Il ne me reste plus qu’à attendre : une activité méticuleuse qui exige toute mon attention. C’est inhumain de ne pas connaître le terme, de sursauter à chaque grincement de porte, à chaque bruit de pas. Sans cesse, je m’interromps. Ma vie ne connaît plus la continuité. Il faut toujours que je lève la tête, que je tourne sur moi-même, pour vérifier, me tenir prête.

Cela fait deux jours que Ben est en cuisine. Il appelle ça son stage qualifiant. Il a une main divine pour la pâtisserie. C’est un don. Ça ne s’apprend pas. Ses tartes sont infiniment meilleures que les miennes. Son gâteau roulé au pavot et à la confiture de cerises est céleste. La cuisson des viandes n’est pas encore parfaite, mais c’est une science sans mystère. Il suffit de respecter les règles.

Pour les commandes, c’est Barbara qui s’en charge. Les prévisions, les listes, c’est sa spécialité.

Nous progressons à toute allure vers ma disparition, et pourtant le temps stagne au rebord de chaque heure.

Je convoque un expert du service de l’hygiène. Il est odieux et grimaçant à souhait, prend des notes, déplace les tables, les chaises, met notre salle sens dessus dessous. Il fait de grands gestes et devient tout rouge lorsqu’il tente de regarder sous le frigo. Je trouve qu’il sent horriblement la transpiration. Vous me mettez de la sueur partout, ai-je envie de lui dire. Il me parle de gel bactéricide, de chaîne du froid, d’éponges synthétiques. Il refuse tout ce que je lui propose, une part de flan aux asperges, un bol de velouté de potiron, une mousse de myrtilles au lait d’amande, un café pour la route. Il annonce qu’il enverra son rapport et part sans me serrer la main. Le surlendemain, nous recevons un imprimé annonçant un avis favorable sous réserve, suivent quelques menues modifications suggérées, mais non obligatoires.

Tout est prêt, Ben est officiellement nommé gérant. Son stage prend fin en beauté lorsqu’il m’annonce la création d’un dessert mirobolant. Il s’agit d’un entremets à mi-chemin entre le mille-feuille et la forêt-noire, pratiquement impossible à réussir selon moi, un jeu d’enfant selon lui.

Je peux partir.

Mais je ne peux pas partir.

Car j’attends, en m’efforçant de ne pas regarder ma montre, les aiguilles impotentes, le calendrier maudit.

 

Un cil tombe sur ma joue.

– Faites un vœu, dit Ben. Tapez-vous sur une joue et faites un vœu.

Je souhaite que mon fils arrive très vite.

Je frappe ma joue gauche.

– C’était l’autre, dit Ben. Raté.

 

Je ne saurais dire combien de jours se sont écoulés depuis la visite de Tania, l’annonciatrice, mais le voilà qui entre, après avoir toqué au carreau. Hugo est là, chez moi, tellement grand. J’ai le souffle coupé. Je me plaque, instinctivement, dos au mur, comme une fusillée. Mais il est sans armes, si ce n’est son sourire, large et déployé comme un quartier d’orange, si ce n’est ses sourcils qu’il lève haut sur son front lisse, si ce n’est son regard, le seul que j’aie jamais craint.

Il a l’air amusé, tout content de la surprise qu’il me fait. Je reconnais son air de bébé astucieux. Je crains tant de le décevoir. J’essaie de sourire, mais aucun muscle ne répond. J’ai l’impression que mon corps entier tient dans la paume d’une main, et que cette main me broie. Je regarde le visage de mon fils avec curiosité, comme on observe celui d’un nouveau-né à la recherche des ressemblances. C’est plus son papa ou sa maman ? Mais non, ni l’un, ni l’autre. C’est un monsieur. Un jeune monsieur très beau, plutôt distingué, vêtu avec une recherche qu’il ne doit qu’à lui-même.

Je souffre. Je ne m’en rends pas immédiatement compte, à cause de la marée qui déferle en moi. Ou est-ce moi qui déferle ? Je ressens une douleur. Aïe. C’est affreux, ça fait pleurer, comme un coup sur le nez. Aïe. Dans le ventre et dans le dos aussi. Ça tire. Ça creuse. Qu’est-ce que j’ai ?

Hugo s’approche et tend la main d’un air inquisiteur. Chacun de ses gestes est accompli avec humour. Je ne comprends pas comment c’est possible. Comment mon fils fait-il pour être drôle ?

Je prends sa main dans la mienne et je l’attire vers moi. Je m’assieds sur la banquette et je montre mes genoux. Il secoue la tête, mais il n’est pas contre. Il se marre en s’asseyant sur mes cuisses. Il m’écrase complètement. Il est trop grand, trop maigre, trop vieux.

– Mon chéri, lui dis-je. Mon amour de fils.

– Toujours aussi dingue ! constate-t-il en me pinçant la joue.

Je colle ma tête contre sa poitrine. J’entends son cœur.