La Fraternité

Dans la Fraternité, il y a Arthur, Kader, Esteban, Georges et Hamadi. Arthur vient toujours en premier, sinon quelqu’un se prend une baffe et perd l’envie de réciter la liste. Arthur, c’est le violent – Kader dit que « c’est toujours comme ça avec les Polacks », que « c’est la pire race de l’Est ». Hamadi n’ose pas demander où à l’Est exactement. « Quand tu rentres dans la Fraternité et que t’as un nom d’étranger, il faut le changer », poursuit Kader. C’est une règle d’Arthur, le seul à ne pas avoir un nom d’étranger. Il dit qu’on n’est pas pris au sérieux quand on a un nom d’Arabe, et que Georges, c’est un nom de colon. À chaque fois qu’il entend ça, Georges se marre. Parce qu’il comprend colon comme gros intestin, et surtout, parce que Georges cherche toujours une raison de se marrer ; il tressaute à chaque occasion, du murmure au bêlement d’hilarité lorsqu’il rit, ses dents blanches sur le devant, et jaunes à partir des canines. Kader prétend que les Antillais, « c’est comme ça, de vrais saltimbanques, incapables d’être sérieux ». Au départ, il n’y a qu’Arthur et Esteban, les plus vieux – ils se rencontrent tout gamins, à huit et neuf ans, quand l’orteil d’Esteban se fait écraser sous un éclat de parpaing qu’Arthur lance de sa fenêtre pour arrêter sa mère qui court nue, un fichu rose et blanc enrubanné autour de ses cheveux. Sa mère, comme toujours à l’époque, à la poursuite d’un amant qui ne se retourne pas. Esteban hurle et Arthur le fait monter chez lui et lui dit de la fermer et d’arrêter de pleurer. Il lui bande le pied avec une serpillière et du scotch de chantier. Ils ne deviennent pas amis, ils sont frères immédiatement. Dettes de sang, sacrifice d’orteil et promesses de famille les lient en un après-midi. Sur le sol de l’appartement d’Arthur, les chaussures laissent des traces glissantes sur la graisse et la crasse fixée par les cendres des mégots qui débordent des cendriers. C’est là qu’Arthur annonce à Esteban qu’il faut changer son nom de tafiole – « maintenant, tu t’appelles Escobar, comme le patron colombien ». Escobar accepte. Quand Arthur évoque cette histoire, il précise que c’était sa période de bonté, qu’Esteban a eu de la chance et qu’aujourd’hui, il lui enverrait un autre parpaing, dans la gueule cette fois, pour qu’il se taise. Kader, lui, est venu après. Il a gagné l’amitié d’Arthur en lui cédant tous ses déjeuners pendant plus d’un an. Un riz gras, parfumé et suintant de viande que sa mère prépare dans des tupperwares bleu et blanc. Rapidement, sa mère a compris et s’est mise à préparer à manger pour plusieurs. La mère de Kader est généreuse, Arthur en a conclu que c’était pour ça qu’elle avait un gros cul de juive. En le faisant rentrer dans la Fraternité, Arthur a transformé Kader en Charles – comme ça, a-t-il argumenté, c’est pas difficile à retenir, et c’est un nom acceptable pour un juif. Escobar pensait que Kader était avant tout un bon nom d’Arabe, et a demandé si sa mère n’avait pas fauté, mais Kader leur a expliqué : les juifs et les Arabes, parfois, c’est la même chose. Depuis, Kader partage les pâtisseries orangées que fait sa mère en se faisant appeler Charles. Georges, le dernier, est entré à l’honneur. C’est le plus jeune et le plus grand – un jour, il a pris un coup pour Arthur alors qu’un babtou essayait de le frapper quand il était au sol. Ça lui a valu une omoplate, mais il a gagné le respect du chef. Ce dernier lui a donné le nom de Karl, parce que c’est un noble nom de lieutenant. Malgré les années, Georges prend toujours plusieurs minutes à répondre à ce nouveau nom et en rit encore, en tirant sur son joint. Le premier jour où Hamadi les rencontre, Georges se fout ouvertement d’Arthur et lui demande d’où vient le sang sous sa chaussure – si c’est de la schnek ou les restes de l’arcade sourcilière d’un malchanceux. Arthur se tait, amusé sans le montrer. Il a le visage beau et dur : pupilles bleu-gris, habituel regard déterminé, cheveux blonds qui glissent sur son cou, nez fin et visage taillé à la serpe. La mère de Kader prétend qu’il ressemble à un méchant de James Bond. Il rétorque, même devant elle, que les balthazars dans les studios de production ne savent plus quels acteurs trouver pour faire mouiller les vieilles. Arthur répond une connerie sur le sang sous sa chaussure, Escobar essaye de défendre le pantalon de golf qu’il porte en disant que c’est ce que mettent tous les patrons. Kader reste silencieux et Arthur lui dit qu’il a l’air d’une bonne femme inquiète. Pour l’instant, Hamadi est encore en sursis dans la bande, mais il a le droit de traîner avec eux. Avant d’être nommé, il devra cependant faire ses preuves car personne n’a besoin d’un petit gros qui a peur des Turcs. Dans la Fraternité, il y a Arthur, Charles, Escobar, Karl et Hamadi. Arthur vient toujours en premier.

Quand on entre dans la Fraternité, on ne raconte pas son histoire. Encore une règle d’Arthur d’après qui la narration est un truc de balthazars et de femmes mal baisées. Hamadi ne sait presque rien de ses frères avant son initiation, comme il ne sait rien des femmes ou de comment les « baiser ». Il les suit parce qu’il aime bien Kader et qu’Arthur lui fait peur. Quand Hamadi lui demande de ne pas l’accompagner au collège pour la première fois, Marie est surprise, heureuse – elle s’enorgueillit de voir son fils enfin intégré, et si sûr de lui. Elle ne se doute pas qu’il se cache dans la cave jusqu’à ce qu’elle parte au supermarché et va ensuite rejoindre la Fraternité qui se réunit dans le hall de l’immeuble d’Arthur. Ils ont choisi cet endroit parce que le mécanisme branlant de la porte d’entrée s’est brouillé et que la langue de métal du loquet la garde perpétuellement ouverte. Ses premiers jours d’école buissonnière ont un goût doux-amer. L’excitation de ces rencontres, la weed qu’il découvre et le soulagement de ne plus avoir à trembler sous sa capuche quand il marche dans le quartier suffisent à peine à apaiser sa culpabilité. Il n’oserait jamais l’avouer à ses nouvelles fréquentations, mais il a honte de mentir à son père tous les soirs sur les mérites d’un bahut qu’il ne fréquente presque plus.

Dans la Fraternité, on remet tout à demain sauf ce qui a de l’importance. Après une semaine seulement, un mardi à quinze heures, Hamadi en apprend plus sur ce qu’il devra accomplir pour mériter l’amitié de ses nouveaux frères. L’initiation, dit Arthur, ici c’est plus que religieux – pas question qu’on te coupe la bite comme chez les juifs ou qu’on te mouille à l’eau pseudo-sacrée comme chez les cathos, nous on est des barbares. Hamadi a peur comme on se plaît à anticiper une première fois – avec envie, appréhension, et la certitude d’une douleur à venir. Il le sait, chez Arthur, il n’y a pas de merci, pas de tendresse cachée sous ses airs de caïd. En un sens, Hamadi est déjà soumis à son autorité. Il prend ces amitiés comme des pansements préventifs, une façon de se dire qu’il aura une famille d’accueil. Pour annoncer les épreuves, Arthur se pose sur la plus haute marche du premier palier, accroupi, main dans la poche, tel un tribun plié et menaçant à la fois. Il les appelle des travaux – du gros œuvre, ajoute-t-il. Arthur respecte le BTP. En privé, Kader dit que c’est parce que tous les ancêtres des Slaves cassaient des putain de pierres toute la journée dans des forêts au nord du globe – en public, Charles hoche la tête. Arthur, habile et souple comme un chat, bascule le poids de son corps sur son pied droit pour s’approcher du visage d’Hamadi. Georges s’affaire dans un coin, il claque son paquet de clopes contre la porte vitrée pour gratter les derniers espoirs de feu qui gigotent, gouttes d’essence paresseuses, au fond du briquet.

Arthur expose la première épreuve. Il indique d’abord le lieu de la mission : la Place Jaune, la place forte des Asiatiques. Ils y tiennent un tabac, un boui-boui exotique aux lumières froides et blanches où des boules rondes comme des tumeurs s’excusent d’être des fruits, une boulangerie dégueulasse, un snack-bar qui fournit les jeunes en beignets de crevette servis avec salade, tomates, oignons. Escobar aime bien la Place Jaune car selon lui, les Chinois, c’est le seul peuple qui te fait te sentir grand quand tu es petit. Il aime les prendre de haut. Dès qu’Arthur évoque la Place Jaune, tout le monde comprend la tâche à accomplir, sauf Hamadi. Karl-Georges se marre, Escobar hausse un sourcil, le Charles algérien semble vouloir protester mais se tait. Arthur parle bien. Comme un général, un de ces types soviets qui dirigeaient des armées avec des médailles en étoiles. Il fait monter la peur, joue avec l’attente, amusé par la face d’Hamadi, idiote d’expectative. Il lâche enfin le morceau : si Hamadi veut rester, il doit voler du fromage au Gros Roland, l’unique épicier de la Place Jaune qui vient d’un continent de Noirs. Hamadi, immobile, sue dans son sweat-shirt synthétique. Personne ne connaît le vrai prénom de l’épicier – Roland, on l’a toujours appelé comme ça sans savoir si c’était juste. Gros, c’est parce que son ventre surplombe les trottoirs. Mais quand on parle de lui, on évoque rarement son prénom. Quand les portes des appartements exigus se ferment sur les plateaux-télé et les dîners improvisés où tout le quartier mange du riz, on l’appelle le Charcutier de Nouakchott. À l’école, chacun connaît la légende du barbare de Mauritanie. Il paraît qu’au pays, il a tué assez d’hommes pour remplir le petit bain d’une piscine municipale et qu’il sait déchirer les nerfs avec les dents comme on tire sur du poulet trop cuit. On prétend qu’il taillait tellement ses victimes qu’à la fin, elles ressemblaient à des chiffonnades de jambon Madrange, une fois le sang coulé. Hamadi aussi a entendu parler du Charcutier, et ne peut pas s’empêcher de trembler à l’idée de le voler. Arthur s’est relevé, satisfait, il apprécie le silence de l’assemblée tandis que Georges continue d’examiner son briquet, imperturbable. Il ne demande pas à Hamadi s’il accepte. Il enchaîne sur l’autre épreuve.

Cette fois-ci, il abandonne son rictus goguenard. Il se grandit, les épaules déjà carrées, la poitrine bombée, légèrement compressée par sa veste de survêtement trop petite et brûlée aux manches par des traces de clope. Investi, le gamin qui n’aime pas les histoires s’empare d’une légende qui l’a vu naître. Il parle des enculés de la cité du Sud, ces fils de chien, ces putes d’indignes qu’on hait depuis toujours. Il raconte à Hamadi les batailles des aînés, les années de guerre entre deux clans, les rivalités entre ceux de là-bas et ceux d’ici. Sans le savoir, il porte en lui la colère des lieux où il a grandi, celle qui attriste les mères et survit dans les parties communes des immeubles, la colère de la rage et de la cogne. Il en parle avec excitation car dans la guerre il y a l’autre, un divertissement qui lui permet d’oublier un temps l’ennui et la neige des mégots de son appartement. Il confie que la plus grosse rixe de l’année est prévue pour bientôt, à soixante de chaque côté, et que sa bande devra être devant. La Fraternité doit étendre le drapeau des braves. Personne ne dit rien. Arthur fixe Hamadi, marque une pause. Lentement, il lui explique que pour appartenir à la Fraternité, il devra être celui qui mènera l’assaut lors du prochain combat. Hamadi accepte l’épreuve en hochant la tête, porté par un enthousiasme qu’il ne contrôle pas. Arthur parvient à cacher sa surprise et à étouffer l’estime qu’il sent naître pour la nouvelle recrue en poursuivant : « Tu vas te battre, et tu vas te battre comme un homme. Sans arme. Sans pied-de-biche, sans branche, sans bouteille. Pleure et tu dégages. Parle et tu dégages. Regrette et je te bute. » Hamadi acquiesce encore, et autour de lui la Fraternité se détend et se remet à parler. Heureux, ivres de leurs facéties faussement militaires, ils repartent en plaisanteries. Arthur les rejoint dans leur liesse après un instant de recul – le temps qu’il lui faut pour parcourir la distance qui le sépare des autres. De l’enfance, il est déjà loin, comme de l’innocence. Hamadi croise son regard, devine une tristesse, va pour parler, mais Georges lui prend l’épaule pour l’arrêter. Il lui racontera plus tard l’histoire d’Arthur, mais pour l’instant, il le fait taire. Georges protège Hamadi pour la première fois.

Dans la Fraternité, les mots de haine s’articulent pour donner à ses membres le sentiment d’exister. Ce soir-là, Hamadi accepte la tendresse de Marie et va même s’installer nonchalamment à côté de son père, rentré de son nouveau travail. Suite à sa formation, il a accepté plus tôt dans la semaine un job d’assistant de vie. Gazé par la fatigue, il s’échoue dans les entrailles du canapé sous le regard confiant de son fils. Hamadi ose l’approcher parce qu’il s’aime plus, parce qu’il est heureux d’appartenir enfin à quelque chose. Parce que sans être exactement ce que son père voulait, il a presque trouvé une place, une nouvelle chance. Cet affrontement prochain, cette bataille qu’on lui a promise, il la mènera aussi pour son père.