Quand on a lu Artaud, on ne s'en remet pas. Ses textes sont de ceux, très rares, qui peuvent orienter et innerver toute une vie, influer directement ou indirectement sur la manière de sentir et de penser, régler une conduite subversive à travers toutes sortes de sentiments, de préjugés et de tabous qui, à l'intérieur de notre « culture », contribuent à freiner et même à arrêter un élan fondamental. Exceptionnel à cet égard, puisque son œuvre ne cesse de susciter des questions auxquelles il semble aujourd'hui encore impossible d'apporter des réponses précises, Artaud ne peut être considéré ni comme un écrivain, ni comme un poète, ni comme un acteur, ni comme un metteur en scène, ni comme un théoricien, mais comme un homme qui a tenté d'échapper à toutes ces définitions, et auquel la société dans laquelle nous vivons a opposé la plus grande résistance, la plus grande surdité, la plus grande répression possible. Le comprendre, c'est prendre d'abord conscience de la guerre particulière qui a été la sienne, des dangers qu'elle lui a fait courir, et des conséquences qu'elle a eues dans les rapports du langage avec la vie, c'est-à-dire dans le domaine où tout s'organise et se ré-organise sans cesse.
Sa vie d'écrivain commence en 1923, par un dialogue sur la pensée et l'écriture : la Correspondance avec Jacques Rivière, dont le prétexte fut constitué par les poèmes qu'Artaud envoya à ce dernier. Étrange correspondance, où soudain il n'est plus tellement question des poèmes proprement dits, mais d'« une effroyable maladie de l'esprit », qui semble se répercuter aux yeux d'Artaud dans les « images », les « tournures fortes », et les expressions « mal venues » de ses poèmes. L'élucidation de cette « maladie » devient donc très vite le sujet de la correspondance, et si Artaud admet en passant qu'« une revue comme la Nouvelle Revue Française exige un certain niveau formel et une grande pureté de matière », il pose aussitôt la question qui me paraît l'une des grandes questions à poser chaque fois que l'on décide de « faire paraître » ce que l'on a écrit :
« La substance de ma pensée est-elle donc si mêlée et sa beauté générale est-elle rendue si peu active par les impuretés et les indécisions qui la parsèment, qu'elle ne parvienne pas littéralement à exister ? C'est tout le problème de ma pensée qui est en jeu. »
Les textes qu'il écrivit ensuite, de l'Ombilic des Limbes à l'Art et la Mort et aux textes de la période surréaliste, sont une réponse vécue, violente et détaillée à cette première question du 5 juin 1923. C'est cela, d'abord, qui justifie le choix que nous avons fait pour le premier volume d'Antonin Artaud dans la collection « Poésie ». Car, pour Artaud, rien n'est certain, rien n'est décidé à l'avance : « Il ne s'agit pour moi de rien moins que de savoir si j'ai ou non le droit de continuer à penser, en vers ou en prose », et il serait abusif de répondre à sa place à cette dernière question, ses textes seuls, ceux que je viens de citer comme tous ceux qui ont suivi, y répondant de manière indubitable. Tout s'est passé en effet pour lui comme si l'écriture était l'aventure qui allait bouleverser sa vie entière, et, de proche en proche, la vie en général.
Jacques Rivière souhaitait qu'Artaud, « avec un peu de patience » et « par la simple élimination des images et des traits divergents », parvienne « à écrire des poèmes parfaitement cohérents et harmonieux ». Si Artaud n'a pas suivi ce conseil, c'est qu'il ne cherchait pas, contrairement à ce que croyait Rivière, à « proposer des œuvres ». « Là où d'autres proposent des œuvres, je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit » : c'est la première phrase de l'Ombilic des Limbes, son second recueil publié. Ainsi, la vie d'Artaud écrivain commence-t-elle par un acte d'effacement : il substitue à la notion d'« œuvres », quelque chose d'autre que l'écriture fait exister : son « esprit », dont il dira, dans son « Manifeste en langage clair », qu'il veut le « transporter ailleurs avec ses lois et ses organes ». Où ?... Qu'on ne s'y trompe pas, il ne s'agit pas, pour lui, de faire l'apologie du désordre, des rêves et du délire : « Je me livre à la fièvre des rêves, mais c'est pour en retirer de nouvelles lois. Je recherche la multiplication, la finesse, l'œil intellectuel dans le délire, non la vaticination hasardée. Il y a un couteau que je n'oublie pas. » Voilà ce qui va lui servir d'écriture, ce couteau :
Viande à saigner sous le marteau
Qu'on extirpe à coups de couteau
Il est évident que les « poèmes », tels qu'on les conçoit alors, « farces d'un style qui n'en est pas un », et tels qu'il a tenté d'abord d'en écrire, ne pouvaient certainement pas permettre le passage de ce « couteau » dans la viande. Aussi bien, peut-on affirmer sans trop extrapoler que Jacques Rivière, en lui refusant ses poèmes, a précipité la rupture d'Artaud avec une certaine littérature, avec un certain « style », qui s'appelait alors, dans sa conscience, « recevabilité d'un poème au Mercure de France, aux Cahiers d'Art, à Action, à Commerce, et surtout et par-dessus tout, à cette sacro-sainte N.R.F. dirigée par Jacques Rivière qui ne transigeait pas avec un certain côté dirai-je Vermeer de Delft ou peut-être Léonard de Vinci de la poésie1 ». En précipitant cette rupture, il a fait basculer toute la « poésie » d'Artaud d'un tout autre côté que celui de la N.R.F., bien que l'Ombilic des Limbes ait paru en 1925 par les soins de cette revue et qu'Artaud ait trouvé plus tard l'un de ses très rares et plus grands défenseurs contemporains dans la personne de Jean Paulhan. Non, quand il déclare à Jacques Rivière : « Je suis en disponibilité de poésie », et : « La littérature proprement dite ne m'intéresse qu'assez peu », quand il lui confie : « Mes derniers poèmes me paraissent manifester un sérieux progrès. Sont-ils vraiment si impubliables dans leur totalité ? D'ailleurs, peu importe, j'aime mieux me montrer tel que je suis, dans mon inexistence et dans mon déracinement », il fait de Rivière, non pas son juge, mais le juge de ces fragments, de ces lettres que Rivière lui propose de publier à la place de ses poèmes. Ce qui lui importe, « ce à quoi je tiens principalement, c'est qu'une équivoque ne s'introduise pas sur la nature des phénomènes que j'invoque pour ma défense. Il faut que le lecteur croie à ma véritable maladie et non à un phénomène d'époque, à une maladie qui touche à l'essence de l'être et à ses possibilités centrales d'expression, et qui s'applique à toute une vie ». La littérature a ses juges, il n'en est pas un ; la maladie est son sujet, et il fait tout tourner autour d'elle. Veut-il donc obscurcir le sens de ses écrits, les protéger d'un tribunal qui pourrait les réduire à un « phénomène d'époque » ? Il répond magistralement dans le texte d'introduction à l'Ombilic des Limbes : « Il faut en finir avec l'Esprit comme avec la littérature. Je dis que l'Esprit et la vie communiquent à tous les degrés. Je voudrais faire un livre qui dérange les hommes, qui soit comme une porte ouverte et qui les mène là où ils n'auraient jamais consenti à aller, une porte simplement abouchée avec la réalité. » C'est du côté de cette « porte ouverte » qu'Artaud va donc se diriger, transporter son esprit « avec ses lois et ses organes », c'est de ce côté que la « poésie », obéissant à une décision globale de toute la pensée, tente de se jeter dans l'espace et le temps réels, et prend corps, se transforme et agit au même instant, comme en s'expulsant de sa propre mère. Ainsi, Antonin Artaud va-t-il, dès lors, assister à Antonin Artaud, devenir le théâtre où tout se joue, et où tout doit mourir, pour qu'une autre chose naisse et pour que la réalité, une réalité « abouchée » avec la pensée, apparaisse enfin, même si l'Esprit et la littérature doivent en périr, et même si ses juges le privent finalement, lui, Artaud, de cette « liberté absolue » dont il commence par s'excuser. Il transgresse en effet d'avance tous les jugements qu'on peut porter sur son entreprise : « J'ai, écrit-il à Rivière, pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi. » Ce défi, il l'a maintenu toute sa vie, en traversant comme un rideau de fumée le plus élémentaire « bon sens », et il l'a poussé jusqu'à la limite extrême dans l'un de ses derniers textes : Pour en finir avec le jugement de dieu. Pour en finir avec le jugement des autres comme avec celui de Dieu, tout l'esprit et tout le corps d'Artaud se sont révoltés, afin de faire craquer les coutures morales entre lesquelles « l'esprit » a été privé de son propre pouvoir. « Qui nous juge, n'est pas né à l'esprit, à cet esprit que nous voulons dire et qui est pour nous en dehors de ce que vous appelez l'esprit. » Artaud a donc méprisé tout ce qui n'était pas « l'abîme complet » dans lequel il a tenté d'atteindre cet esprit qui se dérobait, cet esprit pour lequel « il ne faut pas trop laisser passer la littérature ». Il s'est fait le témoin, « le seul témoin de [lui]-même ». « Et je vous l'ai dit : pas d'œuvre, pas de langage, pas de parole, pas d'esprit, rien. / Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. / Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l'esprit. »
C'est en cela, si l'on veut, qu'Artaud a réinventé la poésie, en faisant d'elle une activité mentale dont l'objet dépasse et domine l'œuvre écrite. Mais pour le faire, il fallait encore le dire, l'écrire, fût-ce par éclairs, par fragments, et toujours en s'invectivant lui-même. Il fallait écrire l'Ombilic des Limbes, le Pèse-Nerfs, l'Art et la Mort pour détruire la poésie qui se satisfait de ses mots et de ses images, qui ronronne dans cette terrible absence de pensée à laquelle elle se borne. De même, il lui faudra, plus tard, écrire non seulement le Théâtre et son Double, mais les Cenci, pour libérer le théâtre de la dictature du texte, « en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite ». C'est le grand paradoxe des révolutionnaires que de faire précéder toujours leur action par des mots qui sont, en même temps que sa négation, le commandement magnétique d'une action.
Aussi bien, convient-il de prévenir le lecteur qui attend de ce recueil de textes qu'il lui révèle la « poésie » d'Artaud : il ne pourra le faire grâce aux seuls et rares poèmes en vers qu'Artaud n'a pas reniés.
C'est dans les textes « en prose » qu'Artaud écrit sa pensée, qu'il a émis ses « coups de dés » et forcé la porte. Jacques Derrida a lucidement souligné, dans l'essai qu'il lui a consacré2, le danger réel du discours destructeur, qui appartient à l'objet de sa destruction : l'appartenance magique du signe à la chose signifiée demeure celle-là même que vise, de manière sempiternelle, toute poésie vécue par le poète. Et Derrida a raison de citer cette lettre de 1946 où Artaud, qui a refusé de s'ériger tout entier lui-même à partir de son œuvre écrite, a admis qu'il était cependant l'auteur d'une œuvre. Dans cette lettre, en effet, parlant de l'Ombilic des Limbes et du Pèse-Nerfs, Artaud déclare : « Sur le moment, ils m'ont paru pleins de lézardes, de failles, de platitudes et comme farcis d'avortements spontanés. Mais après vingt ans écoulés, ils m'apparaissent stupéfiants, non de réussite par rapport à moi, mais par rapport à l'inexprimable. C'est ainsi que les œuvres prennent de la bouteille et que, mentant toutes par rapport à l'écrivain, elles constituent par elles-mêmes, une vérité bizarre... Un inexprimable exprimé par des œuvres qui ne sont que des débâcles présentes. » Mais le risque ainsi couru par le destructeur dans son discours, c'est de perpétuer négativement la civilisation en face de l'image « positive » et fallacieuse qu'elle se donne d'elle-même. Car Artaud veut nous guérir, ne l'oublions pas, de la maladie dont souffre l'esprit « au milieu des concepts », comme il a voulu, plusieurs fois, se guérir de l'intoxication de la drogue. Il ne cherche certainement pas à nous satisfaire, mais sans doute à nous faire trouver notre place. C'est un calme effrayant, mais dominateur, un calme qui s'établirait au-dessus de nos propres déchirements, dont il veut nous rendre maîtres : voilà, selon moi, si l'on veut bien consentir à la possibilité d'interprétation, le sens mystérieux du « beau Pèse-Nerfs ». Il ne se révolte contre les mots et contre le langage que dans la mesure où ils ne coïncident pas totalement avec le jet de la pensée : s'ils font passer ce jet, il n'est plus leur ennemi. « L'art suprême, écrit-il, est de rendre, par le truchement d'une rhétorique bien appliquée, à l'expression de notre pensée, la roideur et la vérité de ses stratifications initiales, ainsi que dans le langage parlé. Et l'art est de ramener cette rhétorique au point de cristallisation nécessaire pour ne plus faire qu'un avec de certaines manières d'être, réelles, du sentiment et de la pensée. En un mot, le seul écrivain durable est celui qui aura su faire se comporter cette rhétorique comme si elle était déjà de la pensée, et non le geste de la pensée. » On pourrait donc faire commencer à Artaud une nouvelle réflexion sur la pensée, et, en particulier sur la pensée à venir, s'il en est une qui mérite qu'on s'en soucie. Mais tout se passe effectivement, dans l'univers des lettres et de la critique littéraire, comme si les poèmes que l'on écrit encore aujourdhui n'étaient plus que les pressentiments à rebours d'une pensée – d'une « vérité aléatoire », qu'Artaud a lancée au-delà de nous à ses risques et périls. La poésie n'est plus, ne peut plus être, en elle-même et pour elle-même, sa propre justification : elle n'a de chance d'agir et de communiquer fortement que lorsqu'elle roule comme un tonnerre dans son absence à elle-même, et elle ne peut former un « texte » – ni « cohérent », ni « harmonieux » – que dans la mesure où elle s'y présente comme autre chose que de la poésie.
On ne saurait donc présenter Artaud comme un « poète », au sens restrictif et purement littéraire qu'on donne souvent à ce mot. Son œuvre nous invite à reconsidérer toutes les notions et toutes les habitudes de l'humanisme traditionnel, et ce serait trahir sa signification, ce serait détourner de son but l'énergie qu'elle sécrète, que de la situer dans une autre perspective que celle d'un présent tout entier orienté par l'avenir. Rien de ce qu'Artaud a annoncé, rien de ce qu'il a dit, n'a pu tomber dans le domaine des idées récupérées, aseptisées et contrôlées par la société où nous vivons : sa parole et sa pensée nous devancent encore, et c'est derrière elles, en retrait par rapport à elles, que ses commentateurs les plus exacts, de Maurice Blanchot à Jacques Derrida, se sentent et se savent condamnés à parler eux-mêmes. Aussi bien, pour écrire comme je le tente ici, une « introduction » à la pensée d'Artaud, convient-il de faire comme si nous en étions déjà presque au point où nous l'aurons rejointe, comme si Artaud faisait déjà partie intégrante de cette conscience individuelle et plurielle sans laquelle chacun de nous se réduit à une parcelle non illuminée et non éclairante de la totalité. Le risque est grand, mais ce serait se vouer soi-même à la plus lâche de toutes les ignorances et au plus veule des renoncements, que de ne pas le courir. Car Artaud fait partie de ces écrivains exceptionnels qui exigent souverainement de leurs lecteurs qu'ils se désarrangent par rapport à un monde devenu anormal – « car ce n'est pas l'homme mais le monde qui est devenu un anormal » –, et devant lesquels la vraie norme se confond avec un défi incessant de la pensée.
Pour faire exister cette « poésie » à venir, que nous découvrons à la lecture des textes d'Artaud, pour extirper de nous-mêmes, et à leur contact, une pensée qui agisse par la seule vibration, par le seul entrechoc des signes qu'elle émet, il deviendra de plus en plus nécessaire de détruire d'abord le formidable réseau de contradictions dans lequel nous enserrent les systèmes de plus en plus contradictoires de la pensée rationnelle. C'est par une telle destruction que la lecture de l'Ombilic des Limbes et du Pèse-Nerfs, ainsi que celle des textes de la période surréaliste d'Artaud (1924-1928), peuvent devenir un acte perçant, et comme électriquement contagieux. Quand, par la parole ou par l'écriture, nous avançons aujourd'hui quelques propositions aventureuses comme des instruments sanglants sur la blancheur clinique de la page, nous brisons ce système de détournement par l'oubli qui fait que chaque journée d'un homme l'éloigne davantage du centre coordinateur – du « nœud d'asphyxie centrale » – de sa propre pensée. « L'affirmation d'une vérité pressentie, si aléatoire soit-elle », dans laquelle Artaud voyait « toute la raison de(s) a vie », telles sont selon nous, la théorie et la pratique de toute poésie : celle qu'on écrit, celle qu'on lit et celle qu'on vit. La poésie n'est plus un concept suffisant pour définir l'aventure qui commence avec elle.
Alain Jouffroy