Nous avons terminé un peu avant minuit. Mes paupières se craquellent au contact des iris. Je rêve d’une chambre. Une chambre simple, carrée, avec juste un lit et deux tables de chevet, des draps, une couverture, un couvre-lit en crochet. Je rêve d’une salle d’eau, douche ou bain, ça m’est égal, entièrement carrelée, avec un lavabo en faïence. J’aurais aussi une petite penderie où ranger mes vêtements ; pour l’instant ils sont roulés en boule dans une valise glissée derrière le bar. Mes habits ne sentent jamais la lessive. Même propres, ils sentent Chez moi. Cela fait six ans que je n’ai plus de maison. À Santo Salto, c’était pareil, la précarité permanente. À l’arrivée d’un nouveau, d’une nouvelle, il fallait déménager dare-dare et s’installer dans la caravane d’une copine, laisser la place. Seuls les costumes de scène étaient pendus, le reste était serré dans des ballots. Je pensais à l’exode. Le bruit des roues de charrette sur le bitume, la mosaïque de toiles, l’entassement burlesque des poêles à frire, des livres et des pots de chambre. J’ignore qui, parmi mes aïeux, a accompli ce genre de périple. Personne, peut-être. Ou alors mes aïeux des livres et du cinéma. Je ne sais plus faire la différence entre mes souvenirs vrais et ceux qui m’ont été greffés par la fiction.

À Santo Salto, j’avais l’impression de revivre, pas au sens où l’on retrouve le goût de l’existence, plutôt comme si je rééditais un destin ancien. Tout m’était familier, les réchauds, les matelas et les coussins rembourrés de vieilles nippes, les caisses qui servaient alternativement de table, de chaise, d’échelle, d’armoire, et même de piscine, l’été, quand on les doublait d’une bâche épaisse et bleue. Le quotidien hors la loi, les journées passées à contourner les obstacles administratifs, les règlements inapplicables, l’agilité d’esprit doublant celle du corps.

Un matin de printemps, alors que je m’étais installée par terre pour éplucher des carottes, Rodrigo, qui voulait devenir avaleur de sabres comme son père, m’a demandé :

– Il est où ton mari ?

– Je n’ai pas de mari.

– Et tes enfants ?

Je ne pouvais pas lui répondre que je n’en avais pas. Je ne savais que dire.

– Ça se voit que tu as des enfants, a-t-il affirmé sans se soucier de mon silence.

– Ça se voit comment ?

Il a haussé les épaules.

– Ça se voit, c’est tout.

Il avait la tête en bas et marchait sur les mains, en cercle autour de moi.

– C’est difficile ?

– Quoi ?

– De marcher, comme ça, sur les mains ?

– Oui, a-t-il répondu. C’est aussi difficile que marcher sur les pieds, a-t-il précisé après un temps.

Genoux pliés, il faisait danser ses tibias à hauteur de mon visage.

– Tu te souviens ? demande-t-il.

– Quoi ?

– Quand tu as appris à marcher, tu t’en souviens ?

– Non, pas du tout. Et toi ?

– Moi, oui. Moi je me souviens de tout. Tu sais comment elle m’appelle, ma mère ? Elle m’appelle Mémorial. Tu sais ce que ça veut dire ? Ça veut dire celui qui se souvient de tout. C’est mon surnom. Je me rappelle la première fois que j’ai essayé de marcher sur mes pieds, alors qu’avant je marchais sur les genoux. Je me rappelle la première fois où j’ai dit un mot…

– C’était quoi, maman ou papa ?

– C’était clémentine.

Je ne le croyais pas.

– Clémentine ? Ça m’étonnerait, c’est un mot très difficile et très long pour un bébé.

– Je n’étais pas un bébé. J’avais trois ans. Je m’étais beaucoup entraîné dans ma tête. J’avais choisi ce mot exprès.

– Et ta maman était fière ?

– Non, elle aurait préféré que je dise maman.

– Tu pourrais m’apprendre à marcher sur les mains ? ai-je demandé à Mémorial.

Il est retombé sur les pieds, m’a ordonné de me lever, puis m’a examinée. Il a touché mes hanches, mes cuisses, il s’est dressé sur la pointe des pieds pour tâter mes bras, mes épaules. Il a secoué la tête.

– Toute ta force est en bas. Tes bras, ils sont tout mous et tes jambes, toutes dures. Il faut avoir la même force partout. Tu aurais dû commencer plus tôt. Il faut tout commencer très tôt.

– On peut essayer quand même ?

Grâce aux leçons de Mémorial, je sais, aujourd’hui, me tenir sur les mains, quelques secondes seulement. Je ne peux ni avancer, ni reculer. Il a été d’une patience remarquable avec moi. Pour le remercier, je lui ai offert un livre, Trois Aventures du lion chétif de Wilhelma Shannon.

– Je ne sais pas lire, m’a-t-il avoué, légèrement contrarié.

– Eh bien, je vais t’apprendre.

– C’est difficile ?

– Non, ai-je répondu, très sûre de moi.

Aujourd’hui, Mémorial doit avoir dans les treize ou quatorze ans. J’ignore où il est. Je conserve, dans mon portefeuille, un papier plié en quatre sur lequel il a écrit son premier mot : MEMORIAL en lettres capitales, avec un E tourné vers la gauche et un A, tête en bas. Je ne le déplie jamais. Je crains de l’abîmer et c’est trop douloureux. Je dessine mentalement un costume de clown à chaque majuscule et ses traits de crayon pèsent comme des lutins de bois au fond de mon sac à main. Il n’a éprouvé aucune difficulté à apprendre, mais j’ai eu toutes les peines du monde à lui enseigner, gorge serrée, yeux lourds de larmes. Cette manie de revivre, l’incapacité à rencontrer l’inédit. Pourquoi faut-il que je sois si lente à comprendre ? Pourquoi me faut-il toujours rebrousser chemin à la recherche de je ne sais quelle épingle perdue dans le foin des bas-côtés ?

Ce soir, j’ai envie de dormir à nouveau dans une chambre. Je compte les fissures au plafond, comme les lignes d’une main géante posée au-dessus de ma tête.

 

– Je vous assure, insiste Ben. Vous n’avez pas le choix. C’est la logique.

Il prend un stylo. Il note des chiffres, les entoure.

– Regardez. Je ne sais même pas pourquoi je vous demande votre avis, c’est l’évidence !

Il dessine des carrés dans des ronds, des ronds dans des carrés. Il ne sait plus quoi inventer pour que j’adhère à sa cause.

– Je n’ai jamais eu d’ambition, lui dis-je. J’ai horreur du capitalisme. Je ne veux pas m’agrandir. Je veux rester comme on est. On est bien comme on est, non ?

– Non.

Ben est sérieux. Il est en colère.

– On n’a pas assez de place en cuisine, s’emporte-t-il. Hier soir on a loupé deux commandes à emporter…

– Les gens n’étaient pas fâchés, lui dis-je, l’interrompant.

– Les gens ne sont jamais fâchés avec vous, Myriam. Mais ce n’est pas une raison. Si on continue comme ça, on va devoir payer des impôts. Regardez, c’est là. (Il me montre un très gros chiffre souligné trois fois.) On n’aura pas de quoi.

– Ils nous accorderont un délai.

– Stop ! (Il crie à présent.) Stop ! C’est quand même pas compliqué ce que je vous demande, merde. Faites-le pour moi, au moins. Il suffit de reprendre le bail de la mercerie d’à côté. On ne met personne dehors. On ne lèse personne. Le panneau À Louer est là depuis deux mois. On paie, on décroche le panneau, on fait les travaux et on s’agrandit !

– Avec quel argent ?

– On emprunte.

– Il a raison, dit Vincent, d’une voix paisible.

Je n’en reviens pas qu’il soit là.

Où est ton orgueil, homme blessé ?

Je le dévisage, les yeux un peu trop ronds. Il passe sa main dans mes cheveux.

– Écoute-le, me conseille-t-il en s’asseyant à notre table.

Une étamine de lys blanc pend à son col de pull-over. Chacun de ses gestes provoque une infime pluie safranée. Il ne tente pas d’éviter mon regard. C’est la paix. Vincent est là en voisin.

Nous n’avons pas encore rangé la salle. Le lave-vaisselle tourne mais les poubelles restent à vider, le ménage à faire. Je regarde autour de moi. Je voudrais leur expliquer que je n’ai pas la force. Je suis déjà tellement fatiguée.

– Il faut aussi penser à engager du personnel, me dit très doucement Ben.

– Quelle horreur !

Je bondis. Je prends le balai. J’essore la serpillière. Je me rue sur les poubelles. Je passe l’éponge.

– Je ne veux engager personne, Ben, tu m’entends. Personne ! C’est toi et moi et c’est tout. Si tu arrêtes, j’arrête. Si c’est trop pour toi, je ferme. Je m’en fous de fermer. Ça n’a aucune importance pour moi ce restaurant, cette vie de merde, je la rends, sans regret, je la rends. Pas besoin de personnel. Regarde.

Je renverse des seaux d’eau brûlante sur le sol. J’envoie des giclées de liquide vaisselle dans les fait-tout, je passe un coup de torchon sur les chaises et j’astique la banquette.

Ma banquette, ma petite banquette pour dames achetée chez Emmaüs. Je m’y allonge, la moleskine froide accueille ma joue rougie par l’effort. Je pleure. Je ne sais comment leur expliquer que ce n’était pas du tout ça mon idée de départ. Je voulais seulement… Je voulais seulement… Je cherche le mot. Il m’échappe. J’en attrape un autre. Je voulais faire quelque chose de bien. Non. Ce n’est pas ça. C’est la phrase d’à côté que je veux prononcer, mais je n’y arrive pas. Je ne la retrouve plus.

– Pardon, dis-je, en sanglotant. Pardon.

C’est le mot que je cherchais.

Ben et Vincent attendent que je me calme. Ils ne m’approchent pas. J’aurais préféré leur éviter ce spectacle. Ils ne savent rien de ma vie, ne comprennent pas pourquoi je pleure. Je crains que chacun d’eux pense être responsable ; alors que c’est tout le contraire. Au bout d’un moment, constatant que mes sanglots s’espacent, Vincent prend la parole.

– Et puis, ce serait bien pour le quartier, dit-il. Moi, en tant que commerçant…

Il est si neutre, si professionnel. Vincent n’a pas peur d’être terre à terre, c’est mon bon génie pragmatique.

– En tant que commerçant j’ai tout intérêt à ce que ton… ton…

– Son restaurant, souffle Ben.

– Oui, voilà, à ce que ton restaurant prenne de l’ampleur. Ça dynamise tout le reste.

S’ensuit alors une discussion entre Ben et lui sur l’inévitabilité de la croissance. Très vite, ils oublient que je suis triste, ils oublient même que je suis là. Ils échangent leurs points de vue – qui, pour leur plus grand bonheur, concordent – concernant l’entreprise, la consommation raisonnée, la résistance du commerce de proximité. Peu à peu, ils me bâtissent un empire. Ils engagent des serveurs, des serveuses, un comptable. Le mot « chef » me sort de ma torpeur.

– Ah non ! dis-je, enrouée. Vous n’allez pas mettre quelqu’un en cuisine à ma place.

Ils rient. Ils sont heureux que je me défende. Toute la nuit, ils parlent, et je songe que nos vies sont comme des coupes. Des coupes qu’il faut remplir. On y verse de l’amour, on y verse du désir, on y verse de la convoitise. J’ai failli être le liquide dans la coupe de Vincent. Je me suis échappée, il y fait couler autre chose. Je me demande ce que je souhaite à présent trouver dans la mienne.

« Buvez-moi » disait l’inscription sur la fiole d’Alice. La fillette a bu et, comme un télescope qui se replie, s’est sentie rétrécir. « Mangez-moi » disait une autre inscription sur le gâteau, Alice a mangé et s’est étirée, comme un bouleau. Trop petite, ou trop grande, ma vie se disproportionne et je ne suis jamais à la mesure de ce que j’entreprends. Comme j’aimerais retrouver ma taille originelle, celle qui me permettrait de me glisser dans le gant du jour et de ne m’y sentir ni au large, ni à l’étroit.

Les deux tentateurs éméchés m’enjoignent de les suivre dans leurs rêves de grandeur. Je résiste. Je veux que rien ne change, mais leurs voix qui se chevauchent et se confondent m’apprennent que mon souhait est irrecevable. C’est la loi du marché, me disent-ils, grandir ou périr, c’est l’unique alternative.

– Comment peut-on désirer toujours plus ? N’avez-vous pas le vertige, rien que d’y penser ?

– Elle a lu trop de livres, décrète Vincent.

– Ou pas assez, tempère Ben. Pas les bons.

J’ai lu des livres dans lesquels l’avidité est punie et la modestie récompensée. J’en ai lu où c’était le contraire, des histoires d’arrivistes, des success stories. J’ai lu des récits où l’amour se fait sans se dire, où il se dit sans se faire. J’ai parcouru les aventures d’un milliardaire qui avait commencé sa carrière avec un clou en poche, rien d’autre, juste un clou. J’ai lu des contes peuplés d’animaux qui parlent, d’humains changés en bêtes, crapaud/prince et jeune homme/cancrelat. J’ai lu les romans de meurtre, les romans de viol, ceux de guerre, ceux d’ennui. J’ai perdu les titres, j’ai oublié les auteurs, et aujourd’hui, seule Alice me reste, Alice qui tente de résoudre l’équation foireuse du temps et de l’espace : elle doit devenir plus petite pour passer par la porte minuscule, mais une fois rétrécie, elle se rend compte qu’elle a oublié la clé sur le guéridon quatre fois grand comme elle, il lui faut donc s’étirer, grandir en croquant le gâteau enchanté, afin de réparer sa négligence passée. Moi non plus, je n’ai jamais la taille qui convient.

 

Cette nuit, nous abolissons le sommeil. Au matin, mon visage est gris dans le miroir : un cerneau de noix. Les manches des couteaux me brûlent. Les torchons humides me glacent. La lumière du frigo m’éblouit. Je dois m’asseoir sur un tabouret pour détailler mes filets mignons. Le moindre mouvement me coûte. Une pomme de terre pèse le poids d’une laie, un brin de persil, celui d’un chêne centenaire. Les grains de poivre qui éclatent sous ma lame, ceux de coriandre qui s’émiettent dans le moulin, crissent et hurlent. Un client repose sa tasse à café un peu trop violemment sur la soucoupe. Le fracas de la porcelaine me fait sursauter. Je dis « ah ! ». On ne m’entend pas. Ma voix est enfouie, quelque part au fond de mon ventre. Je me lève pour aller chercher les pruneaux dans le bocal sur l’étagère, et je m’écroule à mi-chemin. Au moment où ma tête heurte le sol, je vérifie que le couteau que j’avais à la main n’est pas planté dans mon corps. Non, il est là, à quelques centimètres de mon visage. Ouf ! Je ne suis pas morte.

Lorsque je me réveille, je suis dans une chambre. Le soleil filtre le long des rideaux tirés. Sous ma tête, un oreiller de plumes. Sur mon corps, des draps blancs. Je suis tout habillée, dans un lit inconnu. La pièce est petite, les murs nus. Je me redresse. Ma mâchoire est engourdie. Lentement, je me hisse sur mes jambes en prenant appui sur le matelas une place. Je vérifie que je tiens debout et, longeant le mur afin de pouvoir m’y appuyer en cas de déséquilibre, je sors de ma cellule. Le reste de l’appartement est plongé dans une pénombre zébrée de soleil : des rayons fusent par les interstices des persiennes fermées. Ça sent l’antimite et la lessive. Les meubles sont, pour la plupart, recouverts de nylon transparent. Des pans de tissu blanc abritent les bibelots. Je soulève la jupe d’une horloge et découvre deux angelots nus, dorés et souriants sous un globe de verre. Les vitrines renferment des services à thé, à porto, à entremets. La bibliothèque, chiche, ne compte que les œuvres complètes du marquis de Sade, trois éditions apparemment semblables d’un traité de sexologie, et cinq volumes reliés en cuir dédiés aux maladies de peau. Je me dirige vers ce que j’imagine être la cuisine lorsque j’entends une clé tourner dans la serrure à quelques mètres de moi.

– Ah, tu es réveillée, dit Charles en me voyant, debout dans le couloir.

Je ne comprends pas ce que mon frère fait ici. Peut-être suis-je chez lui. Peut-être a-t-il déménagé. J’ai honte de sa bibliothèque minable. J’ai honte aussi pour les bâches en nylon. Je songe au prix qu’ont dû coûter les tapis, les miroirs aux cadres dorés, punis sous leurs linceuls de drap.

– J’ai fait aussi vite que j’ai pu, s’excuse-t-il. Comment ça va ?

Je ne réponds rien. Il s’approche et repousse une mèche de mon visage.

Il rit.

– Tu ne t’es pas ratée, me félicite-t-il. On dirait elephant woman.

Je tâte mon crâne. Une énorme bosse, comme la naissance d’une corne, déforme mon front.

– Je suis moche ?

– Horrible, me répond Charles.

Il me regarde et rit.

– Mais je suis drôle, visiblement.

– Je viens de ton harem, m’explique-t-il. C’est eux qui m’ont prévenu.

– De quoi tu parles ?

– Comment ils s’appellent déjà, j’ai oublié leurs noms. Tes employés, au resto. Ils m’ont téléphoné au boulot.

– Je n’ai pas d’employés, dis-je à Charles.

– Bon, va te recoucher.

– Comment tu me parles ?

– Comme à une fille que je vais emmener faire une radio dès qu’elle aura retrouvé ses esprits. Combien j’ai de doigts ? me demande-t-il, les mains dans le dos.

– Tu as autant de doigts que moi et je n’ai pas besoin de radio. Je me sens parfaitement bien. Ça faisait plusieurs jours que j’envisageais une petite sieste. Voilà, c’est fait. Maintenant je retourne travailler.

Je vais chercher mon manteau dans la chambre.

– Qu’est-ce que c’est grand, chez toi ! je crie depuis le bout du couloir. Et qu’est-ce que c’est laid !

– C’est pas chez moi, crie Charles en réponse. Mais c’est vrai que c’est laid.

Nous sommes chez Ben. Ou, plus exactement, chez feu les parents de Ben. Charles ouvre les volets du salon et me montre, juste en face, de l’autre côté de la rue, mon restaurant sans enseigne, aux vitres nues. Ben, l’enfant du quartier, me dis-je. Puis je me rappelle le soir où il a pris prétexte d’avoir raté le dernier métro pour dormir au restaurant. Je suis touchée par son mensonge, plus que je ne l’aurais été par un aveu. Je plisse les yeux pour tenter de voir de l’autre côté des carreaux si la salle est vide ou pleine. Je ne distingue aucun mouvement. C’est l’heure creuse. L’après-midi. Depuis le deuxième étage, je regarde notre rue, large et courte, dans le soleil de fin d’hiver. Immeubles penchés, sales, barbus d’herbes maigres, rideaux de fer à moitié baissés comme des paupières lasses, porches gigantesques ouvrant sur des cours ratatinées dans un étau de façades qui se renvoient le soleil vite vite, en billard de lumière. Un peu plus loin, sur la droite, j’aperçois, garée le long du trottoir, devant le magasin de Vincent, une camionnette bleue, d’un bleu unique, le bleu de notre enfance, franc et dur.

– Merde ! dis-je. Merde ! Merde ! Merde ! Merde ! Merde !

Charles me regarde d’un air inquisiteur. Il ne peut pas s’empêcher de sourire. C’est à cause de ma bosse. Cette bosse le met en joie.

– Tu vois cette camionnette ? lui dis-je.

Il hoche la tête.

– Eh bien… C’est un véhicule extrêmement important pour moi.

J’ai conscience que cette phrase n’a aucune chance de le rassurer sur mes facultés mentales, mais je ne sais comment expliquer les choses autrement. Je me mets face à lui, dans la lumière, et je tire mes cheveux en arrière, je veux qu’il me dise franchement comment je suis. Il éclate de rire.

– C’est à ce point ?

– Regarde-toi dans la glace, me dit-il. C’est génial. Non, je te jure. En plus, ça commence à prendre de belles couleurs, dans les verts, dans les mauves… un peu jaune aussi.

Je ne veux pas de miroir. Je rabats autant de mèches que je peux sur mon visage.

– Et là, je lui demande, c’est comment ?

– Comme un chien, répond-il, sans une seconde d’hésitation.

Un chien, me dis-je, parfait. C’est donc changée en chien que je reverrai mon ami, Ali Slimane.

– Tu es sûre que ça va ? me demande Charles.

Comme il a l’air triste, me dis-je. Pourquoi on ne se voit plus jamais ? Je ne m’occupe pas de lui. Je suis une grande sœur indigne. Il ne manquait plus que ça à mon palmarès. À quoi ça rime de grandir ensemble, serrés comme les doigts d’une main, pour s’éloigner ensuite, telles des barques à la dérive ? Personne ne m’a prévenue. Enfants, nous étions une forteresse. Je rentrais de l’école et il était là, avec ses legos, avec ses voitures. Je lui flanquais des trempes. Il me mordait. Nous regardions la télé, blottis l’un contre l’autre. Il fouillait dans mes affaires. Je lui refilais mes otites. Il mettait mes pantalons, mes pulls. Nous étions l’alibi l’un de l’autre, contre les parents. Parfois on se trahissait. On se haïssait. Je me moquais de son orthographe. On se cotisait pour acheter un porte-monnaie le jour de la fête des mères, une cravate le jour de la fête des pères. On était dans le même sac. Comment ai-je pu croire que ça durerait toujours ? Comment ai-je pu laisser les amarres se disloquer ?

– J’ai été nul, dit Charles.

– Quoi ?

– Toutes ces années. J’ai été nul.

– De quoi tu parles ?

– De tes conneries et des miennes.

Je ris.

– Ah, dis-je d’un ton de philosophe, mes conneries !

J’ai envie de lui demander des nouvelles d’Hugo. C’est presque là, au bord de mes lèvres. Je sais qu’il l’a vu. Il y a eu des Noëls, des anniversaires, des enterrements. Où est mon fils ? Simplement ça. J’ai envie de savoir où il vit. Mon fils. J’ai envie de le voir. Mon fils me manque.

– Lequel des deux est ton amant ? demande Charles.

Je ne comprends pas.

– Le jeune ou le coincé ?

– C’est pas tes oignons.

– Allez, dis-moi.

Il a ouvert la porte de l’appartement. Une fois que nous sommes sur le palier, il referme à clé.

– Il t’a confié son trousseau ? je demande.

– Il est très poli. Comment il s’appelle ?

– Ben.

– Ben est très poli, me dit Charles. Il m’a expliqué qu’il avait trouvé mon numéro dans ton carnet.

Ben avait beaucoup hésité mais il avait pensé que c’était bien de prévenir quelqu’un de la famille. Il se sentait coupable parce qu’il disait qu’on aurait peut-être dû m’hospitaliser, mais il ne pouvait pas manquer un service, il pensait que je lui en voudrais terriblement s’il fermait la boutique.

– L’autre, le coincé, dit Charles, est venu lui filer un coup de main.

– Il n’est pas coincé, dis-je. Il est fleuriste.

– Je ne vois pas le rapport.

– Moi, je le vois.

Nous nous quittons devant l’immeuble.

– Retourne travailler, dis-je à mon frère.

– Toi aussi.

Il ajuste ma coiffure de chien et je pousse un petit aboiement en réponse.

– Au fait, lui dis-je, alors qu’il a commencé à s’éloigner, comment tu trouves ça, chez moi ?

Je fais un geste en direction de mon restaurant.

– Très toi, me dit-il. Mais c’est un peu petit, non ?

Cette conspiration masculine commence à me taper sur les nerfs.

– Viens manger, un de ces jours.

Il ne répond pas. Il me sourit, puis il disparaît sur son énorme moto d’une propreté impeccable.

 

Je traverse la rue, chancelante. La camionnette bleue me fixe de ses phares écartés autour de son museau de ferraille. Je sens, dans ma bouche, le goût de la tôle, un goût de sang. Arrivée à la porte, je tire un élastique de ma poche et je me fais une queue-de-cheval. Adieu chien. Adieu beauté. Licorne débutante, je rentre à la maison. Trois chevaliers m’attendent.

Mon retour est un succès. Leurs expressions, leurs rires. Ils m’invitent à leur table. Je serre la main d’Ali, sans croiser son regard. Jamais, de ma vie, je n’ai été aussi intimidée.

– M. Slimane est d’accord avec nous, m’annonce Vincent.

– Oui, bon, ça va, dis-je. Vous croyez vraiment que je suis en état de partir à la conquête du monde ?

J’effleure ma contusion du bout des doigts. La douleur me met les larmes aux yeux.

– C’est la bosse des affaires, dit Ben.

– Tu as fermé le magasin ? je demande à Vincent.

– Non, on s’est arrangés. Simone n’avait pas cours. On lui a donné le choix entre la plonge et les bouquets. Elle a choisi les bouquets.

Pourquoi m’aidez-vous ? ai-je envie de leur demander. Qu’est-ce que ce monde nouveau où l’on secourt son prochain ? Serions-nous en train de créer le premier phalanstère viable ? Le mystère de la bonté m’effraie. Tout me paraît soudain d’une solennité insoutenable. Je ne mérite pas ça. Je ne me sens pas à ma place en reine du gentil royaume de la douceur et des bons sentiments. Je suis une femme dangereuse. Je suis une femme méchante. La plus grande fouteuse de merde que la terre ait jamais portée. C’est la prison que je mérite. Personne n’a porté plainte, mais ce n’est pas une raison. J’aurais dû me constituer prisonnière, me rendre au premier commissariat venu et demander qu’on me passe les menottes pour avoir couché avec un adolescent, pour l’avoir détourné, m’être laissée aller à mon penchant abject, n’avoir pas su le protéger de sa folie. Lui ai-je fait du mal ? De quoi se vengeait-il ? Car c’était d’une vengeance qu’il s’agissait, avec préméditation, enregistrements et photos à l’appui. Des documents qu’il a pris soin de transmettre à mon fils, à mon mari.

Je ne me souviens pas avoir revu Hugo après ça. Seuls les décors demeurent imprimés dans ma mémoire, vidés de leurs acteurs. Je revois l’appartement dévasté, mes vêtements, éparpillés partout, jusque dans les toilettes, les portes brisées, les chaises à l’envers, miroirs abattus, vaisselle dans le couloir, livres déchirés, piétinés. J’entends la voix de Rainer, ses hurlements « Tu n’avais pas le droit ! Tu n’avais pas le droit ! ». Il aurait dû me tuer. Il en avait la force et l’envie. Je sais ce qui l’a retenu. Il ne voulait pas qu’Hugo soit le fils de deux criminels. Il a gardé une goutte de sang-froid pour lui, pour notre enfant. « Ta mère est folle, lui a-t-il dit. Ta pauvre mère ne sait pas ce qu’elle fait. » Où était mon fils à ce moment ? Terré dans sa chambre, la tête contre les genoux, s’efforçant d’effacer de sa mémoire les râles, les halètements, les cuisses, les seins de sa mère. J’ai beau chercher, je ne le trouve nulle part. Ma mémoire est très bonne et très mauvaise. Je me souviens de l’inclinaison exacte d’une de mes jupes qui avait valsé sur un abat-jour, les plis dans la soie, la lumière de l’ampoule qui filtrait à travers les motifs ; je me souviens de la rose centrale d’une assiette brisée en quatre morceaux sous le meuble de la salle de bains, mon regard s’était accroché à elle lorsque, tête contre le carrelage, je rampais à la recherche d’un abri ; je me souviens du flacon de parfum répandu sur la moquette de la chambre, l’odeur écœurante, l’auréole orangée ; je me souviens du sentiment d’apaisement, à voir enfin ma vie aussi chaotique au-dehors qu’au-dedans, comme si, durant toutes ces années, l’ordre maintenu avait été le plus insupportable des mensonges. Enfin, nous y étions. Le pire ne serait plus à redouter, il était advenu. Ces images sont aussi claires dans mon esprit que si j’avais passé des heures à les concevoir, à les organiser. La terreur mettait fin à la terreur, elle s’engloutissait elle-même, et je pensais, lentement, alors que tout allait très vite, je pensais merci, merci.

Rainer me traînait d’une pièce à l’autre, me tirant par les cheveux. « Regarde, disait-il. Regarde ce que tu as fait. » J’enregistrais le moindre détail. Chaque vêtement retourné, chaque meuble à l’envers était une récompense. J’avais démoli vigoureusement la jolie vie de tartines et d’ourlets, la gentille existence de rôtis et de linge repassé. Sans doute, au départ, avais-je pris trop d’élan pour exécuter la simple culbute qui d’une fillette fait une femme et une mère : j’avais atterri, cul par-dessus tête, grotesque à l’infini.

Hugo ! Hugo ! Je l’appelle, en vain, dans ma mémoire. Personne ne répond.

Une scène de l’ancien temps s’anime. Éclairage à la bougie, odeur de foin et de bestiaux, un ruisselet de sang coule paresseusement dans une bassine en fer émaillé. La mère ou l’enfant ? demande le médecin au papa éploré. Lequel des deux dois-je garder en vie ? Lequel, monsieur, vous donnera le plus de bonheur ? La mère et l’enfant, répond le père en insistant sur la conjonction de coordination qui donne un sens à sa vie. Mais le médecin n’a rien compris, au lieu de sauver les deux, il les assassine. Voilà, vous êtes content, maintenant. Plus de mère, plus d’enfant. Pas de jaloux.

 

Le jour descend. Ali Slimane me fait visiter ma cuisine. Quand il marche, aucun bruit. Quand il parle, un murmure.

– Là, les conserves.

Des bocaux multicolores sur deux rangées ornent le billot.

– Là, les légumes frais.

Il se penche et je me penche avec lui ; mes genoux craquent, les siens ne craquent pas. Sous la fenêtre, il a pratiqué une ouverture et construit un garde-manger, pourvu de clayettes en bambou. Des choux luxuriants, des poireaux goguenards, des bettes cambrées, des carottes terreuses, des patidoux à la peau d’ocelot, des potimarrons à bonnets de lutin, des sucrines en forme de calebasses, des navets ravissants.

– Les légumes secs.

Dans des seaux en bois, séparés du sol par des briques creuses, les haricots à œil noir me regardent, les lentilles roses dorment, les soissons glissent, les pois chiches roulent.

– Les laitages.

Au-dessus de mon frigo se trouve à présent une cave portative. Elle s’ouvre au moyen d’une large poignée en aluminium que l’on soulève avant de la tourner. C’est un meuble de cuisine ancien et précieux dans lequel règne la fraîche pénombre propice aux fromages de chèvre et de brebis, à la crème crue, aux yaourts en faisselles.

– Pour la viande, me dit-il, j’ai mis de l’agneau, des volailles, j’ai quelques perdrix aussi. J’approvisionne tous les deux jours. Le poisson, je peux m’arranger mais c’est plus compliqué.

– Laissez tomber le poisson, lui dis-je. C’est déjà tellement beau, tout ça. Vous m’avez préparé ma note ?

Il me tend un papier et se détourne aussitôt. Il sifflote entre ses dents une mélodie lente. Ses tarifs sont plus bas que ceux du marché. Je fais une excellente affaire, mais lui aussi. J’en suis sûre.

– C’est un prix d’ami, lui fais-je remarquer.

– C’est un prix de connaissance, rectifie-t-il. Ce sera plus cher en été. Avec tous les petits fruits fragiles difficiles à récolter, les framboises, les groseilles, les cassis.

– C’est toujours vous qui viendrez livrer ?

– Toujours moi.

Je n’ose pas lui demander comment il va trouver le temps de s’occuper de son exploitation s’il passe un quart de sa semaine sur les routes.

– Il faut vous soigner, dit-il, les yeux sur ma bosse.

Mon regard fuse en zigzag de tous les côtés pour ne pas croiser le sien. Il me fait signe de m’asseoir sous la lampe. Dehors, sur le trottoir, j’aperçois Vincent et Ben qui fument une cigarette en se racontant je ne sais quoi.

M. Slimane m’examine. Il prend mon visage entre ses paumes et le fait basculer de droite à gauche, d’avant en arrière.

– J’aurais dû mettre de la glace, dis-je.

Il secoue la tête.

– Allongez-vous.

Je lui obéis. Étendue sur la banquette, je regarde les fissures au plafond. Je me demande laquelle représente la ligne de chance, la ligne de vie, la ligne d’argent. Elles sont, toutes trois, très longues et je ne suis pas étonnée, car, récemment, j’ai eu beaucoup de chance, je gagne trop d’argent et je me sens une vigueur à galoper au-delà de cent vingt ans. J’attends mon remède en me laissant bercer par les rares sons que produit M. Slimane dans la cuisine. Il ne pose aucune question, comprend où se trouvent les ustensiles, sait allumer la gazinière, et ne confond pas les couverts à salade avec les spatules en bois. Au bout de quelques minutes, une odeur inconnue parvient à mes narines : mélange de sauge, d’iris, de caramel et de goudron. Le citron ne se manifeste que dans un second temps. Comme c’est bizarre, me dis-je, d’habitude, c’est toujours le citron en premier. Ali s’approche de moi, une casserole à la main, il mélange le contenu fumant avec une douceur proche de la paresse.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Il ne faut pas bouger. Je vais étaler le cataplasme sur ton front, mais tu ne dois pas en avoir dans les yeux ; ni là, précise-t-il en désignant le sommet ouvert de la blessure, à l’endroit où la peau s’est ouverte en étoile, dessinant une petite araignée de sang.

– Ça pique ? dis-je, inquiète.

– Dans les yeux ça pique, sur les plaies ça pique. Sur la peau, ça chauffe et ça refroidit en même temps.

À partir des sourcils, jusqu’à la racine des cheveux, il dépose sa poix odorante, prenant soin de ne pas appuyer. La texture est granuleuse, comme des œufs battus au sucre, la couleur est noir réglisse, et l’effet est immédiat. Ça chauffe et ça glace en même temps.

Il se penche sur moi et me regarde attentivement.

– Quel âge tu as ? me demande-t-il.

– Pourquoi vous voulez savoir mon âge ?

Il rit. Il me dit que des bosses comme ça, il n’y a que les enfants qui s’en font. Que c’est la première fois qu’il soigne un adulte avec sa préparation.

– J’ai quarante-trois ans, lui dis-je.

– C’est bien, commente-t-il. C’est très bien. Et ton restaurant, ça marche ?

– Je ne sais pas. Je crois que oui. Je ne suis pas très douée pour les chiffres. C’est Ben qui s’occupe de ça. Il dit qu’il faut qu’on s’agrandisse.

– Il dit qu’il faut réinvestir, corrige-t-il.

Je ne vois pas la différence.

– Il a raison, ajoute M. Slimane.

Pendant qu’il décolle la pellicule gluante de mon front, je le regarde à la dérobée. Je vois sa bouche, ses lèvres plates et penchées vers l’intérieur. Ses dents – qui se découvrent au détour d’un rictus parce que la mélasse lui résiste – sont assez mal rangées, elles se chevauchent et je ne sais pourquoi, me bouleversent, comme un élément d’architecture inattendu. Au fur et à mesure que la pâte se décolle, il la jette dans la casserole. À la fin, il sourit, satisfait.

– C’est beaucoup mieux, dit-il.

Je tâte mon front timidement, du bout des doigts. La bosse a nettement diminué. Il me tend un miroir de poche, après l’avoir précautionneusement essuyé. C’est spectaculaire : les couleurs se sont fondues les unes aux autres, le relief s’est affaissé, seule l’araignée écarlate demeure, en haut à droite.

– C’est ma voisine qui m’a donné la recette, m’explique-t-il. Quand les enfants étaient petits, on n’arrêtait pas d’aller chez le médecin pour un oui, pour un non. Leur mère était très anxieuse. Et puis, un jour, Mme Dubrême, qui habite de l’autre côté de la route, m’a invité chez elle. Elle m’a appris à préparer des onguents. Elle ne voulait pas que j’en parle à ma femme. Elle disait « Les gens de la ville, ils comprennent rien à la sorcellerie ». Ma femme était de la ville. « Mais vous, comme vous êtes arabe, ça vous fait pas peur, je me trompe ? » Elle ne se trompait pas. Mais je ne sais pas si c’est parce que je suis arabe ou si c’est parce que j’en avais marre de dépenser des fortunes chez le médecin.

– Qu’est-ce qu’elle vous a appris d’autre ?

– Les emplâtres à la moutarde et aux orties, le miel de thym pour soigner les entorses, les cinquante-trois vertus de la rhubarbe. Et puis, bien sûr, les philtres d’amour.

– Ça existe ?

– Non, c’est une blague, ça n’existe pas. Si ça existait, ma femme ne serait pas partie avec le maire du bled voisin.

Sa femme est partie. Quelle bonne idée elle a eue. Je suis si heureuse qu’elle ait trouvé l’amour auprès d’un politicien de campagne. J’en éprouve une joie inquiétante.

– Ça fait longtemps ?

– Quoi ?

– Votre femme ?

– Quatre ans.

– Je me souviens de votre tristesse, lui dis-je. Il y avait quelque chose dans vos yeux.

– Je l’aimais.

– Vous l’aimez toujours ?

– Elle aussi elle m’aime toujours, répond-il à côté.

J’en ai assez de parler de sa femme. Cette conversation ne me convient pas du tout.

– L’amour, poursuit-il, ne s’arrête jamais. Il se transforme, mais il ne s’arrête pas.

– En quoi se transforme-t-il ?

– En tout, en n’importe quoi. En haine, très souvent. En froideur. En amitié…

– Je ne vous suis pas, là, mais alors pas du tout.

Je me suis redressée. Ma bosse ne me fait plus mal. Je règle juste ce petit problème d’amour et je pourrai reprendre ma journée pile où elle s’est arrêtée.

– C’est trop facile de dire qu’il se transforme, dis-je à Ali, occupé à nettoyer la casserole. S’il se change en haine, c’est qu’il n’existe plus. Il est remplacé par la haine. Il ne reste rien de lui.

– Il y a du jour dans la nuit, me répond-il.

– Elle avait raison votre voisine, vous êtes un sacré Arabe.

Ça le fait rire.

– Ce n’est pas spécialement arabe de dire qu’il y a du jour dans la nuit, m’informe-t-il. C’est un de vos grands poètes français qui a écrit ça. Je l’ai appris à l’école.

– Et qu’est-ce que ça veut dire ?

– Ça veut dire qu’une relation entre un homme et une femme est comme un firmament. Tantôt bleu, tantôt noir, parfois nuageux, pluvieux même, peu importe, c’est toujours un seul et même firmament. La haine qu’on éprouve pour une personne que l’on a aimée n’a rien en commun avec les autres haines. Elle est nourrie de l’amour ancien.

– Admettons, dis-je. Qu’est-ce que ça change ?

– Tu aimes bien discuter, me dit Ali.

Je hoche la tête, les yeux baissés, comme si j’avais été prise en faute. J’aime tellement les idées, la manière qu’elles ont de s’entrechoquer, de se noyer les unes dans les autres, de se tourner le dos, de brouiller les pistes. Mais j’ai honte de ce penchant, parce que je suis si vite à court de mots, parce que je n’ai jamais appris à réfléchir, parce que j’ai la rhétorique d’une oie de ferme.

– Moi aussi, j’aime ça, dit-il en frappant sur ses cuisses, comme s’il donnait à ses jambes le signal du départ.

Il vérifie que tout est en ordre, m’informe de son prochain passage.

– Toi aussi tu étais triste, me dit-il sur le pas de la porte. Je le lisais dans tes yeux.

Nos regards se croisent enfin. Il y aura de la nuit dans notre jour, me dis-je, en contemplant ses prunelles sombres comme des baies de genièvre.