Les commandes pour le soir sont étonnantes. Ben me les a transmises quand les filles ont déguerpi, en retard, décoiffées, émues.

– Comment ça, étonnantes ? me demande-t-il quand je lui fais part de ma surprise. Vous avez bien dit qu’on faisait traiteur, non ?

L’inquiétude perce dans sa voix.

– Oui, j’ai dit ça.

– Il y a un problème ?

Je relis la liste : menu exotique pour quatre, buffet de tapas pour huit, salade géante pour seize. J’étudie les noms de nos commanditaires : Laferte-Girardin, N’guyen, Elkaroui.

– Qui sont ces gens ? dis-je.

Je ne reconnais aucun nom.

– Comment ont-ils su ? Et ces repas ? C’est quoi ? Menu exotique, qu’est-ce que tu veux que je leur mette, des cœurs de palmier et des pousses de soja ?

Ben regarde ses pieds.

– Est-ce que ces gens existent vraiment, Ben ?

Je soupçonne quelque chose, je flaire une mystification. La douceur de ce garçon est louche. Louche sa souplesse. Louche son oblativité. Il veut changer le monde, m’a-t-il expliqué. Je conviens qu’il y a du pain sur la planche, mais je crains que ce projet à grande échelle ne soit là que pour en dissimuler un autre, plus petit. Derrière l’Idéal, avec son I majuscule plein de fierté et d’arrogance, se cache l’obscure manie de la réparation. Je connais ce vice. Si j’étais psychiatre, je le nommerais complexe du maçon. Le patient ne supporte pas le moindre jour entre deux briques, il faut qu’il gâche, truelle en main, qu’il comble les interstices, qu’il consolide, qu’il rénove. On pourrait aussi qualifier cette attitude de démence féerique : le sujet, confronté à une situation difficile ou conflictuelle, donne des coups de baguette désordonnés visant à résoudre les problèmes, à guérir les blessures. Ben a si longtemps porté le fardeau de l’enfant qui tente tout pour faire sourire ses parents, les satisfaire, les surprendre, qu’il a constitué des réserves dangereuses d’imagination. Il veut me remonter le moral, me faire oublier les tracasseries de la banque, les courriers comminatoires, il aimerait soulager mon mal de dos et, pendant qu’il y est, combler ma longue ride au coin de la bouche.

Je vois clair dans son jeu. Il a inventé des clients. Quoi de plus facile ? C’est lui qui réceptionne les commandes et c’est lui qui livre. Il lui suffira de refourguer les plats aux SDF du quartier (Ben n’est pas du genre à jeter de la nourriture à la poubelle), et de régler la note avec son argent. Il n’est pas riche, m’a-t-il dit, mais je ne le crois pas. Ses vêtements sont beaux, propres et neufs. Je me souviens du prix de l’élégance. Ben est en train de se sacrifier pour moi. C’est un genre de détournement de fonds à l’envers, un abus de biens privés.

J’attends ses aveux. Il continue de fixer le sol.

– Ben, lui dis-je. Je n’ai pas besoin d’aide. Je me débrouille. Ça ne va peut-être pas aussi vite que tu le voudrais, mais j’avance, je t’assure.

J’énonce cela d’une voix très douce, afin de ne pas le heurter. Je prends la liste des commandes et je la déchire. Ben me regarde faire, horrifié.

– Mais qu’est-ce que je vais leur dire, moi, à ces gens ?

– Quels gens, Ben ?

– Eux, dit-il, en désignant les morceaux de papier.

Un doute s’insinue en moi.

– Tu les connais ?

– Non, répond-il.

– Alors d’où sortent-ils ?

– Du site.

– Quel site ?

– Le site Internet de Chez moi.

– On a un site Internet ? je demande, comme si ce genre de choses vous poussait spontanément à la manière des verrues sur le bout du doigt ou des ronces dans un jardin.

Ben acquiesce. Il a mis en place un système de commande de plats à distance. Il m’explique que nous avons eu beaucoup de chance parce que le nom n’était pas déposé. Le site, selon lui, est encore assez rudimentaire. Les illustrations se réduisent aux photos qu’il a prises avec son portable. La mise en pages n’est pas très soignée, mais ça fonctionne. La preuve, nous ne sommes en ligne que depuis vingt-quatre heures et nous avons déjà reçu trois commandes. Je recolle la liste déchirée, afin de reconstituer les noms de nos clients virtuels.

– Vous êtes fâchée ? demande Ben.

– À ton avis ?

Nous rions. Je le félicite pour cette initiative qui nous propulse sur la route de la fortune et de la modernité.

– Comment as-tu établi les menus ?

– J’ai étudié les offres de nos concurrents. La plupart du temps, c’est trop ciblé et trop cher. Des ghettos. Vous avez les italiens, les asiatiques, les américains, les japonais. Les cartes sont faussement variées, les desserts sont déprimants. Ou alors ça coûte une fortune. J’ai aussi fait un autre pari, mais c’est plus risqué.

Il hésite, je l’encourage.

– Je n’ai pas mon permis, dit-il. Je n’ai ni vélo, ni mobylette ; alors pour les livraisons, ça risque d’être compliqué. Surtout que je vais devoir passer en cuisine pour vous donner un coup de main, enfin, si vous voulez bien. Donc j’ai expliqué sur le site qu’on était un service de restauration de proximité et que les gens devaient venir chercher leur commande eux-mêmes. J’ai valorisé la contrainte en faisant miroiter l’économie et…

Ben hésite à nouveau. Je l’encourage encore, je veux connaître la suite de notre histoire.

– … j’ai mis l’accent sur le plaisir que nos chers clients auraient à rencontrer notre chef, Myriam. J’ai écrit des trucs sur vous qui…

– Qui sont faux ?

– Non, qui sont vrais, qui donnent envie de vous connaître.

Je n’ose pas lui demander de me réciter le boniment qu’il a mis au point concernant ma stupéfiante personne.

– Et alors ?

– Alors ça a l’air de marcher, non ? fait-il en désignant la liste quadrillée de Scotch que j’ai entre les mains.

– Qu’est-ce qu’on doit préparer ?

– Un menu exotique, des salades géantes et des tapas.

J’essaie de comprendre le concept, car ainsi nomme-t-on pompeusement, de nos jours, la ligne d’un restaurant. Ben me confie un autre de ses paris. Selon lui, les gens n’aiment plus choisir. On leur a trop demandé leur avis. Cette lassitude est préoccupante, car ils sont devenus la proie facile d’une dictature rampante. Ils ne veulent plus décider, alors nous décidons pour eux, nous sommes le bon tyran de la restauration, le dictateur éclairé des saveurs. Ben a constitué un bouquet de propositions volontairement floues qu’il me faut interpréter. Quatre formules constituent notre carte : Exotique, Tapas, Salades géantes, Tradition.

– Tu es sûr pour Tradition ?

– Personne ne nous la demandera. C’est un leurre. Il faut qu’il y ait le mot tradition. Mais ça reste un mot. Un mot qui rassure.

Je m’installe à une table, crayon en main, pendant que Ben range la salle. J’établis mentalement des carrefours entre valeur gustative, rapidité de préparation et rentabilité. Je mise, là encore, sur l’automatisme de mes gestes. Il me faut aller chercher profond en moi, non plus dans la cuisine apprise, mais dans la cuisine transmise, les choses que j’ai su faire avant de connaître l’alphabet, les plats que je saurais confectionner dans le noir, ces goûts d’ailleurs, plus précieux que le trousseau d’une fiancée. Je dresse la liste de mes acquis – caviar d’aubergine, salade de poivrons, poisson piquant, chaussons au fromage, salade de pommes de terre au piment, tarama, artichauts à l’orange, fèves au cumin, bricks au thon et aux câpres, triangles à la viande, aux œufs et à la coriandre… J’organise des croisements, des détournements, des associations, des rencontres improbables. L’exotisme s’étendra de l’Orient à l’Asie Mineure. Mes bataillons s’organisent, infanterie de légumes, cavalerie de croustillants. J’inspecte mes munitions entre les flancs de mon placard à épices, curcuma et ras-el-hanout au garde-à-vous dans leur cartouche de verre. Origan, sauge, graines de pavot, nigelles, baies rouges, baies noires. Il me faudra des montagnes d’ail, des pignons, des olives, des citrons confits…

Je m’interromps soudain dans ma recherche, comme si j’avais trébuché sur le sésame toujours manquant.

– Il faut que j’appelle Ali Slimane, dis-je en bondissant de ma chaise.

– On n’a pas le temps, me répond Ben, déjà occupé à hacher les herbes indispensables à mes recettes.

Je ne l’écoute pas. Je m’assieds par terre derrière le bar, à l’abri des regards et du bruit de la rue. Ben s’affole, il marche de long en large, ouvre le frigo, le referme. Que pourrait-il faire, tout seul ? Sait-il comment composer un menu exotique pour quatre ? A-t-il une idée de ce que l’on met dans une salade géante, une fois qu’on a sagement renoncé au riz, au thon et au maïs ? Il ne cesse de me regarder, de m’interroger des yeux, il m’implore de revenir à mon poste, de ne pas faire capoter si tôt son mirifique projet d’expansion.

 

La tonalité résonne à mon oreille, un câble nous relie, Ali et moi.

– Bonjour, c’est Myriam.

– Bonjour.

– Vous vous souvenez ?

– Oui.

– Vous allez bien ?

– Oui.

– Je ne vous dérange pas ?

– Non.

J’ai l’impression de m’adresser au Sphinx. Ses réponses sont concaves, elles ouvrent la porte aux énigmes au lieu de la fermer au doute. Je suis heureuse d’entendre sa voix. Je me l’imagine, chez lui : sommet de la colline, mur de pierres envahi de ruines de Rome, carreaux givrés, croquettes de boue sur le racle-bottes en acier.

– J’ai ouvert un restaurant.

– C’est bien.

– J’ai besoin de vous.

Il se tait. Durant son silence, j’énumère pour moi-même toutes les choses que je sais de lui : sa bouche sombre, l’assurance qu’il ne me fera jamais pleurer, ses pantalons de toile mastic, la mélancolie de son regard, les cigarettes roulées toutes fines entre ses doigts élégants.

– Je vais venir, promet-il.

Je lui donne l’adresse. Je lui demande quand il pense pouvoir passer, s’il a besoin que je lui envoie un bon de commande. A-t-il un fax ? Il ne répond à aucune de mes questions. Il me dit qu’il est content de m’entendre, qu’il trouve que quelque chose a changé en moi.

Je raccroche. Je mets un moment à me relever. Mes jambes sont toutes molles. Je dois me hisser en m’agrippant au rebord du bar. Je titube jusqu’au billot. J’ai envie de m’allonger, de me laisser tomber, d’attendre.

Ben a les dents serrées, excédé par le temps que je perds. Il craint que son initiative soit menacée par ma paresse nouvelle. Je regarde la pyramide verte des herbes cisaillées puis mélangées entre elles, matelas plus tendre qu’un édredon de duvet, montagnette de plaisirs subtils, j’en tapote gentiment le sommet.

– Ensuite ? demande Ben un couteau à la main.

Je ne résiste pas à la joie de le torturer.

– Ensuite, lui réponds-je, on se fume une petite cigarette comme au bon vieux temps.

– Comme au bon vieux temps ? répète-t-il consterné.

– C’est ça, dis-je, le dos calé contre la banquette, les pieds posés sur un tabouret. Au bon vieux temps de quand j’avais vingt ans et que tu n’étais pas né.

Un mot de trop peut-être. Le voilà puni, assis sous mon étagère de livres. Il boude. Les jeunes n’aiment pas qu’on leur reproche leur jeunesse. Les vieux n’aiment pas qu’on leur rappelle leur grand âge. Personne ne souhaite se voir comme une mouche écrasée sur l’échelle du temps. Je regrette ce que j’ai dit et parviens, néanmoins, à goûter l’ivresse de la cigarette interdite. Nous nous regardons, Ben et moi, et soudain, c’est comme une illumination, je comprends qu’il aime les hommes. Je ne saurais dire exactement ce que cela me fait. Je me sens exclue. Curieuse aussi. Mais nous n’avons pas le temps d’évoquer cette découverte. Il nous faut travailler.

Je me redresse brusquement, écrase ma cigarette dans l’évier et me lave les mains jusqu’aux coudes. J’ai l’impression d’être un chirurgien au bloc, flanqué de son infirmière. Le chirurgien dit pince, l’infirmière annonce : pince et tend l’instrument à son chef. C’est très important qu’elle répète le mot qu’il vient de prononcer, car il lui arrive– c’est très rare – de commettre une erreur. Il se trompe de mot. Il dit pince, mais il a besoin du scalpel. L’infirmière dit pince en lui tendant la pince et là, au lieu de découper le ventre du malade avec une pince (ce qui doit être extrêmement ardu), il entend son erreur dans la voix de son assistante et la corrige à temps : Non, scalpel. Scalpel, dit l’infirmière en lui tendant l’instrument requis. En cuisine, comme en chirurgie, nous n’avons pas droit au lapsus. Je dis sel et Ben répète le mot en me tendant l’objet. Je dis beurre, il dit beurre. Je dis poivrons, il dit poivrons. Je dis six œufs, il dit six œufs. Il a compris sans que j’aie eu besoin de lui expliquer. Il a constaté l’urgence dans ma voix, dans mes gestes. Il anticipe, passe des coups d’éponge fréquents, envoie les épluchures au panier à mesure qu’elles s’accumulent, ouvre les feux, met le four à préchauffer. Nos bras se croisent, nos voix se chevauchent, il remet une de mes mèches en place, il sait combien cela m’agace d’avoir les cheveux dans les yeux quand je travaille. Je glisse sur une épluchure de tomate, il me rattrape. Je lui tends des couteaux à rincer. Il me fournit des cuillères, des spatules. Il remplace les torchons humides, rince les salades. Je lui montre comment fabriquer des dés de tomates, des lamelles de courgettes. Il dit « Ah, génial ! » et m’imite. Ses talents en cuisine égalent ses talents en salle. Il est adroit, patient, minutieux, concentré et rapide. Il comprend la balance citron/sel, perçoit l’équilibre sucré/piquant. Il a beaucoup d’instinct et, tandis que je lui transmets tout ce que je sais, je sens mon cœur s’alléger. Le poids de la connaissance me quitte, je ne pense à rien. Je gagne encore en rapidité. Cela me fait sourire. C’est presque un numéro de cirque. Mes mains sont dans la farine avant que j’aie pensé verse dans le saladier, coupe le beurre, mélange, pétris. Tel saint Denis, j’évolue tête à la main, je ne souffre pas de ma décapitation, je m’en réjouis.

Nos tapas sont ravissantes : petit carré de pain d’épice orné de chèvre et de poire rôtie, foies de volaille au porto sur tranche de pomme de terre et confiture d’oignons, petit rouleau de trévise au miel et au haddock. Ben est allé chercher des boîtes chez le pâtissier pour ranger nos trésors. Le menu exotique se compose d’un tarama, de rouleaux de thon aux câpres, de salade de poivrons sautés à l’ail et de caviar d’aubergine. Ce n’est pas très exotique pour un habitant des Balkans, mais ça l’est sans doute pour un Vietnamien ou un Breton. La salade géante est vraiment géante ; il y a tout un repas dedans, de l’entrée au dessert et pourtant point de riz, et pourtant point de maïs en boîte ; des copeaux, toutes sortes de copeaux, de légumes, de fromages, de fruits, qui se mêlent sans s’écraser, se côtoient sans se nuire. À dix-neuf heures, nous sommes prêts, nos commandes attendent, au frais ou au chaud, et notre menu du soir, qui s’articule autour des champignons des bois, du poisson fumé et des airelles est en place. Nous avons les joues rouges, les mains usées et un sourire d’imbécile heureux aux lèvres. Pour fêter notre premier soir d’activité mixte, j’ouvre une bouteille de champagne, que nous vidons allègrement au cours de la soirée. Nos clients internautes sont charmants et étrangement loquaces. Ils se sentent obligés de me faire la conversation pendant que j’emballe leur commande. Ils cherchent à briller, c’est évident, à se faire bien voir. Je me demande ce que Ben a écrit sur moi dans notre site. En les raccompagnant à la porte, il leur explique que les commentaires sont les bienvenus, que nous allons organiser un forum de goûteurs, que leurs remarques seront publiées sur notre page d’accueil. Les tablées s’en mêlent, veulent comprendre qui sont ces envahisseurs qui repartent les bras chargés de cartons. Ben passe parmi nos hôtes et distribue les prospectus qu’il a confectionnés je ne sais quand, je ne sais comment. Ce sont d’élégants marque-pages en carton parme sur lesquels on peut lire le nom du restaurant et l’adresse de notre site. Un sous-titre en lettres plus petites indique : « restauration choisie » et il me semble que c’est la phrase la plus sibylline et la plus explicite que j’aie jamais lue.

Je fais la caisse pendant que Ben termine de débarrasser. Il est vingt-trois heures quarante-cinq. Nous nous couchons de plus en plus tard. Je me demande comment nous allons tenir à ce rythme. Ben me sert un cognac. Je suis pompette. Lui aussi. Nous trinquons, yeux dans les yeux, enlaçons nos coudes et buvons à notre santé, à notre prospérité, à notre réussite, à nos futurs millions de dollars. Je lui demande comment nous allons nous en sortir avec son idée à la gomme. Internet, c’est trop gros pour nous. On ne pourra jamais fournir. Ce n’était pas ce que j’avais prévu. J’avais songé à un recyclage, à une revalorisation des restes, à une lutte contre le gâchis. Je le traite de capitaliste. Il me traite de vieille baba. Je le traite d’école de commerce. Il me traite d’école buissonnière. Puis il se défend, plus sérieusement. Il m’explique patiemment que pour donner il faut avoir les moyens, qu’il convient de s’expandre avant de répandre, que l’Éden est synonyme d’abondance, pas de débrouille. Je ne comprends pas comment moi, qui ai été élevée par une famille bourgeoise, moi, qui ai grandi pour former, à mon tour, un foyer bourgeois, je peux me faire administrer une leçon de gestion et de savoir-vivre par un gamin des rues. Qui est Ben ? Il me semble soudain intolérable de le connaître si peu. J’ai cent questions à lui poser, sur son enfance, sur ses parents, mais celle qui jaillit de mes lèvres, je n’avais pas prévu de la lui soumettre.

– C’est comment de faire l’amour avec un homme ? je demande.

Ben me dévisage, les yeux ronds.

– Pardon ? fait-il.

Je répète ma question, bête pour bête, indiscrète pour indiscrète, autant aller au bout.

– C’est comment de faire l’amour avec un homme ?

– C’est à vous qu’il faut poser la question, me rétorque-t-il.

Je me sers un autre cognac. Je sens que je dérape, que je déraperais volontiers. Je me donne un genre. Le genre je-sais-qui-tu-es. Mais, apparemment, mon hypothèse est erronée. Je le regarde. Ses joues lisses, sa bouche si minutieusement ourlée, ses narines intelligentes, pas mesquines, pas sombres, pas repoussantes, ses longs cils qui battent lentement sur ses yeux un peu écartés et légèrement tombants. Je le trouve fait pour l’amour. Son corps mince et un peu raide, circonspect et rapide. Ses mains, à la paume longue, aux doigts courts, des mains dont la force surprend. Ben m’explique très simplement, sans que j’aie besoin de l’interroger davantage, sans me faire porter la responsabilité de l’enquête, qu’il n’a pas de vie amoureuse.

– Mais sexuelle, oui ? je demande, un espoir niais dans la voix.

– Non, répond-il sans tristesse et sans joie.

– Comme un curé, alors ? Comme une nonne ?

– Pas vraiment, dit-il après un temps. Pour moi, ce n’est pas une contrainte, ni une obligation. Ce n’est pas un sacrifice.

Il hésite un instant.

– Ce n’est pas par manque de goût, non plus, ajoute-t-il. C’est ainsi.

– Comme une malformation, alors ?

J’ai beaucoup trop bu. Je dis n’importe quoi. Grossière et agressive. Mais il éclate de rire. Il est hilare, plié en deux. La délicatesse de Ben, me dis-je, est une forme de magie. Il se calme et, pédagogue, reprend son exposé.

– Je suis normal. Il n’y a pas de sexe dans ma vie, comme chez certains il n’y a pas de littérature ou de musique. Ces gens vivent aussi, comme nous. Ils apprécient d’autres choses, ont d’autres plaisirs. Il ne leur manque rien, puisque cette chose, pour eux, n’existe pas.

Un soulagement violent, comme après un effort ininterrompu sur un tempo inhumain, me dessoude, et je pense : ne pas désirer, dans ce monde si contraire et si hostile, voilà la vraie liberté. Finies les attentes, finis les trahisons, les cœurs souillés, les corps coupables. Terminé le tourment et les heures gâchées dans la fabrication de pitoyables stratégies. Un monde intérieur incolore et indolore. Le moi comme une vitre, plus jamais comme un miroir.

– Mais cela, reprend Ben, interrompant ma pensée, ne veut pas dire que je ne sache pas aimer, aimer d’un autre genre d’amour.

Il se lève alors et s’avance vers moi. À mon tour je me lève. Il me prend dans ses bras et me serre contre son grand corps qui me dépasse de partout, plat, déployé comme une carte d’état-major. Il me dit dans le cou :

– Vous, par exemple, je vous aime beaucoup. Beaucoup. Beaucoup.

Son corps demeure muet, tandis que le mien hurle. Entre mes jambes, une affiche se déroule. MANGE-MOI s’y écrit en lettres tremblantes et gigantesques. Je le repousse et je m’excuse.

– J’ai trop bu. Vraiment.

Il me caresse la tête, gentiment. Et je pense à l’amour des animaux. De l’animal pour son maître. Du maître pour sa bête. Comment freiner mon corps ? Il faut que je pense Ben est mon chat, Ben est une antilope. Pourquoi suis-je incapable de tarir ma source ? Il faut que je puisse caresser la tête de Ben comme celle d’un labrador. Nous ne sommes pas de la même espèce. Voilà, c’est tout. J’aimerais tant appartenir à la sienne. Toute cette énergie au service du travail, de l’imagination. Je comprends pourquoi les grands mystiques vivent dans l’abstinence. Sauf que Ben va plus loin, lui ce n’est pas qu’il s’interdit le désir, c’est qu’il l’ignore. Ainsi trouve-t-il le temps de poursuivre des études, de travailler comme serveur, de créer un site Internet et de s’occuper d’une folle comme moi. Il n’est pas encombré. Pas un gramme de lest, il file. Aucune déviation, pas le moindre ralentissement, droit au but. Mais quel but ? Comment vivre sans la perspective d’un amour ? Comment parvenir à ne jamais détourner le regard de l’horizon ? Comme j’aurais peur de la mort si je devais ainsi foncer vers la fin, sans distraction, sans l’énorme obstacle de la passion ! À quoi s’accrocher ? Je songe au pont suspendu jeté en travers du néant, l’ouvrage d’art démesuré que seul l’amour peut construire et qui nous mène à l’éternité. Comment Ben s’y prend-il pour franchir les gouffres infimes et vertigineux du quotidien ?

– Tu ne vas pas rester toujours comme ça, lui dis-je. Ça va changer.

Je voudrais lui faire écouter Norwegian Wood.

Il secoue la tête.

– Non, dit-il. Je ne crois pas. Je ne vais pas changer. Et je ne veux pas changer. Je ne suis pas seul. Il y en a d’autres comme moi. Plein de jeunes. Il y en a toujours eu sauf qu’avant, ça se voyait moins. Avant on n’en parlait pas, mais parce que avant, on ne parlait de rien. La proportion de puceaux sur une population adulte est constante. À quoi vous l’attribuez, vous ? À la timidité ? Alors, c’est vrai, sur la quantité, il y a les infirmes, les fous, les malades, et puis il y a nous.

Comme je hais ce « nous ». Armée de nihilistes.

– Et comment marcherait le monde, si tous les gens étaient comme vous ? je demande.

– On ne demande à personne d’être comme nous. À l’inverse, dit-il, si tout le monde était comme vous, la planète serait encore plus surpeuplée qu’elle ne l’est. On aurait chacun cinq bébés sur les bras.

– L’amour et les bébés, ce n’est pas la même chose, lui dis-je.

– C’est la même chose, affirme Ben. Je ne tiens pas à me reproduire.

La nuit avance et les ombres grandies par l’alcool se font menaçantes. Je les vois, tous ces jeunes, fondre sur nous, en rangs serrés, coude à coude. Leur union m’effraie car aucune jalousie, aucun désir ne la fissure. Ils consacrent tout leur temps à l’étude, toute leur énergie à la conquête du pouvoir tandis que nous peinons, pauvres vieux, épuisés par notre lubricité.

– Fiche le camp, dis-je à Ben.

– Je ficherai le camp demain, me dit-il en souriant. J’ai raté le dernier métro, il fait froid et je n’ai pas d’argent pour un taxi.

Je prends un billet dans la caisse et le lui tends.

– Tiens, en voilà de l’argent. De toute façon, tu vas tout me prendre.

– Ouais, ouais, dit-il, toujours souriant. Couchez-vous Myriam. Je vais rester. C’était un grand soir. Je ne veux pas vous laisser seule.

Il tire le sac de couchage de sous la banquette. Il connaît tous mes secrets. Il m’allonge, me borde, me caresse doucement la main et me dit que tout va bien. Juste avant de m’endormir, je le vois, éclairé par une minuscule lampe qui projette une ombre de gorille sur le mur ; il tire de sa besace un ordinateur portable, le branche et installe je ne sais quoi en tripatouillant les fils et les commandes. Je rêve que je rêve que j’entre dans les jardins d’un palais. C’est une boucle : dès que je passe la roseraie, je m’éveille du rêve à l’intérieur de mon rêve et je recommence.

En pleine nuit, j’ouvre les yeux. Je suis parfaitement lucide. Sur l’écran d’ordinateur de Ben des poissons nagent, indifférents dans une eau noire. Il a posé sa tête sur la table et s’est endormi, les bras croisé devant son front. J’étudie les angles, les lignes brisées qui le dessinent, l’encastrent sous le plateau de bois, jambes en vrac entre les pieds de la chaise. Seuls les passages de poissons aux couleurs claires me permettent de distinguer sa silhouette. Le reste du temps, quand c’est un requin gris, un barracuda indigo, ou une murène brune qui se balade, je n’aperçois plus rien qu’une masse sombre à quelques pas de moi. Je suis inquiète. Je me remémore notre conversation. Contrairement à Ben, je ne pense pas que les membres de sa tribu aient toujours existé. Ces jeunes gens m’apparaissent, au contraire, comme le produit dérivé le plus abouti de notre civilisation. C’est la génération de l’écœurement. Comment les convaincre qu’ils font fausse route ? L’émancipation est tentante : on ne se laisse plus piéger, pas d’attaches, pas de souci de fidélité, de loyauté, de territoire. Je ne sais comment lui désigner le piège encore plus dangereux dans lequel il est en train de tomber. On n’est jamais si vulnérable que lorsqu’on croit se révolter. Le refus du système n’a jamais fait qu’engraisser le système. Comment le lui dire ? Je parviens à peine à le penser. Ce que je sais, c’est que le désir demeure la seule force authentiquement subversive. Quand l’oppresseur enfile le masque froid de la logique économique, il est plus important que jamais de préserver et d’entretenir la citerne du n’importe quoi, le merveilleux réservoir à girouettes. Pendant que Ben dort, je lui chante les mérites de l’insurrection des corps.

J’ai envie de tout envoyer balader, ses idées brillantes de publicitaire maniaque, ses méthodes de prince du marketing, son business plan d’étudiant aux dents longues. Si ça l’amuse de faire des affaires, qu’il aille ailleurs. Chez moi, on ne fait pas fortune. Chez moi, on mange de bonnes choses pour un prix modique. Mes clients se régalent, et à chaque fois je me dis : voilà, j’ai fait un heureux, sans douleur, sans risque d’accoutumance, sans spirale infernale du toujours plus.

Je songe au centre de la satiété. Certaines personnes en sont, paraît-il, dépourvues. Mais c’est rare. Il n’existe pas, à ma connaissance, de centre équivalent pour l’appétit sexuel. On n’en a jamais assez. C’est un feu qu’il faut sans cesse alimenter. Addiction, addiction, addiction. Alors qu’au restaurant, non merci, c’est bon, je n’ai plus faim.

Est-il possible de penser une chose, sans penser aussitôt son contraire ? Les sujets de philo de Simone et Hannah me donnent des cauchemars. Je ne veux pas être comme Ben, mais je ne veux pas être comme moi. Je suis une personne dangereuse et peu fiable. J’écris, dans ma tête, une lettre de licenciement destinée à Ben.

Je relis. J’apprécie le calme du style épistolaire ; la colère qui ne se dresse plus, mais s’allonge. Ce mélange de douceur et de perfidie que l’on peut y glisser. Une lettre de rupture de trois pages, tissée de reproches, de récriminations, voire d’injures, si elle se termine par quelque chose comme « mais je sais, au fond de moi, que je n’aimerai jamais personne comme je t’ai aimé(e) », est encore une lettre d’amour. Je raffole aussi des lettres timides et sobres qui dévoilent les sentiments de leur auteur au détour d’un mot qu’il ou elle n’a pu retenir et qui s’envole, papillon fou, pour aller se poser – il connaît exactement le chemin – au coin des lèvres du lecteur, dans un sourire frémissant, que le pressentiment d’un amour secret, et pourtant avoué, fait trembler.

Voilà, je suis paisible. La dernière goutte de cognac s’est mêlée à mon sang. J’en veux à Ben parce qu’il ne veut pas de moi. C’est humain, comme on dit quand on n’ose pas dire c’est bête. Cela fait six ans qu’un homme ne m’a pas tenue dans ses bras. Et encore, la dernière fois, était-ce vraiment un homme ? Six années vides.

Sauf un soir peut-être. Mais ce n’était rien. Un ciel noir, piqué d’étoiles. Beaucoup trop d’étoiles, ai-je pensé. Il y en avait partout, au-dessus du chapiteau, des grosses et des minuscules, des traînées, des filantes. Il faisait chaud. Les feuilles aux arbres remuaient lentement, comme des paupières de danseuses espagnoles. Il se dégageait de la terre et des murs une odeur de jour contrarié, de jour qui a fui, mais demeure, mais persiste dans le soir. On ne me tuera pas, dit le jour. Impossible de trouver le sommeil. Il suffit que la narine inspire de cet air chargé de regret du soleil pour que l’on décrète la nuit blanche. Je ne dors pas. Je ne dors plus. Cette nuit je suis folle.

Éloi était sorti parce qu’il avait entendu la chèvre tirer sur sa corde. Il était l’auteur d’un numéro intitulé la roue de la mort mais il s’occupait aussi beaucoup des animaux. Il avait craint que la bête ne cherchât à s’échapper. Une chèvre dans Paris. Une chèvre grimpant vers Montmartre. Moi, j’étais dehors. Je respirais les parfums mêlés. Nous avons admiré ensemble les pupilles rectangulaires de Marina, la chèvre implorante. Elle voulait un câlin. Nous avons ri et nous sommes restés, côte à côte, debout dans l’air dément. Cent fois, mille fois, nos mains ont rêvé de se toucher. Nous demeurions immobiles, les poumons gonflés du même arôme tentateur. Arôme de la nuit d’été qui enveloppe les corps nus de son sirop brûlant. Après on doit se lécher jusqu’au matin. Je nous voyais, roulant l’un sur l’autre dans les chardons, puis plus loin écrasant la ciboulette : amours aux senteurs d’oignons. Mes hanches voulaient quitter mon corps, une pression incroyable, un assaut… Ouf, Éloi avait déjà disparu. Éloi, que sa femme, beaucoup plus jeune et plus jolie que moi, attendait dans sa roulotte, était rentré chez lui.

Je ne pourrai plus me rendormir à présent. Je prends un livre sur mon étagère. Un recueil de correspondance, encore un, et je lis : « Nous avons donc acheté le taureau que ma mère a baptisé Banjo, j’ignore pourquoi. J’ai toujours pensé que si elle avait eu un chien, elle l’aurait nommé Azor, sans la moindre ironie. Moi aussi, j’aurais nommé mon chien Azor, mais avec ironie. Vous me direz que personne n’aurait vu la différence. » Je relis ce passage d’une lettre que Flannery O’Connor écrivit à son amie « A », le 9 août 1957, et je songe à ce cadeau inouï, à portée de ma main, à cette consolation immédiate de tous les chagrins par l’esprit.

Sous le rideau de fer, le vent du matin se glisse.

Bonjour, me dis-je à moi-même.

 

Quand Vincent vient boire son café quelques jours plus tard (il a dû s’absenter une semaine pour assister à un salon de la décoration florale qui se tenait à Cologne), je ne peux m’empêcher de lui dire :

– Le petit a dormi ici, l’autre nuit.

– Quel petit ? demande-t-il, comme s’il ne le savait pas.

– Ben. Ben a dormi ici.

Je me souviens à cet instant que Vincent ignore que Chez moi est aussi ma maison. L’impact de mon annonce s’en trouve sérieusement atténué. Pas question, toutefois, de laisser échapper cette occasion de faire la fière. Nos récents succès financiers me donnent des ailes. Les commandes à emporter se multiplient, nous assurons deux services le soir et parfois trois à midi. La mixité fonctionne, les bambins de la maternelle mangent leur boulettes/purée sur le même banc que les employés de banque, les étudiants partagent la corbeille de pain des peintres du chantier voisin. Ben se moque de moi. Il m’appelle l’Exaltée. J’acquiesce et je tends l’oreille, à l’affût de la menace, de la catastrophe qui ne manquera pas de venir engloutir notre annexe du paradis. Je n’entends rien. Je ne vois pas d’où peut surgir l’ennemi. Selon les projections de Ben – il possède un logiciel de comptabilité très performant – nous sortirons très bientôt la tête de l’eau. Ce qui monte finit toujours par descendre, me dis-je ; une fois le succès atteint, il faudra bien que nous choyions. Peut-être sera-ce le fait d’un inspecteur de l’hygiène. Il trouvera mes bas roulés en boule à côté des torchons, mon eau de toilette dans le placard à épices. Il enquêtera et je serai condamnée à une amende impayable. Mais nous n’en sommes pas là. Nous en sommes à faire des révélations à notre ami Vincent.

– Moi aussi j’ai dormi ici, lui dis-je, l’air mutin.

– Quoi ?

La question de Vincent manifeste plus d’exaspération que de curiosité.

– J’habite ici, tu sais, lui dis-je à voix basse afin que les autres clients ne profitent pas de cette confidence.

– Qu’est-ce que tu racontes ?

– J’habite dans mon restaurant. Je ne te l’ai pas dit au début parce qu’on ne se connaissait pas et que je ne savais pas comment tu le prendrais…

– Je le prends très mal, coupe-t-il. Je trouve ça grotesque, dégradant, infantile. Mais ce n’est pas vrai, se reprend-il soudain souriant. Tu me mènes en bateau là. Comment tu peux habiter dans ce…

– J’ai tout ce qu’il faut, lui dis-je. Un lit, des toilettes, une cuisine, un lavabo. Et surtout, je n’ai pas les moyens de me loger ailleurs.

– Et l’argent de la vente du salon de thé à Invalides ?

Je suis heureuse de constater qu’il n’a rien oublié des diverses sornettes que je lui ai racontées.

– Je n’ai jamais eu de salon de thé nulle part. Je t’ai menti. J’avais peur de te décevoir.

– C’est maintenant que tu me déçois, répond-il.

– Tu parles comme dans un feuilleton, lui dis-je.

Il se referme. Je l’ai blessé.

– Ne sois pas fâché, Vincent. C’est toi, le premier, qui m’as aidée. Tout ce que j’ai fait ici, c’est grâce à toi.

– Mais c’est Ben que tu invites à dormir ! marmonne-t-il.

Il a gagné son baiser. Je bondis par-dessus la table et, lentement, je l’embrasse, comme on fait quand on n’a embrassé personne depuis six ans, avec délectation, curiosité et patience.

Les clients n’ont rien vu. Nous étions masqués par le portemanteau.

Je tremble.

Vincent tremble aussi. Il tire de sa poche une plaquette de pastilles à l’anis, peine à en sortir une de son alvéole d’aluminium et la suce nerveusement.

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de toi ? me dis-je, le surprenant à douter du parfum de son haleine.

Je dépose un baiser sur son front et je retourne en cuisine, insouciante et brave.