Suis-je une menteuse ? Oui, car au banquier, j’ai dit que j’avais fait l’école hôtelière et un stage de dix-huit mois dans les cuisines du Ritz. Je lui ai montré les diplômes et les contrats que j’avais fabriqués la veille. J’ai aussi brandi un BTS de gestion, un très joli faux. J’aime vivre dangereusement. C’est ce qui m’a perdue, autrefois, c’est ce qui me fait gagner à présent. Le banquier n’y a vu que du feu. Il a accordé l’emprunt. Je l’ai remercié sans trembler. La visite médicale ? Pas de problème. Mon sang, mon précieux sang est propre, tout propre, comme si je n’avais rien vécu.
Suis-je une menteuse ? Non, car tout ce que je prétends savoir faire, je sais le faire. Je manie les spatules comme un jongleur ses massues ; tel le contorsionniste, j’actionne avec souplesse, et indépendamment, les différentes parties de mon corps : d’une main je lie une sauce tandis que, de l’autre, je sépare les blancs des jaunes et noue des aumônières. Les adolescents aux lèvres duveteuses et au front constellé de boutons, le cheveu gras sous leur calot de marmiton, peuvent, il est vrai, maîtriser l’ambre d’un caramel à jamais moelleux, ils vous dressent un rouget sans perdre un milligramme de chair et tricotent la crépinette comme autant de Pénélope. Mais. MAIS ! Fourrez-les dans une cuisine avec cinq gosses qui braillent, meurent de faim, jouent dans vos pattes et doivent repartir à l’école dans la demi-heure (l’un est allergique aux produits laitiers, et l’autre n’aime rien), jetez nos braves apprentis chefs dans cette fosse aux lionceaux, avec un frigo vide, des poêles qui attachent, et le désir de servir aux bambins un repas équilibré, puis regardez-les faire. Voyez l’œuvre de ces braves garçons joufflus et regardez-les se défaire. Tout ce que leurs diplômes sanctionnent, mes vies me l’ont appris. La première, à l’époque lointaine où j’étais mère de famille. La deuxième, en des temps moins distants, quand je gagnais mon pain dans les cuisines du cirque Santo Salto.
Mon restaurant sera petit et pas cher. Je n’aime pas les chichis. Il s’appellera Chez moi, car j’y dormirai aussi ; je n’ai pas assez d’argent pour payer le bail et un loyer.
On y mangera toutes les recettes que j’ai inventées, celles que j’ai transformées, celles que j’ai déduites. Il n’y aura pas de musique – je suis trop émotive – et les ampoules qui pendront du plafond seront orangées. J’ai déjà acheté un réfrigérateur géant avenue de la République. Ils m’ont promis un four et une table de cuisson bon marché. « C’est pas grave si c’est rayé ? – Pas grave du tout ! Je suis moi-même assez rayée. » Le marchand ne rit pas. Il ne sourit pas. Les hommes n’aiment pas que les femmes se dévaluent. Je commande également un lave-vaisselle quinze couverts, c’est leur plus petit modèle. « Ça ne suffira pas, affirme le type. – C’est tout ce que je peux me permettre. Ça ira, les premiers temps. » Il me promet qu’il m’enverra de la clientèle. Il me promet qu’il viendra lui-même dîner un soir, sans prévenir ; ça sera la surprise. Lui, il ment, c’est certain, mais ça m’est égal, je n’aurais pas adoré cuisiner pour lui.
Je cuisine avec et par amour. Comment ferai-je pour aimer mes clients ? Le luxe de la question me fait penser aux prostituées qui, elles, justement ne l’ont pas, ce luxe.