De retour au restaurant, je me trompe sans arrêt. Je lève la main pour prendre le café sur l’étagère du haut, alors qu’il est dans le placard du bas. Je confonds le tiroir des ustensiles avec celui des couverts, je cherche la poignée du frigo à droite, alors qu’elle est à gauche. Mon corps a pris, en secret, la décision absurde d’intégrer parfaitement la géographie de la cuisine d’Ali. En deux jours, durant lesquels je n’ai pas préparé plus de trois repas, mes mains ont enregistré de nouvelles informations inutiles et délogé les anciennes, si nécessaires. Mon efficacité est menacée. Je suis lente. Je suis maladroite. Je ris bêtement. Barbara me fait remarquer que j’utilise énormément le mot « aliment ». Elle insiste bien sur les deux premières syllabes.

Ben me fait la tête.

– Une fille est venue, me dit-il d’une voix glacée.

– Et alors ?

– Elle voulait vous parler.

– De quoi ?

– Elle n’a pas dit.

– Tu ne lui as pas demandé ?

– Elle m’a montré une photo dans le journal. Elle voulait savoir si c’était bien vous.

– Une photo ?

Ben me tend un gratuit distribué à l’entrée du métro. Il l’a ouvert à la rubrique restaurants. Dans la section réservée au XIe arrondissement, le seul établissement cité est Chez moi : il y a un article, que je ne parviens pas à lire, et un cliché un peu flou. J’examine la photo, les mains tremblantes.

– On ne voit pas très bien, parce qu’elle a été prise à travers la vitre, remarque Ben.

– Je vais faire un procès.

Il éclate de rire.

– Vous vous prenez pour Britney Spears ?

« Myriam vous accueille… » Je relis le début de cette phrase une dizaine de fois et j’ai honte. « …dans son joyeux bordel… » Comment ça joyeux ? Comment ça bordel ?

– C’est bordélique ici, tu trouves ? dis-je, indignée.

– C’est très bien pour nous. Pour vous, rectifie Ben, en montrant les trois étoiles dont le journaliste nous a gratifiés.

– C’est toi qui as fait ça ? je lui demande.

– Non. Je n’ai pas de contacts dans la presse, répond-il sur un ton parfaitement neutre. Mais, si j’en avais eu, je n’aurais pas hésité une seconde. C’est un très bon papier. Ils parlent même du service traiteur, de la cantine des petits. Toutes nos inventions…

Il est enthousiaste. Il veut que je lise l’article.

– C’est foutu, dis-je. C’est fini.

Je ne regarde pas Ben, je parle à ma photo, ma photo dans le journal.

– Qu’est-ce que vous racontez ? dit Ben.

– On ferme, dis-je. Je suis foutue. On ferme.

– Arrêtez d’être folle, coupe-t-il. Vous n’allez pas faire une crise de nerfs à cause d’une photo dans le journal.

Je ne trouve rien à répondre. Je suis sincèrement convaincue qu’il faut tout arrêter, sans pouvoir l’expliquer. Je reconnais le signe trop certain de la décadence. Je ne veux pas revivre la chute. Je ne supporterai pas de descendre. Je ne peux que monter.

– Elle était très jolie, la fille, dit Ben.

– Quelle fille ?

– Celle qui a demandé à vous parler.

– Quel âge ?

– Dix-huit, vingt ans.

– Tout le monde est joli à dix-huit, vingt ans, fais-je. Moi aussi j’étais jolie à dix-huit, vingt ans.

Ben est exaspéré.

– C’est l’amour qui vous rend chiante ? demande-t-il.

Et je sais que tout lui coûte dans cette phrase : la gluance du substantif « amour », l’outrance et la grossièreté de l’adjectif « chiante ».

– Pardon, dis-je en me mordant la lèvre. C’est juste que tout a l’air tellement réel, tellement définitif.

– Elle a dit qu’elle repasserait, lâche-t-il en me prenant le journal des mains.

Il le fourre dans son sac, de peur que je m’en serve pour recueillir les épluchures de patates.

– Quand ?

– Elle n’a pas précisé. J’ai dit que vous rentriez aujourd’hui.

Un pressentiment mauvais s’empare de moi. Le danger ne vient jamais de là où on l’attend. Je soupçonne une inspection du service d’hygiène. Rien n’est aux normes ici. J’appréhende d’être interrogée, jugée, punie par une femme plus jeune que moi. Elle n’aura pas d’états d’âme. Le couperet de l’immaturité m’effraie. Œil expert et narine suspicieuse. Pas une faille ne lui échappera.

Et puis quoi ? Elle dressera son procès-verbal. On ne pourra pas payer l’amende au montant astronomique et je ferai faillite. C’est très bien, finalement. On ferme. On arrête tout. Les bienfaits ne viennent jamais de là où on les attend. J’accepte, par avance, la condamnation. J’ai hâte qu’on m’accuse et qu’on me dépossède. Ensuite, je m’enfuirai.

 

Quand il m’a raccompagnée à la gare, Ali m’a dit : « Tu es la personne la plus sauvage que j’aie jamais rencontrée. » J’ai repensé au lit que j’avais fait avec soin, au sauté de veau à la sauge et au citron si tendre et si joliment dressé dans son plat, aux coups de balai précis après les repas. Je m’étais installée chez lui comme si j’allais y vivre pour toujours. J’avais été son épouse parfaite. Mes sourcils se sont froncés. « Je ne comprends pas. – C’est très bien, m’a-t-il dit. Une fermière sauvage, c’est exactement ce qu’il faut. J’avais peur que tu sois une fille des villes, mais non, en fait. » Il s’est mis à rire et m’a serrée dans ses bras. Il ne m’a pas dit de revenir. Il ne m’a pas demandé de rester. Il m’a caressé la tête, comme il caresse celle des lapins, des matous, des génisses, des poules avant de les tuer, mais pas forcément, aussi parce qu’il les aime. Puis il a poussé un profond soupir et, tout en riant, il a dit quelque chose que je n’ai pas entendu parce que le train entrait en gare en crissant sur les rails.