Mes amis trouvent la nourriture délicieuse. Ils ont apporté du champagne. Mes parents jugent mes tables étriquées et mes chaises pas assez confortables. J’ai envie de leur répondre que ce n’est pas un restaurant pour vieux, qu’ils n’y comprennent rien. Mais ils ont raison. Je n’aime pas mes tables ; je n’aime pas non plus mes chaises. C’est le type de l’avenue de la République qui m’en a fait cadeau. Il a eu pitié de moi. Il allait les jeter. « Elles sont toutes branlantes, a-t-il dit, déséquilibrées. Mais vous n’aurez qu’à demander à votre mari d’y mettre un ou deux boulons, une vis par-ci, par-là. » Un boulon et une vis, moi et mon mari. Oï. Comment y songer sans embarras ? Je change de conversation. Je demande quand le lave-vaisselle arrivera. « Bien assez tôt, bien assez tôt », m’assure le type ; cette fois, il ne ment pas. Le jour où il vient livrer le mobilier, il apporte en prime l’engin nettoyeur.

– C’est quoi, ça ? demande-t-il d’un ton méprisant en montrant ma jolie banquette verte de chez Emmaüs, en moleskine rehaussée d’un passepoil d’or.

– C’est une banquette. Pour les dames ! précisé-je afin de lui clouer le bec.

Il hausse les épaules et encombre méthodiquement la salle de Chez moi qui, soudain, me paraît étriquée. C’est inquiétant, me dis-je. Aurait-elle rapetissé ? Aurions-nous grandi ?

– C’est bien, dit-il, une fois le travail accompli. C’est intime.

– Qu’est-ce que je vous sers ? fais-je en espérant qu’il ne voudra rien de précis.

– Ce que vous avez de mieux, répond-il.

Je pense : moi, mangez-moi, mais je ne le dis pas car, de toute façon, ça revient au même. Je lui sers une part de tarte au chocolat, poire et poivre avec un verre de rosé frais. Je le regarde manger. Je pense qu’il n’a pas menti, finalement. Il mange chez moi. Sauf qu’il n’est pas l’heure de dîner. Il a donc menti. Je le regarde et je pense qu’il se nourrit de moi, car, pour ce premier gâteau, pour ce dessert inaugural, j’ai mis tout ce que j’avais. J’ai pétri avec douceur, j’ai fait fondre avec patience, j’ai tranché en recueillant le jus, si fin, si fin, incorporé à la pâte, avec le chocolat d’un noir massaï, ma pâte brune entre mes mains, que j’abaisse et reforme, abaisse et reforme, le poivre sur les poires, car je crois, en cuisine comme ailleurs, aux mystérieux pouvoirs de l’allitération. Les grains foncés à l’extérieur, jaune pâle au-dedans, pas écrasés, pas concassés. Tranchés. Mon moulin est une râpe, il fabrique de minuscules tranches d’épices. L’homme mange et je vois qu’il est ému. J’en suis désolée. Pourquoi ? Je l’ignore. Nous sommes tous deux indignes de ce partage.

Mes amis trouvent que mes tables et mes chaises sont très bien comme elles sont. « Pourquoi le trottoir de la tarte aux blettes est tout vert ? » demande ma mère qui ne m’a jamais fait confiance et pense sans doute que je l’ai laissé pourrir. « Parce que j’ai haché des brins d’aneth et de ciboulette dedans. C’est plus joli et plus léger aussi. » Mon père recrache. Il n’aime pas les herbes. Il trouve que ça fait fille, ou vache. Ma mère est la seule personne que je connaisse à appeler trottoir le bord des tartes. Je trouve ça mignon et je lui pardonne son offense. A-t-elle pardonné les miennes ? Le thon cru mariné aux cébettes est un succès que je regrette. Ça m’a coûté les yeux de la tête et c’est si facile à faire, sans âme. C’est l’océan qu’il faut remercier, pas moi. Ma vanité m’enivre. C’est décidé, j’arrête le poisson cru.