6.
Quatre ans passèrent ainsi pour moi à l'UVA dans un étourdissement d'études, de lectures, de réunions fréquentes avec les professeurs, ainsi que de cours dispensés à d'autres étudiants. À la fin de cette période, j'avais obtenu mon doctorat de philosophie et épousé Louise Lamback, belle jeune fille qui comprit dès la première rencontre que nous étions faits l'un pour l'autre.
Durant toutes ces années d'immersion intellectuelle, l'expérience de la mort vécue par George Ritchie faisait régulièrement surface dans mes lectures, surtout celles portant sur la Grèce antique. En fait, les Grecs étaient si à l'aise avec ce sujet qu'ils en faisaient même des satires. Lucien de Samosate écrivit une parodie d'un festin au cours duquel les convives racontent leurs expériences surnaturelles. L'un d'eux est même si malade au cours de la fête qu'il sort réellement de son corps, exploit qui stupéfie l'assemblée.
Je ne sais pourquoi, je persistais à penser que George Ritchie était le seul être encore vivant à avoir vécu une expérience aussi intéressante au moment de mourir, et que toutes les autres occurrences s'étaient produites dans la Grèce antique. Je n'en étais pas alors à penser que d'autres personnes étaient dans le cas de Ritchie – mais avaient choisi de garder le silence sur leur expérience.
Deux ou trois faits eurent lieu au cours de mon programme de doctorat qui auraient dû m'indiquer que des phénomènes anormaux se passaient dans mon corps. D'une part, j'eus progressivement la sensation que la couleur disparaissait de ma vision. Je m'en aperçus pour la première fois un jour où nous nous apprêtions à repeindre la salle de séjour de notre maison de location en rouge. Louise avait rapporté une boîte de peinture et elle me demanda ce que je pensais de la couleur ; je répondis qu'elle avait l'air bien, mais en fait, je ne pouvais la distinguer. La boîte et son contenu m'apparaissaient vaguement gris.
Un autre fait aurait dû m'alerter : ma température corporelle. Au fil des années passées à l'UVA, ma sensation d'avoir toujours froid s'était progressivement accentuée. En hiver, dans les salles de classe surchauffées grâce à des radiateurs excessivement puissants, je gardais sur moi les vêtements en laine que je portais à l'extérieur. Même à l'approche de l'été, je conservais une veste et je frissonnais parfois en classe.
Le signal d'alarme le plus évident se produisit le jour de la remise des diplômes, en juin 1969. La journée était suffocante, et la cérémonie se déroulait en plein air. Les gens autour de moi, habillés légèrement pourtant, semblaient avoir subi un choc thermique, sous l'effet conjugué de la chaleur et de l'humidité. Alors que moi, portant une veste épaisse en tweed sur une chemise et une cravate, je ne transpirais pas du tout. Qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez ces gens-là ? pensai-je, sans imaginer un seul instant que c'était ma réaction corporelle qui n'était pas normale.
Avant l'obtention de mon diplôme à l'UVA, je fus recruté par l'East Carolina University pour enseigner la philosophie, poste de rêve proposé par le directeur de ce petit département. Mes fonctions consistaient à enseigner les bases de la philosophie, une grande place étant accordée à l'œuvre platonicienne. Je traitais donc de divers thèmes qui posent les fondations de la pensée et de la science occidentales : justice, savoir, sagesse, éthique, logique, mathématiques et rhétorique.
J'étais ravi de passer mes journées en classe à dispenser un cours à une douzaine d'étudiants. Ils avaient à lire les dialogues de Platon et à se préparer pour en discuter en classe. Certains d'entre eux s'endormaient en cours ou donnaient diverses excuses pour ne pas s'être acquittés de leurs devoirs de lecture. D'autres ne s'intéressaient pas aux origines de la pensée occidentale ou alors, tout simplement, ils ne possédaient pas l'aptitude au questionnement indispensable dans un cours de philosophie, et a fortiori pour être un philosophe. Cela, je l'acceptais. En revanche, d'autres se montraient extrêmement intéressés par l'œuvre de Platon, et certains parmi eux voulaient pousser l'analyse plus loin que je ne l'avais prévu, notamment un jeune homme que j'appellerai « Ross ».
Ross était dans un tel état physique que j'avais du mal à détacher mon regard de lui durant le cours. Victime d'un accident de voiture, il portait sur les bras, recouverts de cicatrices, les marques de graves brûlures. Je supposais qu'il était incapable de les lever jusqu'à son crâne car ses cheveux foncés n'avaient pas été peignés correctement depuis un moment et formaient une masse de mèches rebelles qui partaient dans tous les sens. Au début du semestre, il avait manifesté un certain enthousiasme pour le cours, mais au bout de quelques semaines, il devint silencieux et parfois passablement maussade. Les sujets traités finirent par l'excéder et plus d'une fois il ferma son livre et l'utilisa comme oreiller.
Un jour, après le cours, il attendit que tous les autres étudiants soient partis puis s'avança en boitant jusqu'à la table derrière laquelle j'étais assis. En levant les yeux, je vis qu'il avait l'air nerveux et agité à la fois.
« Docteur Moody, j'aimerais bien que nous discutions d'autre chose dans ce cours.
— À quoi pensez-vous, Ross ? demandai-je.
— La vie après la mort, par exemple ! dit-il, quelque peu sarcastique. N'est-ce pas tout ce autour de quoi tourne la philosophie ?
— Pourquoi voulez-vous parler de ça ?
— Parce qu'il y a près d'un an, j'ai eu un accident grave, et mon médecin a dit que j'étais mort. Et j'ai vécu une expérience qui a totalement changé ma vie, mais je n'ai trouvé personne avec qui en parler. »
J'ouvris de grands yeux et mon cœur se mit à battre vite. Était-ce une expérience semblable à celle de George Ritchie ? pensai-je. Ai-je trouvé un autre cas ?
Je fermai mes livres et j'invitai Ross à m'accompagner jusqu'à mon bureau. Il parcourut le hall en claudiquant jusqu'à mon modeste lieu de travail. Près de lui, en haut d'une armoire à dossiers métallique, se trouvait une pile de bandes dessinées de Donald Duck et de l'Oncle Picsou. Ross me lança un regard légèrement désapprobateur et haussa les épaules. « Je suis un grand fan », dis-je. Grâce aux bandes dessinées, Ross put briser la glace. Il eut un léger sourire – le premier que j'aie vu chez lui durant tout le semestre – et il entama un récit très similaire à celui du soldat Er et du Dr Ritchie.
« J'ai eu un grave accident de voiture sur l'autoroute au nord de la ville. J'ai heurté un véhicule garé sur le bas-côté et je suis passé de soixante miles à l'heure à presque zéro en une fraction de seconde. Je portais ma ceinture et je n'ai donc pas été éjecté, mais mes bras avaient été fracturés par le volant, ma tête avait heurté le pare-brise et l'avait brisé, et le feu qui s'était déclaré me brûlait effroyablement les bras.
« Quand l'ambulance est arrivée, l'équipe d'urgence est venue directement vers moi et a commencé à vérifier mon état. L'un d'eux a reculé et a dit : “Je ne trouve pas le pouls.” Puis il est revenu vers mon corps et a continué à me regarder.
« J'étais incapable de dire ce qui se passait parce que j'étais au-dessus de la scène de l'accident et je regardais d'en haut mon corps. Je voyais l'équipe tenter de me dégager du volant, et je me rendais compte qu'ils ne savaient pas si j'étais vivant ou mort.
« Soudain, j'ai vu un tunnel s'ouvrir, un tunnel tout de lumière. Il m'a aspiré et j'ai vu émerger de la lumière un homme de lumière qui m'a fait penser à Jésus.
« Il m'a donné à voir toute ma vie du début jusqu'à cet instant. Cette image de ma vie a surgi directement d'un mur de lumière et ressemblait à une télévision dans laquelle je pouvais pénétrer si je le voulais.
« Les images se sont interrompues, et à ce moment-là, je me suis élevé très haut au-dessus du lieu de l'accident et j'ai vu des villes de lumière, dont j'ignore totalement le nom. »
Ross me raconta son histoire sur un ton naturel. Il ne manifesta d'émotion que lorsque je lui demandai quel impact cela avait eu sur lui.
« Ce fut une expérience terrible, et bonne en même temps, dit-il. Je ne sais pas si je me remettrai jamais de cet accident, mais je sais que ce qui s'est passé a changé ma vie à tout jamais. Je sais qu'il existe une vie après la mort, et je sais que l'amour est très important. Mais je désire savoir si d'autres personnes que moi ont eu ce type d'expérience. C'est pourquoi j'ai suivi votre cours de philosophie, parce que je veux comprendre le sens de ce que j'ai vécu. »
Je compris à l'insistance mise par Ross sur le terme « philosophie » que mon cours avait été jusque-là décevant pour lui. Je promis de traiter le sujet de l'au-delà lors de notre toute prochaine séance.
Quand Ross quitta mon bureau, j'étais abasourdi. Quelles chances a, statistiquement, Raymond Moody d'entendre parler de deux cas existant dans le monde et ce en moins de quatre ans ? pensai-je. La réponse était évidemment : aucune. Je commençai à me demander à quelle fréquence exactement se produisaient ces expériences, et quel était leur sens. Je pris un carnet et me mis à écrire des questions relatives à ces « expériences de la mort » qui me semblaient nécessiter une réponse.
• Les personnes qui vivaient ces expériences étaient-elles vraiment mortes ?
• Les mêmes événements arrivaient-ils à tout le monde ?
• Si oui, ces événements se produisaient-ils sur le même mode pour tout le monde, ou pouvaient-ils se dérouler dans un ordre différent ?
• Lors de sa décorporation, une personne voyait-elle des événements dont elle pouvait se souvenir plus tard, et qui prouveraient qu'elle avait réellement quitté son corps ?
• Les personnes de l'« autre côté » racontaient-elles des histoires ou des événements relatifs à leur propre vie qu'elles n'avaient jamais entendus auparavant ?
• Le fait de vivre cette expérience changeait-il les personnes après leur retour ?
• Une personne qui vivait cette expérience rapportait-elle des « pouvoirs spéciaux » ?
• Ces événements pouvaient-ils changer la définition clinique de la mort ?
• Ces événements constituaient-ils une preuve de la vie après la vie ?
Je changeai immédiatement de cap et je modifiai ma façon de dispenser mon cours. Je rendis Platon interactif en faisant lire par les étudiants le Phédon, une œuvre qui traite essentiellement des idées de son auteur sur l'au-delà. Puis, quand nous arrivâmes au passage dans lequel Platon parle de sortir du corps, je m'arrêtai et je dis : « Vous savez, je m'intéresse beaucoup à ce qui pourrait arriver à des personnes entre la vie et la mort. Si quelqu'un a une histoire sur un parent ou lui-même qui aurait effectivement quitté son corps au cours d'une maladie ou d'un accident, j'aimerais beaucoup l'entendre. »
Les étudiants vinrent immédiatement vers moi. C'était comme si ces événements les avaient hantés pendant des années et qu'ils avaient enfin la possibilité de parler à quelqu'un qui ne porterait pas de jugement ni ne les prendrait pour des fous.
Je n'ai pas enregistré sur un magnétophone ces premières histoires, mais je me les rappelle. L'une me fut racontée par une jeune femme qui frappa à la porte de mon bureau et commença timidement à me parler de son père, qui avait eu une crise cardiaque quand elle était enfant. À son retour de l'hôpital, il lui avait confié en secret qu'il les avait observées, sa mère et elle, debout devant son corps sans savoir quoi faire. Quand elles avaient fini par appeler l'hôpital et qu'il avait été mis dans l'ambulance, il avait dit qu'il avait suivi d'en haut le véhicule durant tout le trajet vers l'hôpital, et ensuite vu les médecins le préparer pour un pontage coronarien en urgence.
« Il tenait à ce que je sache ce qui lui était arrivé, mais il me demanda de ne rien dire à personne parce que les gens pourraient penser qu'il était fou, me dit-elle. Et j'ai donc gardé le secret jusque-là. »
Un jeune homme aux cheveux blonds coupés en brosse vint lui aussi à mon bureau me narrer son histoire : renversé par une voiture dans son enfance, il n'avait pas eu l'impression d'être blessé, mais au moment où la voiture passait sur lui, il avait pu distinguer jusqu'au moindre boulon et écrou sous le véhicule comme si la voiture faisait du surplace. Outre cette vision en détail, le jeune homme avait observé toutes ses jeunes années défiler devant lui d'une manière, disait-il, « très bizarre ».
« Docteur Moody, non seulement j'ai vu tous les événements de ma vie, mais j'ai aussi ressenti les émotions qui les avaient accompagnés. Même si cela s'est produit il y a quinze ans, cela n'est jamais sorti de mon esprit. C'est comme si c'était arrivé hier. »
En peu de temps, ma maison devint le point de ralliement des étudiants qui voulaient discuter de ces mystérieuses expériences. Puis de nombreux adultes vinrent, eux aussi, raconter leur histoire. Un jour, un dentiste d'une cinquantaine d'années se présenta chez moi pour me dire qu'un ami de son fils lui avait parlé des histoires que je recueillais. Il me raconta qu'il s'était trouvé dans l'épave d'une voiture plusieurs années auparavant et qu'il avait quitté son corps avant l'arrivée de l'ambulance, puis une seconde fois plus tard lors de l'intervention chirurgicale. C'était sur la table d'opération qu'il avait vécu une expérience très intense de « cette lumière ». Je mis alors en marche le magnétophone pour enregistrer cet épisode.
« Je savais que j'étais en train de mourir et que je n'y pouvais rien, parce que personne ne pouvait m'entendre... J'étais forcément sorti de mon corps, puisque je voyais mon propre corps, là, sur la table d'opération. Mon âme était sortie ! Tout cela me procura une sensation très désagréable au début, mais ensuite cette lumière vraiment très brillante apparut. Oh, elle était un peu faible au début, mais elle se transforma en cet énorme faisceau. C'était vraiment un flot immense de lumière, rien à voir avec une grande torche brillante, non, vraiment trop de lumière ! Et elle dégageait de la chaleur dans ma direction : j'eus une sensation de chaleur.
« Elle était d'un blanc brillant tirant sur le jaune – plutôt blanc. C'était extrêmement lumineux, à un point ineffable. Elle semblait tout recouvrir, mais cela ne m'empêchait pas de voir tout ce qui m'entourait – la salle d'opération, les médecins et les infirmières, tout. Je voyais clairement, et cela ne m'aveuglait pas.
« Au moment de l'apparition de la lumière, je n'étais pas sûr de ce qui se passait, mais ensuite, elle me demanda, c'était comme si elle me demandait si j'étais prêt à mourir. J'avais l'impression de parler à une personne, mais qui n'était pas là. C'était la lumière qui me parlait, mais sous la forme d'une voix.
« Rétrospectivement, je me dis que la voix qui me parlait avait en fait compris que je n'étais pas prêt à mourir. Vous savez, c'était plus pour me tester qu'autre chose. Pourtant, dès l'instant où la lumière s'adressa à moi, je me sentis vraiment bien – en sécurité, aimé. L'amour qui émanait d'elle est tout simplement inimaginable, indescriptible. C'était vraiment chouette d'être avec cette personne ! Et en plus, elle avait le sens de l'humour, aucun doute là-dessus ! »
En peu de temps, j'avais enregistré huit de ces expériences mystérieuses survenues au moment de la mort.
La rumeur concernant mon activité dans ce domaine se répandit vite à Greenville, Caroline-du-Sud, où se trouve l'université dans laquelle j'enseignais. Un étudiant parla à un de ses amis, reporter du quotidien local, qui écrivit un court article sur le professeur de philosophie qui demandait à ses étudiants des récits d'expériences au moment de la mort.
Après la publication de l'article, je m'attendais à rencontrer quelques problèmes auprès des églises locales, dont les membres considéreraient, je le craignais, mon intérêt pour ces expériences comme un affront à la religion. Mais je fus surpris. La première qui me demanda de prendre la parole sur mes recherches fut la Jarvis Memorial United Methodist Church. Je fus convié à l'un de leurs dîners communautaires du mercredi soir par Karl Fazer, doyen adjoint de l'East Carolina University et ancien colonel du corps des marines.
J'étais devenu un brillant orateur, mais grande était ma nervosité ce soir-là, face à une douzaine de personnes suffisamment religieuses pour passer leur mercredi soir à l'église.
Je parlai à la congrégation de Platon et du Dr Ritchie, puis de l'étudiant qui m'avait raconté l'accident qui l'avait visiblement transporté dans un monde différent. Je leur fis part de ma curiosité quant à l'éventualité que certains d'entre eux, dans cette salle, aient à raconter des histoires similaires à celles enregistrées sur mon magnétophone et que j'allais leur faire entendre.
Puis j'appuyai sur le bouton « lecture ».
Je vis les fidèles poser leur fourchette et cesser de manger pour écouter les histoires, en même temps que le colonel Fazer commençait à s'agiter, sans que je parvienne à savoir s'il était atterré ou stupéfait.
Il se leva de sa place à la table d'honneur et avança vers le magnétophone. Il pencha le torse et plaça son oreille contre le haut-parleur assez longtemps pour éveiller ma nervosité. Puis il se redressa et déclara : « C'est réel ! Ces personnes ne racontent pas de bobards ! C'est réel ! »
J'essayai de rester impassible, comme devait le paraître, selon moi, un chercheur authentiquement objectif. Mais je n'y arrivai pas. Je me mis à sourire et hocher la tête devant la vive émotion exprimée par le colonel Fazer.
Je sus alors que j'avais mis le doigt sur quelque chose d'énorme.