Conakry

Il ne se souvient pas de son enfance. Il a oublié l’Afrique. Il se rappelle l’histoire de sa famille, la légende de sa lignée, cette époque douce et diaphane sans cris et sans violence, mais Conakry n’est plus qu’un rêve. Le fantasme d’une origine.

Hamadi a toujours été le fils préféré, le premier né, celui qui avait hérité de la beauté de sa mère et de la force de son père. La légende de ses parents précède son existence et résonne sur toutes les côtes de l’Ouest. De sa mère, on dit qu’elle est la plus belle femme d’Afrique. Elle vient de la campagne, d’une riche famille peule qui a toujours su qu’elle aurait un destin exceptionnel. Elle est pâle, ses traits sont fins. Son visage, structuré par des sourcils épais et sombres qu’elle redessine au crayon gris, s’illumine quand elle sourit – toujours de la même manière, entièrement, jusqu’à découvrir toutes ses dents. Sous le lin de ses habits, on distingue ses formes. Elle n’a pas connu d’homme qui ne l’aimait pas, mais elle n’a pas eu de mal à choisir celui qui partagerait sa vie. Ses parents l’ont laissée libre. Elle a rencontré le Chirurgien à une réception où sa mère lui avait dit d’aller quand elle n’avait encore que seize ans. Il était grand, champion de saut en longueur. Il avait des lunettes rondes, revenait de France et connaissait toute l’Europe. Il parlait de Paris et de Nice, de Lisbonne et des fleurs rouges aux fenêtres des villages du Limousin. Son regard avait la légèreté des hommes importants. Ceux qui réussissent naturellement, comme si l’excellence leur appartenait. Elle l’a aimé pour sa facilité qui lui rappelait la sienne. Ils se sont fiancés vite mais ont attendu pour se marier. La vie qu’il lui a offerte est celle qu’elle veut – l’amour calme, la passion raisonnée, la confiance, et de longues heures seule, loin de lui, quand il travaille à l’hôpital. Il lui avait promis de lui construire une maison blanche comme elle. C’est là qu’Hamadi naît, dans une grande bâtisse du centre de Conakry.

Les angles de l’édifice rectangulaire meurtrissent le ciel, immobiles dans l’épaisseur des nuages et la lourdeur du temps. La rumeur de la ville est loin, et la maison, une tache immaculée dans un ensemble dominé de gris et de rouge, protégée à l’entrée par des grilles. Elles sont là pour tenir à distance la rue qui crache des bruits de mobylettes, d’animaux et de voix qui s’interpellent. Pour séparer le blanc du rouge, aussi. Alors, le sang qui épaissit la terre brune des routes est celui des autres et rien ne fait mal, Hamadi est à l’abri des conflits du continent et d’ailleurs. Tout le monde voit l’océan de la fenêtre des chambres et les bonnes sont calmes et soumises, elles passent lentement d’une pièce à l’autre sans parler, sans sourire non plus. En prolongement des pièces spacieuses, la piscine bleue dégorge sur la mer. Il ne s’y baigne pas parce qu’il ne sait pas nager, son corps sombre dans l’eau comme les cailloux polis qu’il jette dans la mer quand il s’ennuie. Il s’assied souvent sur la pierre mate, au bord de la grande flaque artificielle. Étouffé par l’espace, enfermé dans le silence imposé par le luxe et la bonne éducation. Le repos et les siestes ponctuent ses journées, rythmées par le bruit des vagues qui s’essorent sur le sable. À cette époque, il a le souvenir d’avoir été seul.

Il profite de ces premières années dans l’insouciance propre aux aînés. Il s’invente d’autres passions, ajoute à cette famille trop partielle. Il fait même de sa bonne préférée, Satimata, une mère d’élection. La domestique est longue et étroite. Elle a un nez épaté et de petites lèvres minces, la peau la plus noire qu’il connaisse, des cicatrices circulaires coulent le long de son dos. Elle ne le prend jamais dans ses bras, elle range le désordre en silence avec un regard d’eau. Un après-midi, alors qu’il dort dans le lit de sa mère et que Satimata lui caresse le visage avec le dos de la main, il sent ses phalanges osseuses amorties par l’élasticité de sa joue d’enfant riche. Il est encore à moitié endormi quand elle s’approche, assommé par une chaleur qui emplit ses poumons. C’est la seule fois où elle le touchera mais cette caresse est un des moments les plus forts de son enfance. Après ce jour, il la regardera avec la complicité et l’assurance de celui qui sait. Elle est la mère biologique et secrète qu’on lui refuse, maternelle par pulsion et détachée par devoir, comme les chiennes rousses qui portent leurs petits dans leurs gueules le long du bord de mer et qui les laissent crever de faim quand elles ne peuvent plus faire autrement. Une mère aimante mais pragmatique qui sait qu’on ne peut s’attacher aux enfants parce qu’ils vivent rarement assez pour devenir des hommes, et qu’ils n’ont que faire, une fois devenus grands, de l’amour des mères. Il l’aime parce qu’elle est la mère qu’il s’est choisie. Il la suit de pièce en pièce et la regarde avec tendresse. Marie la Blanche et le Chirurgien rient parfois de cet enfant qui aurait rêvé d’être le fils de la bonne.

L’arrivée de Fatimata, deux ans plus tard, perturbe à peine cet équilibre. Le règne d’Hamadi est trop établi pour qu’il soit dérangé par une petite sœur. Elle s’agrège au quotidien sans qu’on la remarque vraiment, immédiatement consciente de ne pas être celle qui fait la famille. Elle commence en seconde position. Mais avec la naissance des plus jeunes quatre ans plus tard, la vie s’installe dans la villa – le silence est rompu par les cris frustrés des enfants qui n’ont plus l’égoïste attention de leur mère, les rires, les débuts de complicité fraternelle et les râles des combats portés par une haine courte et intense. Après Hamadi et Fati viennent une autre fille et un garçon, Aïssa et Yero. À eux quatre, ils sont les enfants africains. Les autres seront étrangers.

Dans la villa du bord de mer, les années trottinent comme les servantes dans les couloirs ; incessantes, discrètes, semblables. Le premier jour de la semaine, les bonnes passent dans les chambres et rassemblent les habits des petits. Personne n’a le droit de s’approcher des appartements des parents, sauf la plus vieille des servantes. Avec ses cheveux gris tirés en arrière, Marie lui fait confiance. L’escalier pour atteindre leur étage fatigue les enfants quand ils montent pour pleurer devant leur porte, la froideur du marbre endort leurs pieds autrement laissés nus. Alors que les plus jeunes restent à la maison, Hamadi et Fati partent en classe. Ils vont à l’école des Blancs, où la maîtresse est une Française qui porte des jupes vichy bleues ou roses. Le chauffeur les emmène dans une voiture sombre, les vitres noircissent le paysage qui défile dans l’habitacle gainé de cuir. Hamadi joue avec l’accoudoir rigide, l’abaisse et le relève, feint de se coincer les doigts entre le coussin et le siège. À côté, sa sœur relit ses cahiers, elle s’applique et presse ses pouces contre les pages jusqu’à ce qu’ils se décolorent, son besoin d’être la meilleure crispe tout son corps, ses ongles raclent la couverture de plastique avec laquelle elle les a emballés. Le chauffeur ne parle jamais. L’école est à l’autre bout de la ville, ou peut-être assez près de la maison, l’itinéraire semble long aux aînés. Devant la maison blanche, la rue est goudronnée. La voiture glisse sur le bitume. Conakry déborde sur les villages limitrophes, les mange les uns après les autres. Dans cette partie de la ville pourtant, on trouve toujours des parcs à la française, des maisons à toits verts et à vérandas, vestiges d’un temps où l’on pratiquait, le long des rivières du Sud, un commerce de chair et de sang : cicatrice de ces destins brisés depuis les capitales du Nord, maisons-stigmates du triangle noir et des années de domination française. Une histoire de violence qui s’étend de la traite négrière aux années d’occupation. La jolie petite capitale aux allées inégalement bordées de manguiers est devenue l’illusoire table rase sur laquelle les colonisateurs ont voulu apposer leur marque. Hamadi vit dans l’un de ces quartiers lumineux où même le vent n’ose pas déranger. Le Chirurgien est fier d’être un homme noir dans ce quartier de Blancs. Il sait ce que les enfants n’imaginent pas. On lui a raconté le passé de la mer et des bateaux au ventre plein de Guinéens. Ceux qu’on a vendus, ceux qui ont fui.

Quand les pneus crissent, Hamadi est déjà loin de chez lui. Il n’y a plus de grilles hautes et de maisons géométriques, seulement la terre rouillée par la pluie et moulue par les hommes, les bêtes et les machines qui crachent du cambouis et salopent l’air de fumées charbonneuses. Terre minière, terre d’effort, terre de bauxite. Monotone, la piste suit les berges du bord de mer. Les hommes et les femmes salissent leurs chaussures sur le sol, marchent en grappes ou séparés, leurs vêtements chamarrés couvrent leurs jambes. Certains, en maillots de corps élargis et pendants, emplissent la ville de points de couleur. Les femmes, toujours élégantes, semblent venues d’une autre ville distinguée qu’on aurait cachée. Hamadi fixe par la fenêtre une fillette un peu plus jeune que sa sœur, qui soutient avec sa main le plateau de fer usé qu’elle porte sur la tête. Autour de son cou, elle a noué une bande de dentelle brunie. Hamadi la trouve belle, mais pour rien au monde il n’aurait osé le lui avouer. À la maison, il est le premier né, le fils que Marie attendait. Elle l’appelle Hamadi-Chéri et lui caresse sans cesse la tête. Hamadi-Chéri ne fera pas de boxe comme son père, on lui casserait le nez – on enverra Yero. Hamadi-Chéri sera professeur, il ira étudier en France. Hamadi-Chéri est le seul à qui Marie donne des fruits enrobés de sucre. Il est celui qu’elle protège le plus. Mais loin de la maison, sa mère ne peut plus le protéger, et Hamadi peine à se défendre seul. Au début de l’année, à la visite médicale, l’institutrice lui a dit qu’il était trop gros, pour un Africain : elle prétend connaître la morphologie que doivent avoir les élèves selon leurs provenances et leurs ethnies. Depuis, elle le répète souvent. Les autres enfants se moquaient aussi de lui, sans conviction, pour le principe, jusqu’au jour où Marie l’a appris de la bouche jalouse de Fatimata. Alors Marie a fait venir la Couturière et ses aides et pendant des heures, elles ont mesuré Hamadi en montrant à sa mère, concentrée, des échantillons de tissus à la mode de Paris. À la fin de la semaine, dans son costume bleu et brillant, elle l’a emmené en personne à l’école, habillée d’une robe ivoire ouverte aux épaules. Après ça, aucun enfant ne s’est plus moqué. Engoncé sous ses épaulettes, Hamadi serrait la main de sa mère.

 

Depuis quelque temps, le Chirurgien reste de longues heures à lire chez lui, alors que le ciel gris presse la mer. Il n’a pas de patients, les gens ont peur d’être associés à un Peul comme lui et ne viennent plus le voir. L’indépendance de la Guinée a fait figure d’exemple. Sékou Touré l’a proclamée après avoir appelé ses compatriotes à voter non au référendum instituant la Communauté française dans un discours mémorable déclaré en présence de De Gaulle. Le soutien écrasant du vote populaire lui a donné l’élan nécessaire pour instaurer une Guinée libre, et lui a conféré le statut de père de la nation. Héros pour certains, il construit pourtant son règne sur le fantasme populiste de l’ennemi à combattre : l’impérialisme et le néocolonialisme de l’Europe, mais aussi le mal intérieur, qu’il considère comme la cinquième colonne composée de fonctionnaires, commerçants mais surtout de Peuls, qu’il affirme être contre-révolutionnaires. Incarnée au gré de complots fantasmés, cette haine productive pour le mythe national explose quand il lance, sous prétexte de lutter contre le racisme peul, une série de mesures destinées à éliminer les membres de cette communauté. Accusée de tous les maux, cette élite traîtresse est stigmatisée comme collaboratrice du pouvoir colonial. Sékou Touré affirme que ces opposants au régime méprisent les autres ethnies, qu’ils regrettent même le temps de l’oppresseur blanc. Il prétend que les Peuls ne sont pas des hommes noirs, presque pas des Africains. Il y a toujours deux côtés à une histoire, deux grâces à une vérité. Le Chirurgien, lui, croyait aux promesses de l’indépendance. Il militait, fébrile, pour la force de son peuple. Mais cette version plus belle et plus libre de la Guinée, s’est réalisée sans l’inclure. Ses études occidentales, ses années passées en France n’aident en rien.

Dans la communauté, certains riches commencent à partir, les activistes qui avaient soif d’égalité se font oublier. Le mardi, en sortant de chez lui, le Chirurgien sent qu’il est suivi. Il marche un peu sans but dans le centre-ville pour vérifier son intuition. Soudain, une pierre fuse dans sa direction, puis une autre. Il ne voit pas ses agresseurs, mais il sait pourquoi on l’attaque : il est connu, identifiable, si notoirement peul qu’il ne pourrait pas le cacher, même s’il le voulait. Il décide alors d’aller chercher les enfants à l’école pour les en sortir définitivement. Marie interrompt la classe de son fils et le Chirurgien s’occupe de Fatimata. Revenus chez eux, ils leur annoncent qu’ils ne retourneront pas à l’école en les emmenant sur la plage avec leurs autres enfants. Ils ne précisent pas les raisons de cette décision. Le littoral est aux pieds de la villa, le sable est meuble et grisé. Le rivage, usé par les pluies des saisons de mousson, ressemble à ces photographies humides et gondolées qui laissent filtrer leurs couleurs devenues floues. Après avoir parlé, Marie lâche la main d’Hamadi et s’avance vers la mer. Sa tunique est nouée à la taille avec un fichu bleu. Sa silhouette, galbée, se découpe dans l’horizon. Quand elle trousse sa jupe longue pour sentir le sable sous ses pieds, ses chevilles blanches, tachées de terre rouge, annoncent des jambes longues et fermes, serpents de muscles lovés sur ses mollets et ses cuisses. Elle a toujours été la Femme. La plus belle et la seule. Sa peau blanche est recherchée comme un talisman. Comme l’idée d’un Occident qu’on abhorre et qui fascine. Dans les ruelles de son village et les avenues de Conakry, les hommes et les femmes la regardent avec la même admiration, une sorte de surprise devant la pureté de sa beauté. Hamadi a peur d’elle parfois – de cette perfection qui la rend distante. Le Chirurgien tient sa femme par la taille, l’air soucieux, en regardant leurs enfants jouer ensemble. Si Hamadi a plutôt l’air heureux de ne plus retourner en classe, il a compris, comme sa sœur, que ce n’était pas pour leur faire plaisir. Le Chirurgien voudrait les protéger et se sait chanceux d’avoir Marie à ses côtés. Ensemble ils restent encore un peu sur la plage, puis remontent le long de la digue, près des petits bateaux de pêcheurs où des entrailles de poisson cuisent au soleil et les algues s’incrustent sur les escaliers de bois. Les échoppes carrées qui bringuebalent au vent sentent les fruits frais et le cuir tressé. Un peu plus loin, une femme aux mains plates vend des goyaves et du maïs grillé. Marie demande : Tu veux un épi, Hamadi-Chéri ? Yero pleure, tire les cheveux d’Aïssa. Des chiens se courent après. Hamadi presse la main de sa mère en pensant aux territoires de la ville où il ne pourra plus aller. Il rêve aux terrains de jeux des autres enfants, creusés dans la terre et bordés par des grillages de fortune bouffés par la rouille. Devant lui, des maisonnettes urbaines de terre, de briques et de ferraille, s’entassent et encadrent les troncs épais des arbres qui se hasardent hors du sol. Il aimerait être l’un de ces enfants qui vivent là, vendent des fruits et jouent avec les bouteilles vides à côté des échoppes. S’il ne va plus à l’école des Blancs et qu’il n’a pas plus le droit de jouer avec les gosses des rues, quel enfant sera-t-il ?

 

Le mercredi soir, le Chirurgien invite ses amis à dîner. Des collègues de l’hôpital ou des hommes imposants. Ils portent des costumes, viennent sans leur femme ni leurs maîtresses, et apportent des bouteilles d’alcool pour les convives qui ne sont pas musulmans, ou ceux qui le sont librement. Le Chirurgien ne mange pas de porc, comme tous les autres membres de la famille, mais il boit parfois. Du whisky que son ami avocat fait venir par avion du Japon. Hamadi est le seul de la famille à manger du jambon. Marie va l’acheter elle-même. Le Chirurgien pense à ses ancêtres et à leur discipline défiée par un gamin qui aime la charcuterie. Ce soir-là, Marie lui apporte les tranches roses dans sa chambre, en cachette, hors des repas familiaux. Elle les déballe et les pose sur sa table de nuit, feint le secret, et savoure l’interdit qu’elle ne brave pas elle-même. En cuisine, les bonnes ont préparé de la viande et une sauce grasse et salée. Puis elles ont dressé la belle table, disposé les couverts en argent. Quand Marie redescend au salon, les hommes sont tous assis. Ils conversent, s’interpellent. À peine le jambon avalé, Hamadi est venu rejoindre les adultes. Il regarde les hommes et pense qu’il sera comme eux un jour. Grand, gros et respecté. À ses yeux, le Chirurgien est le plus beau. Lorsqu’il parle il bat des mains, avec souplesse, comme un prédicateur. Quand il prend la parole, tous l’écoutent. Les adultes parlent de Soussou, de Foulah, de Guinéens. De l’homme en vert qui apparaît à la télévision et qui s’insurge contre les complots, de l’homme qu’ils méprisent et qu’ils craignent. On les traite d’alcooliques, de traîtres, de sous-hommes. Hamadi entend des choses sur la révolution populaire et les amis disparus. Pour lui, Sékou Touré n’est pas qu’un héros : il est l’homme dont il doit avoir peur. Dans la maison blanche pourtant, il a l’impression d’être à l’abri. Il pense que le Chirurgien est trop fort et Marie trop belle pour qu’on leur fasse du mal. Il reste serein. Il ne sait pas encore que rien ne sert d’être fort, ou beau, quand on n’est pas né du bon sang. Hamadi ne comprend pas les prétextes ethniques, les folies des dirigeants ou le discours populiste. Il ne comprend pas pourquoi son peuple est devenu le bouc émissaire des douleurs du pays. Ni Marie ni le Chirurgien ne parviennent à trouver les mots pour expliquer l’injustice à leurs enfants.

Hamadi voudrait être assis avec les grands et avoir des boutons de manchettes comme eux. Marie s’est installée avec Aïssa dans un fauteuil en cuir un peu plus loin. Il se lève pour lui demander s’il peut aller mettre son costume. Plus tard, Hamadi-Chéri, répond-elle. Son regard s’est assombri quand le ton des hommes s’est durci. À la table, on parle d’un ami professeur qui ne vient plus dîner. Il est parti dans un camp, dit-on, celui qui a été créé dans l’ancienne gendarmerie des Français, et Fatimata veut savoir si elle aura le droit d’y aller aussi. Cette fois Marie ne rit pas, elle lui dit de se taire et de ne pas écouter les adultes parler. Elle lui rappelle que quand elle était petite, on n’avait pas le droit de regarder une grande personne dans les yeux. Karamoko, le plus gros des invités, s’amuse avec Yero qu’une nourrice porte dans ses bras. Il dit qu’il sera puissant parce qu’il est silencieux. Le bambin se laisse prendre, et ne détourne pas le regard. Il est gigantesque pour son âge, clair comme sa mère. Si Hamadi est l’enfant des femmes, les hommes préfèrent Yero. Karamoko annonce qu’il veut laisser son travail et partir – pas à la campagne, au Portugal. Le Chirurgien fait un calembour sur les vins de là-bas et leur robe râpeuse, pour faire rire, mais Karamoko insiste et lui conseille de fuir, lui aussi, arguant que ses opinions dérangent, qu’il cherche trop à défendre la communauté en utilisant son influence. Il ajoute que les hommes comme lui, si peu raisonnés, disparaissent. Le pouvoir ne se laisse pas contrarier longtemps, et il est déjà allé trop loin. Marie ne veut plus écouter, annonce que le dîner est servi en les invitant à passer à table. Devant la viande fumante, la conversation continue. Des contes d’horreur et de craintes s’entrechoquent comme les glaçons dans les verres de whisky. On parle du grand massacre d’il y a quelques années. Des purges publiques, des morts exposés et de ceux qu’on a tués calmement à l’ombre des prisons. On parle de ce qu’on a ordre d’oublier. Des souffrances de leur communauté qu’on persécute sans honte, qu’on maltraite, qu’on tue. La Guinée se guérit violemment des plaies de la colonisation. Dans la grande équation de l’Histoire, cette époque sera vécue comme une victoire ; dans la leur, elle restera une tragédie. Au dessert, le gâteau est lourd, crémeux et amer.

Le quatrième jour, Aïssa meurt. Pour quelques secondes seulement. Elle déjoue l’attention des nourrices qui parlent entre elles, et se rend sur la terrasse blanche où se trouve la piscine. En riant, elle court dans l’eau, ses cheveux rebondissent sur sa nuque potelée. Elle avance dans la noyade en se racontant tout haut une histoire faite de cris d’oiseaux et de petits jappements. Hamadi est au fond du jardin, il regarde la mer. Quand les piaillements s’arrêtent, il tourne la tête, les yeux plissés. Le bruit d’eau brassée l’alarme, il crie, mais personne n’est là pour écouter. Quand il entre dans l’eau, sa sœur ne bouge déjà plus. Le choc le paralyse un instant, il ne sait pas quoi faire, puis il reprend ses esprits et attrape sa main pour la tirer par le poignet. Derrière lui, les bonnes accourent en hurlant. L’une d’entre elles les arrache de l’eau. Son mari a été pêcheur avant de mourir, elle connaît les enfants et la mer. Elle secoue Aïssa, en tenant sa tête pendant de longues secondes jusqu’à ce que de l’eau claire coule de la bouche de la petite fille qui tousse et crache. Quand Marie arrive, Aïssa a recommencé à pleurer. Enveloppé dans une serviette douce, Hamadi regarde sa mère sangloter en serrant la plus jeune des filles contre elle. Marie le prend par la main et le remercie. C’est ce jour-là qu’il comprend son rôle d’aîné et accepte la responsabilité qu’il assumera sa vie durant. En saisissant la main d’Aïssa dans la piscine, il a choisi d’être un modèle pour les autres enfants. Après cet épisode, la petite ne le lâche plus. Sa présence joviale le suivra partout en trébuchant dans des éclats de rire. Ce jour, il décide aussi qu’il ne tiendra plus la main de sa mère pour se promener au bord de la plage. Il s’impose de grandir. La famille se serre autour de cet incident, de ce moment si proche de la catastrophe. Avec la mort ratée d’Aïssa, la lignée est née.

Le vendredi, le soleil se cache derrière l’ombre du manguier qui respire avec le vent, le vert des feuilles qui pendent aux tiges et dentellent l’horizon. Sur les branches, le poids des fruits surchargés de jus fait grincer le bois quand l’air de la mer pousse le sel vers le jardin. Quelques semaines plus tôt, quand les fruits ont paru, ils étaient fermes et résistaient à la pression des doigts. Le grand manguier, l’arbre préféré d’Hamadi, porte avec fierté ses délices. Souvent, il pince le Chirurgien pour qu’il l’élève à la hauteur des branches afin de cueillir lui-même les grosses boules orange tachées de pourpre. Les servantes cuisent les mangues en dessert avec du lait pour les enfants, mais Hamadi préfère les manger crues, avec les mains. L’arbre est comme sa terre – pluriel, touffu, désordonné.

Des vagues venues de l’océan soufflent sur les terres brunes et réveillent dans le ventre des hommes des angoisses qui deviennent des promesses. La nuit, on entend des voix troubles murmurer dans les couloirs de la bâtisse. Quand il se lève, le Chirurgien a les traits tirés. Le nom de Touré se crache de bouche en bouche comme une malédiction ou un miracle, selon qui le prononce, une pestilence nouvelle qui s’est installée parce qu’on l’a accueillie. Les dîners avec les amis bien habillés s’espacent – les bonnes ne préparent plus de bananes brûlées. Les disparitions des proches et de la famille se multiplient : à chaque discours de l’homme en vert, ils tombent par grappes. Le Chirurgien attend, inquiet, il passe le temps en grattant les saletés sous ses ongles taillés. Il dit – Sékou Touré – et on entend le sifflement du nom du diable qui crie aux oreilles de la foule pour lui apprendre à haïr, à détruire, à accepter de condamner ses frères au sacrifice. Marie ne comprend pas cette haine et se révolte en se lançant dans de grands discours. Le Chirurgien tourne alors la tête. Il connaît les hommes et pressent ce qui se dessine. Il ne montre pas qu’il a peur, mais Marie remarque qu’il a mangé les peaux tendres autour de ses ongles. Elle sait aussi. Sur l’arbre, les fruits s’alourdissent. Assis sur une chaise tressée entre le salon et la terrasse, le Chirurgien regarde chaque jour le manguier pendant des heures. Les fruits pourrissent peu à peu, s’attachent sans espoir à des fils usés qui ne les portent plus. La fin arrive lentement, en rampant sur les branches. Leur peau se noircit et les hommes fuient en oubliant l’espoir. La chair sous la surface fond, elle se recroqueville, pulpe sans vie comme les hommes qu’on torture et qui meurent quotidiennement. On ne sait plus qui sont les héros et qui sont les traîtres. Quand la fin vient, l’odeur autour de l’arbre est forte. Âcre, elle accroche la gorge de ceux qui passent à ses côtés, descend dans les viscères, serre le ventre et les poumons. Le jus suinte en dehors des fruits, rouge et épais, sous les attaques des oiseaux. La chaleur sèche la peau des détenus dans les cellules souterraines, comme elle sèche celle du manguier. La mort est contagieuse. Le soir, Marie et le Chirurgien se retrouvent dans la cuisine, où ils boivent sans parler, perdant un temps qu’ils n’ont déjà plus. Quand le premier fruit se détache et s’écrase au sol, ils savent qu’ils doivent partir. La menace n’est pas un mot pour eux, c’est une réalité. À la télévision, l’homme en vert parle de ces chiens qui ne sont pas assez fiers d’être noirs, de ces apatrides alcooliques, amis des Blancs et vendeurs d’esclaves qui veulent détruire l’Afrique. Sur la terrasse, les fruits explosent en touchant le sol. Trois jours après, la famille part. Ils iront en voiture jusqu’au Sénégal en espérant qu’on ne les arrêtera pas, puis en bateau vers l’Europe. Le voyage sera long. Aïssa rit à l’arrière de la voiture, en s’amusant à se cacher sous un drap. Hamadi demande si, en rentrant de vacances, il pourra aller jouer avec les enfants sans chaussures sur les terrains près de la plage, mais Marie ne répond pas. La tête tournée vers la fenêtre, elle pleure. Dans le jardin derrière la maison, tous les fruits sont tombés.