Ce soir, mon frère m’invite au restaurant. Charles, mon frère, est un type bien, tout le monde le dit, et c’est vrai. Je ne lui connais que des qualités. Il est serein, délicat, fiable, drôle, inventif et, quelle que soit la circonstance, quel que soit le lieu, toujours à l’aise. Parfois je me dis qu’il est comme une version réussie de moi-même. Quand j’étais enfant, il m’agaçait, parce qu’il ne s’énervait jamais. Moi, j’écumais, je rugissais, je hurlais, je tapais des poings, je sanglotais. Pas lui : son sourire, son mystérieux sourire posé au sommet de son long cou, comme une voile déployée. Il a quatre ans de moins que moi. Je trouve qu’il fait tellement plus jeune. Il m’a téléphoné ce matin, juste après le départ de Vincent :

– Est-ce que, par hasard, ce ne serait pas ton jour de fermeture aujourd’hui ? m’a-t-il demandé.

– Je n’ai pas de jour de fermeture.

– Justement. Comme tu n’en as pas, on peut décider que c’est n’importe quand. Si un jour ça te paraît trop, disons juste que c’est ton soir de fermeture.

– Pourquoi ?

– Parce que je veux t’inviter au restaurant.

– C’est une blague ?

– Non.

– Tu n’es même pas venu à l’inauguration du mien.

– J’étais à Toronto.

Mon frère voyage, beaucoup, très bien. Il n’a pas le mal de mer, il est insensible au décalage horaire. Il n’en parle jamais. Il ne se vante pas. Je ne connais ces détails admirables que parce qu’il m’est arrivé, autrefois, de voyager avec lui.

– Et maintenant, lui dis-je, tu es rentré, alors tu m’appelles, parce que je suis à ton service. Il suffit que tu me sonnes pour que j’accoure, pour que je ferme mon restaurant. Je risque la faillite, tu sais ?

– Justement. Ce n’est pas un soir de fermeture qui va changer les choses. Je passerai te prendre.

– En moto ?

– En moto.

Je suis l’aînée mais c’est lui qui commande parce qu’il est plus intelligent que moi. La donne s’est faite ainsi, très tôt. Même bébé, il m’impressionnait. Il était placide et faisait tout ce qu’un bébé doit faire avec une maestria confondante. Il mangeait bien, il dormait bien, il avait de belles expressions infiniment réconfortantes. Je le regardais dans les yeux, le cœur serré par la haine. Ses iris couleur de plomb me renvoyaient mon image, je m’approchais, pour me voir mieux : il tendait alors ses bras, posait ses mains sur mes joues et me tétait le nez distraitement. Malgré mon jeune âge, je discernais chez lui un manque d’à-propos qui me réjouissait et dont je pensais qu’il était un genre très particulier d’humour.

Le restaurant qu’a choisi mon frère est très raffiné. Ce n’est pas la sorte d’endroit que je fréquente. Contrairement à lui, je me sens facilement mal à l’aise. Tout ici a été merveilleusement pensé et conçu. Je remarque que les nappes sont courtes et qu’elles dévoilent d’élégants pieds de table en bois sculpté. Je suis émue par cette attention : quand on a de jolies jambes, pourquoi les cacher ? Les couverts aussi sont inhabituels, ils ont l’éclat neigeux de la vieille argenterie mais sont légers, presque sans poids. Du coup, c’est un peu comme si l’on mangeait avec les doigts, on n’est pas encombré, la nourriture vole jusqu’à la bouche. Je me demande ce que le patron de ce restaurant penserait de Chez moi. J’ai honte. La honte piteuse du chien hors concept.

J’ai commandé une ficoïde glacée à la vinaigrette de truffe. La ficoïde est une salade rare, épaisse, dont les feuilles charnues s’arrangent joliment autour d’une tige à la pulpe savoureuse. J’ignore où on l’achète. Chez moi, il y a de la laitue, de la romaine, de la roquette aussi que je jette dans le jus des viandes, car j’ai dans l’idée que la roquette est une plante carnée ; je tiens à la réconcilier avec son animalité. C’est du gâchis, parce que la plupart des gens la laissent au bord de l’assiette, fripée et pathétique, comme s’il s’agissait d’une décoration ratée. Je poursuis, néanmoins, mon effort de transcatégorisation : il me semble que c’est ce que les aliments attendent de moi, que c’est ce que je suis censée apporter au monde. La roquette avec la viande. Les avocats avec les fruits. Le vin blanc avec le fromage. Je recompose les amitiés, je triche au jeu des sept familles.

Je ne comprends pas comment ils s’y prennent pour l’éclairage ici. On ne voit aucune lampe, il n’y a pas non plus de bougies : la lumière fond pourtant sur nous, ou, plutôt, nous fond en elle. Un éclat doré nous enrobe, mon frère, les autres clients et moi. Les serveurs sont eux aussi nimbés, comme par un interminable coucher de soleil. Nous sommes tous si beaux que je me demande si nous n’avons pas été transférés au paradis. Les figurines que nous sommes ont été trempées par une main habile et bienveillante dans un bain d’oubli et de langueur, des croissants irisés se dessinent sur nos pommettes et le haut de nos fronts. Je mange ma salade magique – car, à présent que j’y réfléchis, je comprends que la ficoïde ne s’achète pas, elle se cueille dans la forêt de Brocéliande à la lumière d’une torche froide – et je la trouve plus savoureuse que n’importe quel plat que je prépare et dont je tire, pourtant, une si grande fierté. Je ne pensais pas que la sanction tomberait si vite, m’informant que je me suis fourvoyée et que je ne suis pas faite, finalement, pour ce que je m’imaginais. Ce restaurant chic, dont personne ne mettrait en doute l’identité ou la fonction, ce restaurant parfaitement conceptuel m’impose une insoutenable comparaison. Je ne suis pas le caniche face au doberman, ni le pékinois face au labrador, je suis, à l’extrême limite, un chien en peluche, mais moche, celui dont personne ne veut et qui se couvre de poussière sur l’étagère d’une épicerie de village qui avait pensé un temps faire dans le jouet pour attirer la clientèle. Je ne me doutais pas non plus que l’amère révélation viendrait de mon frère. Quelle idée ? Pourquoi m’a-t-il amenée ici ? Peut-être se dit-il que la chute sera moins douloureuse si elle est rapide et soudaine. Mais non. Car il n’est jamais venu chez moi. Il ne sait pas ce qu’on y mange, il ne sait pas où l’on s’assoit. Il me parle. Il me parle sans cesse depuis que nous sommes arrivés et – c’est affreux – je n’ai rien entendu. Le son de sa voix, je l’ai perçu, comme on perçoit le bruit des vagues, c’est grisant ou pénible, c’est berçant ou c’est tonique, mais qui penserait à essayer d’en déchiffrer la signification ?

– Je n’ai rien écouté de ce que tu m’as dit.

J’aime autant que les choses soient claires entre nous. J’espère seulement qu’il ne m’a pas annoncé la mort de sa fiancée, ou son renvoi imminent, je redoute également une maladie incurable. Je tremble face à mes pronostics. Lui, il sourit.

– Aucune importance, me répond-il. Si tu veux un résumé, je t’ai parlé de la nouvelle gym que je fais le matin. Je t’ai aussi dit comment j’avais découvert cet endroit. Il te plaît ?

– Quoi ?

– Cet endroit.

Il accompagne sa réponse d’un geste à la fois ample et discret qui désigne les murs, le mobilier et même les gens qui travaillent et dînent comme si tout cela lui appartenait.

– Ça m’humilie, lui dis-je trop vite.

Ma réponse est blessante et incompréhensible.

Mais Charles continue de sourire. Il n’est pas vexé. Ça l’intéresse. Il veut comprendre pourquoi j’éprouve ce sentiment. Il veut savoir s’il est lié à nos origines métèques. Il veut savoir si je suis devenue plus de gauche que lui. Il veut savoir si ma salade m’a déplu.

Je lui explique que je me sens stupide parce que… oh, mais comment se fait-il qu’il me pose même la question ? Il a oublié que je venais d’ouvrir un restaurant ou quoi ? Je me tue au travail du matin au soir, j’ai des douleurs dans tout le dos et dans les poignets à force de rester debout à battre des sauces, je trouve ma cuisine banale et désordonnée, je ne suis pas une serveuse expérimentée, je renverse les soupes, je cafouille énormément, je suis trop lente, même quand je suis rapide, je ne sais pas y faire avec les clients, je maîtrise mal l’art de la conversation, et l’éclairage chez moi, c’est deux néons sur le mur du fond et deux énormes lampes orange que j’ai adorées le premier jour et que je déteste sincèrement depuis. Je suis humiliée parce que je me rends compte que je n’y connais rien en restauration, que c’est un métier, un métier que je n’ai pas appris, et d’ailleurs je n’ai rien appris, jamais, dans ma vie de chienne, je suis une incapable, je vais mettre la clef sous la porte et…

J’ai réussi à ne pas élever la voix, mais je ne peux retenir mes larmes. Je me mets à pleurer juste au moment où le serveur, un très beau jeune homme brun aux cils interminables, s’avance pour débarrasser les entrées.

– Merci, dit Charles, c’était très bon.

Il a l’air à ce point convaincu, il parvient si bien à glisser un accent d’émotion dans sa voix qu’on peut croire que je pleure pour cette raison, parce que c’est si bon. En quelques mots, il a mis en scène mon chagrin, l’a transposé, en a fait un sentiment bien plus sophistiqué, lui attribuant une cause esthétique. Il l’a délivré de sa trivialité et l’indiscrétion se dissout. Le jeune homme me sourit, il partage avec moi, ou du moins le croit-il, l’émoi velouté et déchirant de l’accord parfait entre la salade et la vinaigrette. De retour en cuisine, il pourra dire au maître des lieux qu’il a encore fait pleurer une cliente. Ce dernier, après avoir aiguisé son grand couteau dans lequel se mirent ses lèvres charnues, plongera la lame dans la chair tendre et lumineuse de la côte de veau qu’il me destine.

J’ai horreur du spectacle que je donne à mon frère. Je veux être forte et je veux être saine d’esprit. J’aspire à la rationalité bon enfant de mon livre de philo perdu, je veux inspirer le respect, pas la pitié, ni même la compassion. Mes larmes tarissent. Je redresse les épaules, je regarde Charles et nous éclatons de rire.

– J’aime tellement que tu fasses toujours n’importe quoi, me dit-il.

– Pardon ?

Je ne ris plus.

– Quand tu m’as dit que tu allais ouvrir un restaurant, j’ai pensé que c’était une plaisanterie.

– Tu n’y as pas cru ?

– Pas une seconde.

– Ça me vexe.

– Eh bien, ça ne devrait pas. Puisque tu l’as fait. J’avais tort et tu avais raison. C’est toi qui as gagné.

– Pourquoi tu m’as amenée ici ?

– Pour te prouver mon manque d’imagination. Moi, si j’ouvrais un restaurant, il serait comme ici. Je suis sûr que le tien est différent. Je suis sûr que ton restaurant ne ressemble à aucun autre. Je ne comprends pas comment je peux être aussi conformiste et toi, si peu.

– Tu es jaloux.

– Non. Je ne pourrais pas vivre ta vie.

– Moi non plus, je ne peux pas.

Charles hausse les épaules. Je songe que je n’aimerais pas vivre la sienne. Avoir une première femme rencontrée à la fac, pas très jolie mais solide, avec qui on a deux enfants resplendissants qu’on élève selon la recette éprouvée des leçons de sport, des longues conversations amicales et profondes et des week-ends à la campagne. La quitter parce qu’elle ne parvient pas à s’épanouir et que son psychothérapeute lui a fait comprendre que son couple était un élément inhibiteur. Rencontrer une nouvelle fiancée plus jolie et plus jeune et qu’on torture en lui refusant un enfant. Et, pendant tout ce temps, gagner assez d’argent pour vivre et offrir à sa sœur (et aux autres, j’imagine) des dîners somptueux dans des lieux parfaits. Je ne pourrais pas. J’ai essayé. Quelque chose m’en empêche. Une force. Un flux. Mon frère est un voilier, moi, je suis un paquebot, mais dont la quille est trop courte et le gouvernail trop long. Le moindre mouvement de barre m’entraîne à des milliers de milles de la destination prévue. J’ai l’inertie d’un grand navire. En vue du port, inutile de m’orienter vers la rade, je fonce droit dans la digue. Mon existence, bien que lente et peu spectaculaire, a causé d’énormes dégâts. J’ai pourtant aperçu, au loin, le signal angoissé du phare. J’ai reçu son message d’avertissement et je disais oui, oui, je sais, je vais tout casser ; mais il était trop tard.

– Comment ça se passe dans ton bouge ? me demande Charles.

– Pourquoi tu l’appelles un bouge ? Tu ne l’as pas vu.

– C’est papa qui l’appelle comme ça : le bouge de ta sœur.

J’ai l’impression d’avoir ouvert une maison de passe.

– Et qu’est-ce qu’il dit d’autre ?

– Rien. Comme d’habitude. N’importe quoi. Il parle et ça fait ce bruit assommant, nia-nion-nion-nia-nia.

C’est très exactement le son que produit la voix de mon père, car il a décidé depuis longtemps que le grommellement était tout ce que le monde méritait de lui. Je souris.

– Et maman, elle t’a dit quelque chose ?

Ma vie est soudain suspendue à l’avis de mes parents.

– Elle a dit… attends, je vais te le faire exactement, prépare-toi, je la laisse monter en moi une minute, attends…

Il se concentre, ferme les yeux, les plisse légèrement et, quand il les rouvre, il est ma mère. Ses joues sont aspirées vers l’intérieur, ses narines pincées, la bouche ressort d’autant mieux, elle est pulpeuse, ourlée, les sourcils remontent vers le milieu du front, mi-suppliants, mi-exaspérés.

– Ta sœur a tellement de talent ! jette-t-il, la voix râpée par le tabac, alors qu’il ne fume pas, râpée, donc, par le tabac de ma mère, la femme au long cigarillo.

Il parvient à reproduire les moindres subtilités de son intonation : l’admiration, la colère, le sentiment du gâchis, le désespoir. Ce talent est comme une claque que je reçois sans broncher. Les claques de ma mère ont cessé de m’atteindre. Elles se perdent, quelque part entre elle et moi, dans un espace insonore et indolore qu’il m’arrive de me représenter : il est blanc, nous y voguons face à face et, bien que menaçant sans cesse de nous heurter, nous ne nous touchons jamais, nous sourions et évitons le regard l’une de l’autre.

– Un talent fou ! ajoute-t-il, et je crois voir de la fumée jaillir de ses narines, tant l’imitation est réussie.

J’éclate de rire. Mon frère cligne des paupières et redevient lui-même, délivré du dibouk maternel. Nous n’avons pas d’âge. Lorsque nous nous retrouvons, lorsque nos esprits s’imbriquent, telles les deux moitiés d’une bague magique, le temps s’abolit et nous revivons, condensées dans le nectar de notre présence commune, toutes les périodes de notre existence. Le biberon côtoie la cigarette, le pansement se substitue au patch, nous pouvons dire maman et papa, des mots qui, le reste du temps, sont proscrits. Nous nous rencontrons sur le terrain de jeu de la fraternité, ce terrain vague, insoupçonné derrière la palissade qui gondole à peine sous le vernis social. Il y a tout ce qu’il faut, les cailloux pour lancer dans les mollets, les herbes folles pour s’y laisser tomber à bout d’épuisement, les bestioles pour se faire peur et observer. Parfois on s’y sent bien, certains soirs de feu de camp où, réfugiés dans le halo qui dessine un igloo d’or autour de nos têtes, nous sommes protégés du monde extérieur. Les brindilles que nous jetons pour attiser les flammes sont des souvenirs communs et des blagues qui ne font rire que nous. Nous ne sommes ni patron, ni employé, ni divorcé, ni marié, nous n’avons pas d’enfants, pas d’amis non plus, le monde est englouti dans notre micro-bûcher, le monde n’est plus que ce que nous décidons d’en inventer. Mais, d’autres fois, on s’y sent mal : le terrain est trop sec, la poussière se soulève du sol pour nous piquer les yeux, nulle part où s’asseoir, les chardons ont proliféré, le feu sent le tabac froid et l’autre a la tête de n’importe qui. On se dit qu’on a pris un coup de vieux et la porte secrète, découpée dans la palissade, claque dans notre dos.

Durant plusieurs années, Charles s’est absenté du terrain. Il ne s’y rendait que distraitement, comme on accomplit un devoir pesant, mais le cœur n’y était pas, parce que son cœur était possédé par des rêves d’avenir. Il était devenu trop ambitieux pour nous deux et je ne lui convenais plus. Je venais m’asseoir seule, face au brasier refroidi et j’attendais qu’il vienne me sauver de la malédiction du temps qui passe toujours dans le même sens. Au bout d’un moment, il est revenu, il s’est assis, sans dire un mot, a gratté une allumette, a balancé deux petites déceptions qui se sont aussitôt enflammées, et m’a rendu ma jeunesse.

Ce soir, dans le restaurant chic, nous construisons un grand feu de joie.

– Alors, me redemande-t-il, comment tu t’en sors ?

– Très mal, je crois.

Charles a l’air étonné.

– Il y a des choses que je sais faire, lui dis-je afin de ne pas lui donner l’impression que je me plains (nous détestons les geignards). Mais il y a trop de choses que je ne sais pas faire.

– Comme quoi ?

– Les papiers. Remplir les papiers. Je n’imaginais pas qu’il y avait tellement de formulaires, de choses à payer, des cotisations auxquelles tu ne comprends rien, et d’énormes charges dont tu ne peux même pas espérer honorer la moitié du quart. Et même les courses. Je suis sûre que je ne fais pas les courses comme il faut. J’ai toujours entendu parler de Rungis, c’est là qu’il faut aller, mais je n’ai pas de voiture, alors je vais à la supérette et au marché.

– Comment tu faisais, avant, pour le cirque ?

– C’était spécial. On n’achetait rien.

– Vous mangiez quoi, alors ?

– De tout, mais je n’allais pas au magasin. Un type venait. Un fermier. Mais pas du tout le genre de fermier qu’on voit dans les campagnes, ou qu’on imagine dans sa tête, le franchouillard en bleu de travail et béret. Notre fermier s’appelait Ali Slimane, il était très élégant, toujours en chemise blanche et pantalon mastic. C’était lui qui venait. Je ne l’appelais pas, je n’avais pas son numéro. Je ne passais pas commande. Il arrivait avec son camion bleu, un très joli bleu, entre dur et clair, un bleu de quand on était petits. Et dans son camion, il y avait tout, la viande, les légumes, les laitages, sans étiquette, sans cachet d’abattoir : les bêtes, il les élevait et les tuait lui-même. Les légumes étaient recouverts d’une fine couche de terre. « Ça les protège. La terre tu l’enlèves au dernier moment. Tu laves pas les légumes. Tu les épluches. Tu les frottes. » Je faisais exactement comme Ali me disait. J’avais toujours le cœur pincé quand il me parlait et je ne sais pas si c’est parce que j’avais de la peine pour lui ou parce qu’il me plaisait.

– Pourquoi de la peine ?

– Je me disais qu’il était seul.

– Il avait peut-être une femme, à la ferme. Des enfants. Trois maîtresses dans le village et cinquante-trois frères et sœurs.

– Non. Et même s’il avait eu tout ce que tu dis, il y avait quelque chose de solitaire dans son regard, une flamme ancienne, ternie par l’expression, ou plutôt l’absence d’expression du reste de son visage. Il m’apportait aussi des conserves. Des bocaux d’artichauts, de citrons marinés, toutes sortes de pois et de haricots, des flacons d’épices, des œufs dont la coquille n’était pas lisse. La farine était stockée dans des sacs en papier kraft. Au bout du lopin que nous occupions, il avait labouré un petit carré de terre dans lequel il avait planté des herbes, du thym, du romarin, du persil, de la coriandre, de la ciboulette, de la sauge, de la menthe. Je lui demandais s’il ne craignait pas que nos aromates soient pollués par l’air de la ville. « Vous êtes pollués vous-mêmes », me disait-il sans animosité, sans jugement. « L’air, tu le respires. Ça ne change rien que tu le manges. Il est déjà en toi. » La nuit venue, j’allais visiter notre potager, une lampe torche à la main. Je m’accroupissais, les pieds dans la terre, et je regardais les feuilles veloutées de sauge capter l’humidité, s’en recouvrir, s’en gorger. Le romarin dressait ses minuscules poignards dans l’obscurité, comme pour crever les bulles d’eau planant au ras du sol. La ciboulette hautaine, simple tuyau, chevelure unique, drue et verte d’un petit oignon souterrain s’élançait. Le thym rampait, comme une armée de maquisards, regroupé, efficace, serré. Je méditais. Je me reposais. Je recherchais la compagnie neutre des plantes qui ne parlent pas, n’entendent rien, n’ont pas de désir, n’ont que des besoins. J’aurais voulu me modeler sur elles, les imiter…

Ma voix se perd, je sens que je suis en train de sortir du terrain de jeu.

– Pourquoi tu ne le retrouverais pas ? me demande mon frère.

– Retrouver qui ?

– Ton fermier.

– Je n’ai jamais eu son adresse, ni son téléphone. Je ne sais pas de quelle région il est. Je ne connais pas le nom de sa ferme.

– Je suis sûr qu’on peut le retrouver. Le nom. Son nom à lui, on l’a. Et il ne devrait pas être très loin de Paris. Pourquoi tu ne demandes pas aux gens du cirque ?

– Je ne sais pas où ils sont. Quand on a reçu l’avis d’expulsion, c’est allé très vite. Le lendemain, tout était plié. Ils sont partis. Le patron m’a dit au revoir. J’ai demandé ce qu’ils allaient faire. « On ne peut pas te prendre avec nous », c’est la réponse qu’il m’a donnée. J’ai dit que je comprenais, mais que je m’inquiétais. Comment ils allaient s’en sortir avec les enfants et les bêtes ? La ville me paraissait hostile, et plus hostile encore la campagne où l’on vous regarde, où l’on ne veut pas de vous. Je craignais que la terre se referme sur eux. Le patron avait l’air confiant. « Pourquoi tu pleures ? m’a-t-il demandé. On a de la chance. On n’a jamais rien payé ici. C’est un beau terrain. On en a bien profité. On va trouver autre chose. Pourquoi tu pleures, petite juive ? (C’était bizarre qu’il m’appelle comme ça.) C’est pas toi qui dois pleurer sur nous, tu comprends ? » J’ai hoché la tête. Je suis allée cueillir les herbes. J’ai récolté tout. J’ai coupé ras. J’ai emballé dans du papier. Je suis allée porter les petits paquets à la femme du patron. Elle les a regardés, m’a embrassée et les a jetés par la vitre de son camion en partant. Elle riait. J’ai regardé les herbes atterrir sur le sol du terrain redevenu vague. Je les ai ramassées et je les ai mises dans ma valise. Quand je suis arrivée à l’hôtel, j’ai demandé un vase pour y tremper ma petite forêt. C’était un hôtel bon marché. La dame m’a dit « On n’a pas ça. » J’ai tout mis dans l’évier. Je me suis lavé les dents dans la douche. Le lendemain, j’ai tout jeté à la poubelle et j’ai pleuré. J’ai pleuré sur tout ce qu’on coupe et tout ce qu’on déracine. J’ai cru que je ne m’arrêterais jamais.

– Et tu t’es arrêtée.

– Je me suis arrêtée.

– On s’arrête toujours. Tu as remarqué ?

Nous réfléchissons un instant à l’inéluctable fin du chagrin.

– Tu aurais dû m’appeler, dit Charles au bout d’un moment.

– Quand ça ?

– Quand tu t’es fait virer du cirque. Quand tu étais seule et que tu n’avais pas de maison. Tu aurais pu venir chez nous.

– Je n’avais pas envie. Je crois que j’étais retournée à l’état sauvage.

La côte de veau est soudain devant moi et son arôme m’enivre. Je pourrais la prendre à pleines mains et croquer jusqu’à l’os, en bonne sauvage que je suis devenue. Mais non. Je l’examine, je l’étudie. J’en analyse la cuisson, je la pique avec la pointe de mon couteau ; je pratique une incision : le sang rose – de l’eau, un suc, presque rien – jaillit et se mêle à la sauce brune dans laquelle se rencontrent des crosnes et des haricots verts si fins qu’ils ressemblent à des bruns de ciboule, en plus raides. Je décide de remettre à plus tard la douloureuse réflexion sur l’appartenance au concept et je me régale.