans la lumière, revitalisés par la chaleur des regards de leur famille.

Gabriel désigne Ferrara.

– Je n’aurais pas supporté ce que vit cet homme depuis des années, l’isolement total. C’est inhumain de maintenir quelqu’un coupé du monde vingt-deux heures sur vingt-quatre. Sa seule alternative est de devenir un légume décérébré ou bien de tenter à nouveau de s’évader.

Les mots de Gabi claquent dans la salle d’audience comme des coups de feu alors qu’il termine son intervention :

– Souvenez-vous, messieurs, mesdames, il y a quelques années, une dizaine de personnes détenues de la Centrale de Clairvaux ont signé une pétition pour le rétablissement de la peine de mort. C’est la signature du désespoir !

Devant le tribunal, Maitena l’attend. Elle fait démarrer sa petite voiture rouge et serpente dans la ville nouvelle d’Évry. Un dédale d’immeubles et de ronds-points impersonnels.

– C’est là ! s’exclame Gabi en désignant un pavillon modeste au bout de la rue, au numéro 13.

– Vous êtes la maman de Maxime ? Je suis Gabriel Mouesca et voici ma compagne, Maitena.

Une femme d’une cinquantaine d’années les fait entrer avec un sourire un peu gêné.

– Je suis contente de vous voir. Voici Marie, ma fille cadette.

L’énergie de la jeune fille rayonne au premier coup d’oeil. Pendant un long moment, Gabi et la maman de Maxime vont bavarder, parlant presque à mi-voix, comme en confidence. Le seul léger bruit de fond est celui de la télévision restée allumée. Marie, étudiante en droit, vit à Paris dans un foyer. Ce jour-là elle est venue, elle voulait tellement connaître ce Gabi Mouesca dont Maxime a parlé dans une lettre. La seule, l’unique lettre qu’il ait jamais écrite, juste avant son suicide.

– On n’a jamais rien pu faire avec lui, Maxime était un idéaliste… indomptable ! Quand son père nous a quittés, il avait dix ans, il est parti à sa recherche, il a fugué, il a commencé à voler pour m’aider puis après, les fréquentations, les mensonges… Non, je n’ai rien pu faire ! Pour lui, je n’existais plus et sa petite soeur non plus. Pourtant on a essayé de se rapprocher, de venir dans la région pour aller lui rendre visite. Mais on est arrivées trop tard !

Dans la lucarne de la télé toujours allumée, le journal télévisé vient juste de commencer et la photo d’Antonio Ferrara apparaît en vignette, en haut de l’écran à côté du présentateur. Gabi tend l’oreille : “Antonio Ferrara a été acquitté à l’issue du procès qui vient de se terminer à Évry. Il restera en prison pour les autres affaires qui lui sont reprochées et ne sera libérable qu’en 2035.” Gabi esquisse un sourire. Symboliquement, son témoignage aura été entendu.

– La société n’attend pas qu’on condamne les voleurs ad vitam aeternam. C’est de la barbarie ni plus ni moins, une insulte à la civilisation. Il faut trouver des peines qui soient à la hauteur d’un pays civilisé comme la France.

Il s’adresse à Marie qui le regarde avec attention.

– L’outil “Justice” a été inventé pour éviter la vengeance. C’est un progrès de notre civilisation pour sortir du règne animal ! Tu as dû apprendre ça à la fac. Les progrès ont permis l’abolition de la torture, de la peine de mort au siècle dernier. À l’aube du XXIe siècle, ce sera de votre responsabilité, à vous les jeunes, de gagner une prison moins déshumanisante, de gagner l’abolition de la barbarie carcérale… De gagner un nouveau système qui sanctionne mais sans punir ni se venger.