Paris

Le train de nuit les dépose à l’aube de la capitale. Accueillis par les arcades en fonte de la gare de Lyon, ils arrivent assez tôt pour saisir l’impression d’un Paris calme. Ils descendent les bagages, achètent dans le hall des billets en carnet pour les transports en commun. Marie regrette déjà Nice. Paris lui paraît grise et polie comme la surface d’une perle. Elle réprime un rictus nerveux et surveille Aïssa, qui s’est arrêtée pour jouer avec ses lacets. Yero somnole dans ses bras. Pour aller plus vite vers l’hôtel qu’a réservé le Chirurgien, ils prendront le métro. Ils peinent à trouver la station mais finissent par distinguer l’escalier. Hamadi frissonne en voyant le haut du chapeau du Chirurgien disparaître sous terre. Agrippé à la rambarde vert fonte qui plonge en angle doux dans la gorge du métro, il a honte d’avoir refusé de descendre en premier. Il fait glisser sa chaussure sur la pierre et ignore la main que lui tend sa mère deux marches plus bas. Il rêve aux rues de Conakry, ses routes boueuses, ses buissons verts. Un pays raisonnable où les gens ne marchent que sur le sol, sans s’occuper de ce qu’il y a en dessous. Avant de s’engouffrer dans le souterrain, son père lui a dit que Paris était comme un gruyère – lisse au-dessus et perforé à l’intérieur pour laisser passer les hommes et les rats. Hamadi ne se décide à descendre que quand Fati le double dans l’escalier. Refusant de voir sa sœur plus courageuse que lui, il court pour arriver plus vite en bas. Il rejoint le Chirurgien qui pose sa main sur son épaule et lui dit de ne pas avoir peur. L’aîné se dégage, outré, comme pour affirmer sa vaillance. La famille passe les portes automatiques. Aïssa s’amuse à coincer son titre de transport entre ses dents de lait et Fati la regarde, dégoûtée, puis s’empresse de dénoncer son geste à son père. Sur le quai, Hamadi transgresse du bout du talon les lignes de sécurité peintes en blanc sur le ciment. Il recule quand la terre commence à trembler et reste ébahi devant le train qui avance, claudiquant comme une longue chenille de fer aux phares jaunes. D’un geste sec, le Chirurgien ouvre le crochet qui ferme les portes du wagon. Il reprend ensuite Yero des bras de Marie sans le réveiller. Le métro est rempli et la tête toute ronde d’Hamadi arrive juste en dessous des aisselles odorantes d’un homme qui porte un manteau bleu marine par-dessus son costume. Sous terre, il fait chaud. La famille est pressée par les voyageurs contre les portes vitrées de l’engin. À chaque arrêt, avant que le train ne replonge dans l’obscurité du transit entre deux stations, Hamadi retient son souffle. Quand il ouvre les yeux alors qu’il fait nuit, il voit des lumières clignoter et ponctuer des câbles noirs, comme laqués de pétrole. Un peu plus loin, le métro déverse son lot de citadins et les enfants peuvent enfin s’asseoir en quatuor sur des strapontins violet, vert et jaune, qui se déplient et se rétractent grâce à un ressort. Hamadi écoute les bruits du couloir souterrain, les frottements de la rivière de métal dans son lit de béton, et l’air qui se précipite à l’intérieur quand les portes s’ouvrent. Autant de respirations mécaniques entrecoupées de pas. Ses parents discutent de Nice et de la jalousie des femmes françaises. Il comprend pourquoi on lui a toujours dit que l’enfer était sous terre.

Il observe Fati qui étudie studieusement la carte des lignes colorées placardée sur la paroi du wagon au-dessus de son siège, Yero qui dort et Aïssa qui joue. À onze ans, on est déjà un homme. Parvenus à destination, Marie fait lever les enfants – Fatimata bâille à pleine bouche. Le Chirurgien sort le premier. Les couloirs de métro débouchent sur la gare Montparnasse, encore bleue en cette heure matinale. Hamadi s’arrête un instant dans l’ombre de la tour neuve qui structure la place et contraste avec le ciel. Ils traversent un parking et une zone pleine de brasseries bordées de terrasses aux néons réguliers, marchent, fatigués, vers l’hôtel mauve qui abritera leurs premières semaines à Paris. Le Chirurgien passe de longues minutes à la réception et revient vers eux les mains chargées de clés. Il annonce à Hamadi et à Fatimata qu’ils auront leur propre chambre et la joie simple sur le visage de ses enfants en apprenant cette nouvelle lui fait du bien. Il porte les bagages dans les suites. Là, Marie ouvre les valises mais ne range pas encore les vêtements dans les placards. Elle déshabille Fatimata qui dormira dans la chambre d’à côté et embrasse la joue d’Hamadi qui vient d’allumer la télévision. Pieds nus sur la moquette, elle taquine les fils de laine qui s’accrochent à ses orteils et rejoint le Chirurgien qui veut dès maintenant chercher un appartement. Il serait mieux de l’acheter directement, pense-t-il. Mais il faut aussi des papiers. D’un air solennel, il demande à Marie d’apprendre aux enfants à aimer la France, sans s’arrêter à la moue circonspecte qu’elle lui adresse. Fatimata ne comprend pas pourquoi il leur faut du papier pour rester à Paris, et le Chirurgien réfléchit avant de lui répondre qu’il faut demander la permission avant de dormir dans la maison de quelqu’un d’autre. Hamadi la voit hocher la tête mais remarque qu’elle n’a pas compris. Plus tard, ils ressortent de l’hôtel et vont manger des croissants sur un banc de la place Montparnasse. Hamadi observe autour de lui les silhouettes qui défilent. Les hanches des femmes, la longueur de leurs jambes, la largeur des têtes et la forme des seins – les dos des hommes et leurs barbes fournies, leurs sacoches en cuir fermées par des boucles de fer. Sur les affiches placardées dans les vitrines des magasins éclairés au pied de la tour, des femmes très fines à la peau diaphane s’affichent, vêtements cintrés, cannes sans chair, hissées sur des talons hauts. Fati s’arrête au-dessus d’une flaque d’eau qui lui renvoie son reflet froissé. À la surface, elle regarde son nez, ses cheveux frisés, sa petite bouche rebondie comme un bouton d’or. Elle prend conscience de son apparence pour la première fois, et en même temps, de sa différence. La famille est réunie sur la place qui sent la pierre mouillée. Peu de temps après, le Chirurgien embrasse sa femme et salue les enfants avant de partir pour son premier rendez-vous. La famille le suit des yeux alors qu’il s’en va s’occuper des papiers – sauf Aïssa, toujours émerveillée par les vols des pigeons. Il se met à pleuvoir, et les gouttes semblent nettoyer l’or des grandes coupoles qui arrondissent l’horizon, étaler le gris des pierres des bâtisses alignées en longues perspectives. Marie aide Aïssa et Yero à baptiser les volatiles qui se groupent à leurs pieds, affolés par les miettes grasses de leurs viennoiseries. Hamadi, irrité, tente de les chasser alors que sa petite sœur essaye d’en attraper un pour le rapporter à sa mère. Marie essuie le reste de sucre sur son menton et regarde ses enfants. Elle voit le regard déterminé d’Hamadi, la moue de Fati, l’indolence des petits. Elle croise les jambes, puis se relève, s’oblige à se tenir droite. Elle pense aux derniers jours à Conakry, aux semaines qu’elle a passées à espérer que la fin n’arrive pas. Une lumière pâle et rose est née au bout de la rue de Rennes – Marie regarde le brouillard fondre et se réchauffer. Le soleil découvre des reflets noisette au bout des cheveux d’Aïssa. Elle lève le visage pour accueillir ses rayons chauds – un futur sans violence nous attend peut-être ici, pense-t-elle.

 

Seul dans le métro, le Chirurgien oublie les cris de ses enfants et le souffle de sa femme. Son reflet sur la fenêtre du train se superpose à la noirceur des tunnels et lui renvoie un portrait terne, adouci par son chapeau clair. Le trajet est long. Il a accepté de rencontrer l’ami avocat d’Henri, même après l’épisode niçois – Marie a clamé qu’ils pouvaient bien se passer de l’ami d’un con, qui le serait forcément aussi. Il lui a demandé de ne pas être médisante, sans oser lui dire qu’ils avaient vraiment besoin de son aide, qu’il ne leur restait pas autant d’argent qu’il l’aurait pensé et qu’ils ne pouvaient pas décliner ce genre de main tendue. À l’époque, quand tout allait bien, il n’avait pas jugé utile de mettre de l’argent de côté. Ils ont certes bien vendu la maison en partant de Conakry, mais les acheteurs, connaissant sa naissance peu enviable, ont fait baisser les prix. En dessous même de sa juste valeur. Il a aussi liquidé les quelques actions qu’il gardait en cas de problème, vendu les tableaux d’art moderne qui ornaient les couloirs et les murs du salon. Mais la somme restante, après avoir acheté la voiture qu’ils n’ont pas pu revendre et qu’ils ont abandonnée avant de prendre le bateau pour Nice, payé pour la traversée, le cognac de luxe offert à Henri et les nuits d’hôtel à Montparnasse, est modeste. L’avocat d’Henri ne prendra pas cher afin d’entamer les démarches pour obtenir les papiers et les aider à s’installer : quelques milliers seulement, lui a dit ce dernier. L’option économique, à ce stade, est la seule que le Chirurgien peut envisager. Il se dit d’avance qu’il faudra s’accommoder d’un logement plus petit que ce qu’il envisageait avant le départ.

L’avocat l’attend au-delà de l’extrémité de la ligne orange, un peu à l’extérieur de Paris. Le Chirurgien profite de sa solitude et de ces quelques heures passées sans sa famille, qu’il n’est pas habitué à aimer dans la promiscuité. Il savoure cette pause sans se sentir coupable. Après quarante minutes, il sort du métro, s’arrête quelques instants pour trouver le bus qui le mènera vers sa destination finale. Le paysage urbain défile derrière la fenêtre. Différent, il se charge d’enseignes maladroites. Sous l’Abribus, à l’arrêt indiqué, il reconnaît l’avocat à ses joues bouffantes et étrangement enfantines dont lui avait parlé Henri. Il le salue et descend vers lui. La poignée de main du petit type est faussement confiante. Le Chirurgien esquisse un sourire en se présentant. Il le remercie d’être allé repérer des appartements pour eux et lui assure que sa famille sera toujours reconnaissante du bon prix qu’il leur a accordé pour les accompagner dans leurs démarches. L’avocat balaye cette tentative de familiarité et n’avoue pas qu’il n’a jamais effectué la recherche pour laquelle il a été payé. Il se garde de lui dire qu’il a tout de suite trouvé un appartement et l’a présenté comme la meilleure option. « Je m’appelle M. Ornelle, dit-il sans chaleur. Un agent immobilier nous attend dans l’appartement, allons-y. » Les deux hommes marchent en silence, le Chirurgien observe les barres d’habitations larges et régulières autour de lui, imperturbable face à la laideur des environs. La cage d’escalier de l’immeuble sent la pisse et l’acétone, des odeurs de laisser-aller et de vernis à ongles. Au cinquième étage, Ornelle arrive essoufflé, sa graisse abdominale, malmenée par une ceinture en cuir trop serrée, tremble à chacun de ses pas. La porte d’entrée est ouverte. Le Chirurgien remarque qu’elle a été rayée et se demande quelle peut être l’origine de ces lignes, enfant ou amante capricieuse. Ornelle essuie discrètement la sueur de sa paume sur son pantalon avant de pénétrer dans l’appartement, mais tout de suite, il se fige, interloqué, en découvrant une femme blonde immobile dans l’entrée. Le Chirurgien la salue d’un sourire, se présente et saisit la brochure de l’agence immobilière qu’elle lui tend. Ornelle, gêné, ne réussit pas à contenir la logorrhée verbale qui le saisit soudain, hoquetée de tics de langage et de phrases qu’il peine à terminer. La blonde s’adresse à eux pour les inviter à visiter l’endroit. La première pièce de l’appartement est glauque, blanc sali, assortiment de placards encastrés dans le mur, poignées inégales et coins cassés, à l’image du reste des lieux. Le Chirurgien ne se plaint pas de l’étroitesse des couloirs ou des peintures défraîchies, ni du sol recouvert d’un lino blanc qui couine sous ses pas comme un tapis d’hôpital. Il tente de lister les qualités de l’appartement pour les rapporter à Marie. Il remarque qu’Ornelle essaye de séduire la blonde, et qu’il n’y parviendra pas. Il lui parle de son métier et de l’empathie qui le pousse à aider les moins fortunés que lui, de son éducation chrétienne dispensée à l’Institut Saint-Dominique, et de son célibat récent. La blonde sourit poliment sans répondre – les mots d’Ornelle résonnent dans l’habitation vide. Le Chirurgien s’interrompt pour demander s’il pourra visiter d’autres logements. Ornelle, cassé dans sa parade, mais surtout surpris dans son échec, prend un instant une expression presque pitoyable. Puis, sèchement, il lui répond qu’il ne pourra pas, et qu’il aurait aimé qu’on apprécie son aide, qu’on ne lui fasse pas perdre plus de temps que nécessaire. Il ne dira plus un mot. Le Chirurgien et la blonde discutent du chauffage au sol en piétinant dans l’appartement trop étroit, tandis que l’avocat s’adosse à un mur du salon. La plus grande chambre donne sur une étendue de buildings courts aux fenêtres carrées. Le Chirurgien regarde encore un instant la vue qui s’offre à lui en pensant à sa famille, restée dans le quatorzième arrondissement. Il se tourne enfin vers l’agent immobilier et lui demande quand il pourra signer la promesse de vente. Après la visite, une fois sorti de l’immeuble, il insiste pour inviter Ornelle à boire un café. L’avocat refuse, gêné, et invente un excuse. Le Chirurgien lui serre la main poliment en le remerciant encore. Ornelle part en claudiquant, visiblement nerveux. Le Chirurgien décide de traîner un moment dans le quartier, puis se dirige seul vers le premier bistrot venu. Il n’a jamais vu la solitude comme une faiblesse.

Il entre dans le troquet et s’installe au bar. Il commande, reconnaît une voix familière. À la table du fond, caché par un poteau, le Chirurgien aperçoit Ornelle, flanqué de deux costumes délavés, collègues ou amis. L’un des deux est plutôt beau, grand, les dents blanches. Il a une tête sympathique. L’autre est banal, son visage n’est pas mémorable. L’avocat, toujours agacé, parle fort et raconte en mots mensongers l’événement qui vient de se dérouler. Il n’a pas honte de détester ce grand Noir qui n’est pas le nécessiteux qu’il pensait trouver. Visiblement, il lui en veut d’avoir cassé son coup, méprise son air composé et ses sourires. Il aurait aimé aider quelqu’un qui en avait plus besoin, dit-il. Le Chirurgien tourne trois fois la cuillère en métal dans son café et la pose sur sa langue pour goûter au pincement métallique. Il a l’élégance de ne pas se lever. Il réfléchit à son histoire, l’exil, l’avenir des enfants qui l’inquiète tous les jours. Il sait que l’avocat ne comprendrait pas, qu’il est étranglé par sa jalousie, par sa médiocrité d’homme sans histoires. Le Chirurgien pense à Marie. Même s’il l’aime, il ne lui révélera pas tous les détails de sa rencontre. Il pense aux heures d’insomnies, recroquevillé dans le lit conjugal, à sa frustration. À ce moment-là, il en veut à sa femme, il envie sa dignité, aussi. Derrière lui, Ornelle bave encore sur cet homme qui ne réussit pas à être laid dans la chute. L’avocat hausse le ton alors que ses sbires écoutent passivement. Sa voix se fait plus amère. Il affirme que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde, qu’au lieu de se plaindre, le Noir aurait dû rester chez lui et se battre pour son ethnie et sa famille. Partir si tôt après l’indépendance, quelle honte ! C’est vraiment abandonner son peuple. Il aurait dû résister, comme les Français pendant la Seconde Guerre mondiale. Il marque une pause, respire, jouit de l’effet scandaleux de son discours qu’il croit provocateur et reprend, professoral. Il a de la chance, ce type. C’est un privilégié, estime-t-il. Beaucoup tueraient pour avoir les moyens d’acheter un appartement. Il répète qu’il a été bien gentil de l’aider et oublie de mentionner qu’il a été largement récompensé financièrement pour cette aide. Il omet de citer ses diplômes et critique sa présence en France – c’est compliqué de se pointer à son âge et d’espérer voler le travail de Français qui servent l’État depuis des années, et sinon pourquoi on se fait chier à cotiser. Le Chirurgien reste immobile, visage impassible, Ornelle parle fort, emporté par sa diatribe. Libéré, l’avocat l’habille des haines collectives communes – il ajoute qu’il est évident que l’agent immobilière n’a pas voulu de lui parce que le Black lui faisait de l’œil. Que c’est de la concurrence déloyale, quand on sait à quel point les métis sont à la mode, ces temps-ci. Qu’à Saint-Dominique, on lui a appris que les mahométans avaient promis qu’ils reviendraient et envahiraient la France par le ventre des femmes, comme les centaures, ces moitiés d’humains, ont enlevé les épouses et les filles des Lapithes. Il ajoute qu’en France, on ne partage pas nos femmes. En France, on ne prend pas plusieurs épouses. Le Chirurgien se tend en l’entendant et s’apprête à aller le voir mais il se reprend et choisit de se taire. De ne pas aller lui dire comme il méprise sa colère. Il pourrait évoquer ses années en France, les soirées d’étude de médecine où il n’a jamais eu à voler la femme de qui que ce soit, ou Marie la Blanche, la plus belle d’Afrique. Il pourrait lui avouer la honte qu’il ressent à revenir dans un pays où il sent bien qu’il n’est plus le bienvenu. La violence du mot « immigré » pour celui qu’on nomme comme tel et qui cherche un refuge, la stupidité qu’ont certains à vouloir forcer l’autre à être de quelque part, comme si l’origine se mêlait au sang. Il pourrait se lever et montrer à Ornelle sa supériorité, lui envoyer en pleine gueule sa culture, sa connaissance parfaite de l’histoire française, de Balzac ou de Romain Gary, mais il ne le fait pas. Il paye pour le café et se lève. Quand il marche vers la sortie, Ornelle se retourne et voit le chapeau qui passe la porte – il rougit de peur.

Le Chirurgien marche toute la journée dans les rues de Paris. Il ne prend pas le temps de savoir où il va. Il s’apaise avant de retrouver Marie. Il sait qu’elle devine ses doutes. Quand il arrive à l’hôtel caché derrière la gare Montparnasse, les deux petits dorment déjà – Fati dessine et écrit sur des larges cahiers avec zèle, avide de montrer son sérieux. Elle se lève lorsque son père arrive et lui raconte sa journée – comment sa mère est devenue grincheuse sous la pluie et qu’Hamadi a déclaré qu’il n’aimait pas ce pays si ça la rendait malheureuse. En l’écoutant, le Chirurgien se déride, son regard se réchauffe. Fatimata ajoute que le Sacré-Cœur ressemble à un oignon et que la tour Eiffel est moche, qu’elle n’a pas peur du métro contrairement à son frère, mais qu’elle préfère le grand jardin avec les statues. Elle conclut en annonçant que sa nouvelle couleur préférée est le doré, et qu’elle portera une robe en or le jour de son mariage, quand ils retourneront à Conakry. Le Chirurgien rit de cette enfant et de ses projets matrimoniaux – il n’a pas le cœur de lui avouer l’improbable retour. Marie s’approche de son mari. Assis sur le bord du lit, ils se tiennent la main – la peau chaude de sa femme le rassure. Dans la chambre violette, ils feignent de prêter attention aux élucubrations de leur fille, yeux agités et mains expressives – sans avoir besoin de se regarder, ils se disent qu’ils s’aiment. Hamadi, dans la chambre d’à côté, vient de s’endormir.

 

Trois semaines plus tard, la famille emménage dans l’appartement du bout de la ligne orange. La transaction a été rapide, le Chirurgien s’était protégé des délais bancaires en ouvrant un compte en France. Les garanties exigées à des migrants moins fortunés s’appliquent peu quand on a l’assurance du cash. Pas besoin de titre de séjour pour acheter un appartement. Il en faut seulement un pour y habiter. À terme, la propriété sera plus légale qu’eux. Marie cache sa déception en pénétrant dans le logement. Ici, il n’y a pas d’ouverture sur le ciel, pense-t-elle. Seulement rectangles gris, carrés courts et fenêtres jaunes taillées comme des meurtrières. Elle regrette la maison blanche, et sa vue plongeant dans la mer. Elle ne sait pas quel enfant lui demandera de rentrer chez eux le premier. Hamadi osera-t-il lui parler un jour, ou cachera-t-il sa peur de la France comme il a voulu cacher celle d’aller sous terre ?

L’appartement n’a que trois chambres. Le Chirurgien précise qu’à Paris, c’est déjà très bien. Insolent, Hamadi lui répond qu’on n’est pas à Paris. Son père lui rétorque qu’il est bien heureux d’avoir un fils si instruit à ses côtés – ce dernier se fâche, vexé par la remontrance. Marie et le Chirurgien prennent la première pièce et annoncent aux enfants que les filles partageront la plus petite tandis que la plus grande des chambres reviendra aux garçons. Fati hoche la tête mais Hamadi regarde son frère avec mépris. Son corps, large et gras, se contracte. Il déclare que l’immeuble est trop petit et ridicule – il est tellement étroit qu’il faudra en acheter un autre pour loger les bonnes. Le Chirurgien explique qu’ici, il n’y aura pas de bonnes. Hamadi pense à Satimata, rougit et se rue dans la cuisine en écrasant au passage la main de Yero qui joue par terre. Les parents le laissent partir. Quelques minutes plus tard, Marie vient lui demander de l’aider à aller faire des courses. Il accepte, soulagé qu’on fasse appel à lui. Sur le chemin, Hamadi demande pourquoi il doit partager sa chambre avec son frère, et surtout, quand les bonnes vont revenir. Marie répond Hamadi-Chéri tu es un prince, mais même un prince doit ranger sa chambre tout seul, parfois. Pour le consoler, à la boulangerie, elle lui achète une quiche lorraine lardée de jambon, condamnée par la religion. Elle lui dit qu’il ne doit surtout pas en parler à Fatimata, ni à son père. Fier de son secret, Hamadi l’embrasse. Il se baladent ensuite et explorent les environs du quartier avant de revenir à l’heure du dîner avec des poireaux, du bœuf et des champignons. Quand le Chirurgien prend Hamadi dans ses bras, il sent le lard et l’œuf.

 

Les premières semaines d’installation abîment la famille. Les jours se tachent d’angoisse et d’espoir, du poids de l’attente de leurs autorisations de séjour provisoires. Marie et le Chirurgien s’engueulent, il lui reproche de s’acheter des chaussures brillantes de Française et de ne pas faire attention à l’argent, la raille, se moque de ses attitudes de petite reine. Marie baisse la tête, pense, puis lève les yeux, rancunière et meurtrie. Ils se pardonnent ensuite, conscients de leurs nerfs fatigués. Dès la première semaine, Hamadi essaye son costume pour l’école devant le miroir. Marie le rassure alors qu’il s’inquiète d’être trop gros. Hamadi-Chéri, il y a plus à aimer. Quand le Chirurgien descend au tabac acheter de l’alcool pour remplir son briquet, il ne parvient pas à se défaire de la peur d’un éventuel contrôle. Ils ne sont pas en situation irrégulière, mais tant qu’il n’aura pas leurs papiers, il ne sera pas serein. Une peste qu’il traîne sans vraie justification : c’est la première fois qu’il a l’impression de ne pas être légitime. Pour cette raison, il a demandé à Marie de sortir le moins possible et d’emmener les enfants jouer uniquement dans le square caché derrière les tours. Lui-même se hasarde peu dans le quartier. L’avocate qu’il a engagée en puisant dans les réserves d’économies qu’il gardait pour le long terme a promis d’accélérer les procédures. Commencer la demande d’asile pour être au moins fixés sur leur situation. La dépense valait le coup. Le soir il s’endort en pensant à la Constitution, en se demandant si, dans l’exil, il vaut mieux être un banni ou un tyran. Il se tient droit contre Marie. Avec elle, il n’a pas vraiment peur. Elle a déjà décoré l’appartement, l’a rendu charmant, coloré, chaotique comme un souk marocain et orné de tissus brillants qui rendent Aïssa folle de joie. Lorsqu’au bout de quatre semaines l’avocate les appelle pour leur annoncer que leurs papiers provisoires arrivent à la fin du mois, le Chirurgien savoure le soulagement d’une première victoire. Le soir, toute la famille va marcher le long des larges quais du canal Saint-Martin jusqu’à la tombée de la nuit. Délivrés de leur captivité, les petits se ravissent d’avoir le droit de se coucher tard, et du goût des gaufres qu’ils achètent dans un restaurant au nom italien. Les quais du dixième arrondissement s’allongent vers l’horizon. Hamadi fixe son père avec fascination. Sur son visage, l’expression d’angoisse s’est changée en une défiance merveilleuse, un regard qui dit à la France « à nous deux ».