Mes deux premières clientes sont des lycéennes. Elles passent la porte à midi quinze. Chez moi est ouvert depuis plusieurs jours. J’ai reçu la visite du fleuriste d’à côté, qui a mauvaise haleine et se dit très tatillon. Il l’annonce avec fierté, comme s’il s’agissait d’un pedigree prestigieux. Je pense qu’il a choisi le commerce des fleurs dans l’espoir de masquer les relents de bile qui empuantissent son palais. Si vous étiez vraiment si tatillon, ai-je envie de lui dire, vous décideriez de l’être moins. À force, on devient bougon et la bile noire se forme. Un cheveu sur l’écran de la télévision entraîne le spasme gastrique, une assiette en carton pour manger de la salade niçoise et l’étau se resserre, l’œsophage s’enflamme, une cliente qui confond renoncules et anémones suffit à colorer la salive. Si vous étiez moins tatillon, vous sentiriez meilleur et le monde s’en trouverait purifié. Mais je ne dis rien.
Du coup, il se sent mal à l’aise et se croit obligé de me faire une proposition. « Pour votre déco, me dit-il, je pourrais vous mettre de côté les invendus. Ma réputation m’oblige à ne vendre que des fleurs qui tiennent la semaine, je ne peux pas les garder en boutique plus de quatre jours… » Il s’attend à de chaleureux remerciements anticipés. Mais je ne dis rien. Je n’exprime rien. Je ne parviens pas même à sourire. C’est à cause de l’odeur. Comme si un minuscule cadavre était en train de pourrir en lui. « Elles ne seront pas fanées », m’assure-t-il. Peut-être a-t-il lu l’écœurement dans mes yeux.
Lorsque je referme la porte sur lui, j’inspire enfin par les narines et je pense à Leslie, la fildefériste qui mettait mes nerfs en pelote avec ses doléances sans fin, mollement murmurées et fondues dans la sauce fade de son accent américain : « Toujours la viande ! » geignait-elle. S’il y avait des légumes, elle se plaignait d’aérophagie. Quand je cuisinais des pâtes, elle pleurnichait que tout allait se coller directement en haut des cuisses. Je lui expliquais que les pâtes ne font pas grossir. Elle riait de son rire de brebis mélancolique et secouait la tête, les yeux au ciel.
Mes deux premières clientes ne lui ressemblent pas. Ce sont des lycéennes. Leurs pantalons pendent à leurs hanches dodues. Mes petites cailles, pensé-je en secret. Je trouve leurs corps charmants, semblables à des abricots géants. L’idée me vient de planter l’index dans la chair parfaite de leurs ventres qui s’offrent, rebondis, sous la peau scintillante. Bien entendu, je n’en fais rien.
Elles ne commandent qu’une entrée. Je m’étonne.
– C’est trop cher, m’expliquent-elles.
– Mais vous aurez faim, en sortant. Vous avez cours, cet après-midi ?
– Oui, philo.
– Il faut manger avant de philosopher. Je divise tous les prix par deux. Disons que ce sera ma contribution à l’avenir de la philosophie mondiale. Si l’une de vous devient la penseuse du siècle…
J’ai trop parlé. Elles s’ennuient. Elles trouvent que je suis cinglée. Mais elles ne renoncent pas à profiter de mes largesses. Je me demande, en les regardant engloutir leur soupe avocat-pamplemousse, si je les trouve sympathiques ou si je les déteste. Je remarque que j’ai laissé un soutien-gorge à sécher sur le robinet d’arrivée du gaz. C’est l’inconvénient des cuisines ouvertes. Je le range dans ma poche et sors du frigo ma vieille aiguillette de rumsteck – un gâchis qui bouleverserait bien des maîtresses de maison –, car c’est le jour des boulettes. Mais moi, c’est différent. Moi, je suis patronne d’un restaurant. Je fais ce que je veux avec les beaux morceaux. Ce n’est pas du gaspillage, c’est un gage de qualité. Je hache la viande de luxe. Afin de ne pas déranger le bavardage des jeunes philosophes avec le son de ma moulinette, je pars m’enfermer dans les toilettes. C’est l’autre inconvénient des cuisines ouvertes. J’imagine un instant une salle pleine, un service de vingt-cinq couverts, les commandes qui s’accumulent, les clients qui occupent les cabinets et m’empêchent d’y trouver refuge pour exécuter les tâches les plus bruyantes. Il sera toujours temps de fermer, me dis-je, prise de vertige.
Lorsque je ressors, je constate qu’elles ont tiré de leur sac un paquet de cigarettes. Je suis saisie d’une irrésistible envie de déclarer Chez moi espace non-fumeur, mais c’est idiot, je fume moi-même et ce serait excessivement mauvais pour le commerce. Les gloutonnes ont déjà terminé leur entrée. Leurs mamans ne leur ont-elles pas appris qu’il convient de manger lentement, en reposant sa cuillère entre chaque bouchée ? Les volutes de fumée de Camel se mêlent au nuage de vapeur qui s’élève de la poêle. Nous devenons fantomatiques, perdues dans une brume épaisse. Elles ne semblent pas incommodées et je me félicite que mes premières clientes ne soient pas tatillonnes. Des passants s’attroupent, intrigués par le mystérieux brouillard. C’est le début de la gloire. Un homme se précipite pour nous sauver. Il surgit et demande en hurlant : « Vous voulez que j’appelle les pompiers ? » Nous sursautons et nous rions. Il y a vraiment une excellente ambiance chez moi.
Après l’avoir rassuré, je lui propose de s’asseoir. J’ouvre la porte pour créer un courant d’air et je lui offre une bière blanche glacée. « Pendant que j’y suis, je vais manger un morceau », dit-il en desserrant son nœud de cravate. Je le surprends en train de reluquer les hanches ambrées des jeunes filles. Je décide de leur offrir le dessert.
« C’est trop bon ! » s’exclame l’une d’elles en trempant un morceau de pain dans la sauce au moment où je m’approche pour débarrasser. Finalement, je les trouve très sympathiques. Je les déclare mentalement clientes fétiches. J’entrevois la perspective d’un commerce particulier. Il s’agirait d’attirer les jolies femmes ici, en leur concédant certains avantages, certains privilèges. La foule affluerait dans mon restaurant pour se rincer l’œil et les profits seraient assurés. Toute vente finit, c’est un principe, par évoquer la traite des esclaves ou le proxénétisme. Je cherche un contre-exemple et n’en trouve pas. Je n’ai pas honte. Je le savais en ouvrant Chez moi. Cela me convient. Parfaitement.