Le Syndicat

Les filles arrivent finalement au début de la semaine suivante, accompagnées de Serge et de ses autres hommes de main alors que la soirée est déjà bien avancée. Quand ils débarquent, Hamadi, prévenu par Georges et Arthur, les attend à son poste en essayant de faire bonne figure. Dans l’étroitesse du cabanon, sa silhouette paraît démesurée – ses épaules larges, protégées par son blouson en faux cuir aligné de rouge au col, lui donnent l’air d’un adulte coincé dans une fringue d’enfant. Ses muscles sont saillants, il est sec et massif comme le tronc d’un arbre. Son visage resté fin, il a gardé un peu de l’élégance du Chirurgien mais sa beauté est plus agressive, avec pour seule touche de douceur ses cheveux bouclés qu’il soigne. Le matin, dans le miroir de la salle de bains de l’appartement de Bobigny, il se réjouit de cette tignasse qu’il sait aimée des femmes. La maladresse de ses gestes trahit un reste d’adolescence quand il s’avance vers le minibus, flanqué de deux autres bagnoles, qui décharge sa marchandise de chair. Les températures d’octobre glacent le Bois. En s’approchant, il commence à mieux distinguer le visage des femmes qu’il va garder. En voyant qu’elles sont presque nues, il ne peut s’empêcher de penser aux murs fins de la cabane qui protègent à peine du froid. Elles bougent lentement, dociles, et s’acheminent vers la baraque en écoutant les instructions qu’aboie Serge. Il semble pressé. Ses associés, qu’Hamadi connaît de réputation, restent silencieux. L’installation se fait en vitesse, Serge salue à peine Hamadi, et lui remet un sac rempli des passeports des prostituées qu’il devra surveiller et cacher. Il n’explique pas pourquoi il ne les garde pas lui-même et tourne les talons pour s’engouffrer dans sa voiture noire, bientôt suivi par ses acolytes alors que le conducteur du camion finit d’aider à décharger les cartons de préservatifs et de lingettes pour la nuit qui commence. La scène se clôt avec la vitesse d’une claque, et sans le réaliser, Hamadi se retrouve face à six inconnues. Il balance un « bon allez, au travail ! » en gueulant un peu trop fort pour paraître vraiment détendu, et la file inégale de ses prisonnières s’avance à la queue leu leu. D’abord, elles déposent une à une leurs quelques effets dans l’abri, puis elles marchent, juchées sur leurs talons, vers la route goudronnée. Hamadi se tient en retrait, soulagé de voir que chacune sait quoi faire. Il n’ose pas les regarder, presque honteux d’être témoin du commerce qui s’initie sous ses yeux. La nuit se passe sans incident. Quand le minibus revient les chercher vers neuf heures du matin, il peut enfin souffler. Dès le lendemain, il s’habitue.

Les premières semaines, il méprise les putes sans trop savoir pourquoi. Pour lui, il y a toujours eu les filles bien et les putes, une dichotomie à laquelle il s’accroche encore. Sans parler à quiconque, il reste enfermé dans son cabanon et les jours lui paraissent si semblables qu’il espère qu’un client déconnera pour faire quelque chose de lui. En essayant de ne pas s’endormir, il surveille la ligne de travailleuses postées à l’orée du Bois comme à l’avant d’un front. Responsable de la sécurité, il est aussi le garant de l’organisation et du placement de leurs chairs. Les professionnelles retrouvent toujours la même place, scrupuleusement cantonnées à leurs territoires, cambrées sur des talons étroits sucés de boue. Serge dit que l’ordre permet aux réguliers de retrouver leurs trous, comme au golf. Ses échanges avec ses subordonnées se limitent à quelques ordres, un bonjour, et de rares permissions accordées pour qu’elles se soulagent ou se nettoient. Ce mutisme et ces relations superficielles s’installent pour durer, jusqu’à un soir de trafic faible, un mois après sa prise de poste, juste avant décembre.

Le mauvais temps ou peut-être la concurrence du nouveau mac qui vient d’installer un spot avec des filles fraîches à l’ouest du Bois ralentit l’activité. Alors qu’il impose son autorité en se tenant bien droit dans son cabanon – il a entendu que Serge passerait peut-être cette nuit pour inspecter ses affaires –, de petits cailloux pointus viennent frapper sa nuque, des projectiles innocents qui l’agacent sans le blesser. Il met du temps à comprendre qu’une des femmes s’amuse à lui lancer des graviers. En prime, c’est la Marocaine, celle qui quitte le plus son poste pour bavasser, aller voir les autres filles ou raconter des blagues en se moquant des clients après les avoir congédiés. Il l’a même entendue se foutre de Serge. Hamadi se retourne et la voit sans savoir comment réagir. Il décide d’être furieux pour montrer qu’il est le chef. Il se met à crier mais elle ne bouge pas, indifférente à ses insultes. La rangée de femmes le regarde, amusée. La Marocaine ne baisse pas les yeux mais quelque chose dans cet échange insolent le perce. Son air taquin, sa défiance, sa liberté peut-être. À ce moment-là, une autre prostituée se met à rire, la tension redescend et bientôt, toutes les femmes se détendent. Hamadi n’a plus le choix que de se laisser emporter lui aussi. Le fou rire se prolonge et, en le déridant, l’effrontée le fait sortir de son rôle de maton pour se montrer tel qu’il est. Hamadi croit qu’il a été clément, magnanime dans son absence de punition, mais dans ce matin glacé, c’est elle qui le libère. Quand le jour se lève, il s’autorise pour la première fois à s’aventurer entre les filles et à échanger plus que des ordres avec elles, à leur parler. Il apprend leurs noms, et en particulier le sien – Khadijah. Ce jour est le début de son amitié avec les femmes du Bois et le début de son histoire avec elles. Quelques heures plus tard, quand le minibus qui affrète les filles arrive, Hamadi réalise qu’il ne s’est jamais demandé où elles allaient et ce qu’elles devenaient hors du Bois. Le véhicule avec des faux airs de monospace familial s’ouvre et les putes s’avancent pour y monter. En passant devant lui, Khadijah lui fait un signe de la main. Il se surprend à lui sourire.

Les jours suivants, Hamadi apprend à connaître celles qu’il appelle « ses filles » quand il rentre au quartier et qu’il traîne avec la Fraternité. Il les écoute, les apprécie. Toutes les putes ont une histoire et Hamadi a retenu chacune de celles qu’elles lui ont racontées. Serge a placé la plus blanche en premier comme un hommage aux charmes slaves. On l’appelle Sainte Catherine, un pilier du commerce qu’on dirait sculptée par Dieu. Pâle, son corps est fin et musclé. Russe sans âge au regard bleu-froid, elle traîne son calme dans la laideur du Bois et prie parfois à voix haute. Sainte Catherine croit au diable parce qu’elle croit aux hommes. Elle a confié à Dieu la responsabilité de lui écrire une vie singulière sans en exiger une fin clémente. Elle défend, pardonne et prétend même sauver certains pécheurs dans l’ombre de ses cuisses qui s’arquent comme les portes en bois d’un confessionnal. Elle ne parle que très peu de son passé, n’avoue à personne son vrai nom. On ne sait qu’une chose de son enfance, elle a hérité de sa mère une maladie génétique qui fait que l’une de ses pupilles est plus petite que l’autre quand elle est fatiguée. Au Bois, elle rêve en levant en l’air ce regard inégal quand elle s’use du ballet incessant des voitures aux phares éteints. Sainte-Catherine est la mère supérieure des autres putes, la Sappe, un Congolais passionné de fringues qui s’est rebaptisé et se fait appeler par le même nom que celui de son magasin, une boutique de costumes et de chaussures colorées coincée dans une rue irrégulière de Château Rouge, est son client le plus fidèle. C’est un type sympa, affable, qui explique à qui veut l’entendre que sa grande idée marketing fut de prendre le nom de sa boutique pour fidéliser le client. Hamadi a travaillé pour lui pendant quelques semaines – la Sappe trouvait qu’il présentait bien, un grand type africain, classe. Il espérait que ce dernier lui permettrait d’attirer de vieilles Blanches riches égarées dans les quartiers du nord de Paris, qui rentreraient pour toucher ses cheveux et repartiraient avec un chapeau. Il ne l’a pas gardé longtemps, Hamadi n’ayant pas réussi à apprécier à leur juste valeur les cravates et costumes d’inspiration italienne qui, selon son patron, constituaient un trésor. Le jour où il s’est endormi alors que la Sappe éructait et critiquait les coupes formalistes des costumes anglais, ce dernier l’a viré. Ce sommeil a signé la fin de leur collaboration mais pas celle de leur amitié. Depuis, c’est au Bois qu’ils se retrouvent. Il prend vite l’habitude de demander à Hamadi une ristourne pour ses visites répétées, ce qu’Hamadi refuse chaque fois, mais Sainte Catherine est toujours prête, capote à la main, à recevoir celui qui vient pour elle.

Sur la ligne, Marguerite est seconde. Elle a un nom de vache sans en avoir le physique. Élancée, sans poitrine et large, elle ressemble à une amphore aplatie. Son visage est banal, un nez qui s’étire doucement à la base et se fond sur ses joues noires. Hamadi lui trouve des airs de Satimata, la distance, l’essence en moins. Elle est parfois belle et parfois laide. Elle porte tous les jours les mêmes résilles endommagés, leurs fils rompus par des puceaux maladroits ou des types pressés. Marguerite utilise son vrai nom car elle n’a pas honte de ce qu’elle fait – elle n’y prend aucun plaisir, mais elle préfère ça au sable malien. Pas qu’elle déteste son pays de naissance – simplement, elle s’en fout. Elle ne sent rien et ne veut rien, l’intérieur de son corps lui est indifférent. Elle vit avec Lolita, l’autre Africaine de ce que Serge appelle sans délicatesse le « troupeau », par commodité, sans l’aimer plus qu’une autre. À ses yeux, Lolita est une esclave. Des histoires d’identité, de pays, de provenance justifient son opinion, un héritage qu’elle a rapporté comme seul souvenir du continent africain. La famille de Marguerite restée au pays ne la condamne pas. Elle envoie de l’argent, elle est célébrée. Serge a accepté qu’elle ait un mari. Il dit que ce sont des coutumes de Noirs.

Lolita vient ensuite. C’est une masse, grande et large, assez brutale et disgracieuse. Arthur pense qu’elle ressemble à un homme. Elle garde les poils de son sexe drus et fournis, un triangle noir qui dépasse entre ses cuisses crevassées de cicatrices. Malgré son corps carré qui semble refuser l’amour, Lolita plaît. Elle incarne une forme de transgression, ce qu’un homme ne doit pas aimer, puisqu’elle leur ressemble supposément. Elle aime séduire, faire l’amour et se battre, principalement avec des femmes. Mutique pendant l’acte, elle chante quand elle essuie sa vulve avec une lingette démaquillante, et grogne quand elle se fait frapper par Serge qui lui reproche d’oublier trop souvent de facturer le supplément pour prestation sans préservatif.

Cerise est quatrième. Serge et Arthur l’essayent le même jour pour vérifier si les Asiatiques ont la chatte plus serrée. La fermeté du tunnel, c’est le nerf de la guerre pour les puristes, les nouveaux pères et les pédophiles. Une théorie d’Arthur, qui a beaucoup de théories. Franchement déçu, il raconte son expérience à la Fraternité et Kader se garde de rétorquer que c’est peut-être parce qu’il n’a lui-même pas un sexe assez gros ; il y a, après tout, des légendes sur les queues de babtous aussi. Cerise est cambodgienne. Selon Serge, les Cambodgiennes sont des Chinoises en solde parce qu’elles sont plus foncées. Jupe plissée rose et ridicule à moitié retroussée sur le rebond de ses fesses étroites, elle s’éloigne à peine de son poste lorsqu’elle veut uriner. Cerise aime la bière brune, et parler à Hamadi d’un chiot qu’elle a adopté et qu’elle cache sous les planches pétées du sol de la cabane quand Serge est en déplacement. Le reste du temps, elle le laisse courir pas loin d’elle dans le Bois, et l’entraîne à ne pas japper pendant ses passes.

Khadijah est avant-dernière. Depuis le soir des cailloux, Hamadi la considère avec une distance prudente teintée de désir. Ses seins sont fermes, mais endommagés. Inégaux, ils sont posés sur sa cage thoracique qui s’élargit progressivement depuis la taille. Ses coiffures changent souvent et ses cheveux s’effilochent chaque fois plus, brûlés par le peroxyde et les couleurs en boîte qu’elle utilise et qui tournent après quelques shampoings. Arthur dit que les Rebeues adorent se teindre les cheveux. Elle porte généralement une combinaison transparente coupée à l’entrejambe pour révéler un body en dentelle qui ne se ferme plus, au niveau du sexe, que par deux agrafes. Hamadi déteste ses chaussures hautes bleu électrique qui jurent avec son justaucorps noir, mais elle est de loin celle qu’il préfère regarder la nuit.

Au bout de la ligne, le Renard reste toujours à distance. Ses cheveux sont longs, lisses, crème, châtain et roux comme le duvet d’un ventre de canidé. Elle parle peu et choisit ses clients et ses amis en silence. Son monde intérieur est un espace si grand et si gardé qu’on ne peut ni le pénétrer, ni vraiment le comprendre. Même quand les hommes plantent leurs sexes durs dans son ventre, ils ne l’atteignent pas. Dans leurs bras, sous leurs bassins ou leurs soupirs elle reste absente – sa peau chaude, une illusion. Le Renard est au-dessus de tous, elle est la plus belle des putes et la plus belle du Bois. Elle le sait mais n’y accorde pas d’importance. Après le sandwich snacké qu’elle avale pour déjeuner, elle aime s’asseoir avec Sainte Catherine et Khadijah, les écouter en leur donnant ce qu’elle veut de son amitié. Loyale, elle leur parle parfois de sa vie d’avant. Quand Hamadi approche, elle se tait. Il ne se vexe pas ; lui-même se fait progressivement à son rôle et au silence que les filles imposent parfois. Ignorant leurs souffrances, il commence à y voir une sorte de refuge.

Chaque jour, les travailleuses reviennent à dix-sept heures trente. Hamadi commence plus tard, vers vingt et une heures ou vingt-deux heures selon les semaines. L’après-midi, il retourne en général à l’appartement de Bobigny ou va prendre un verre avec Arthur dans un quartier riche de la capitale. Il hait ces arrondissements autant qu’il les envie, y traîne souvent pour ne pas avoir à faire l’aller-retour d’une banlieue à l’autre. Un lundi, il arrive en avance. Il a voulu échapper à une dispute entre Fati et Aïssa, rentrées des cours et déjà occupées à se hurler dessus pour des raisons qu’il n’a pas cherché à comprendre. Il a filé avant que sa mère ne rentre, histoire d’être un peu tranquille, est s’est rendu directement au Bois. En attendant de prendre son poste, il décide de se balader parmi les arbres. Alors qu’il avance, une chanson d’enfance lui revient : une comptine que lui chantait Marie et qui l’agaçait quand il était gosse. « Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés » – dans les rues de Conakry, il n’y avait pas de lauriers. À l’époque, il ne saisissait pas l’allusion. Il ne la saisit toujours pas. « La belle que voilà, la laiss’rons-nous danser ? » Il marche avec ce souvenir. La suite vient, qu’il fredonne : « Entrez dans la danse, voyez comme on danse. Sautez, dansez, embrassez qui vous voudrez. » La ritournelle se répète encore, va de sa mémoire à ses lèvres. Il s’entend murmurer « embrassez qui vous voudrez », et il pense à Khadijah, à son profil, son regard. Sa balade le ramène bientôt à la cabane. La nuit est déjà tombée, précoce comme l’ordonne la saison. Ses filles, à leurs places, crachent des petits nuages d’air dans le soir glacé en gigotant sur leurs talons. Le gardien de jour termine une canette de Coca qu’il tient de travers, avachi sur la chaise qu’il a sortie sur la pelouse et qui s’enfonce dans le sol. Il ne bouge pas, s’occupe de ses affaires, indifférent. Hamadi hésite et s’approche de Khadijah par-derrière. Elle sursaute quand il lui tapote sur l’épaule. « Attention, les putes ça mord ! » balance-t-elle, visiblement amusée par sa maladresse. Elle le laisse lui parler et lui proposer de venir boire un café avec lui dans la cabane. Elle mentionne Serge et suggère à Hamadi qu’il risque d’apprendre qu’elle a fait une pause non justifiée et de s’en prendre à elle. Hamadi bredouille, embarrassé, avant de lui assurer qu’elle ne risque rien. Personne ne dira rien, conclut-il en regardant les autres filles. Alors qu’elle jette un œil nerveux vers le geôlier diurne qui rentre la chaise et s’apprête à partir, Hamadi change d’avis et lui propose de venir plutôt le rejoindre au cours de la nuit. Elle accepte d’un simple hochement de tête.

Pendant tout son service, Hamadi guette son arrivée, le souffle court, à l’intérieur du pavillon en bois. Il a connu des femmes, plusieurs même, mais aucune ne l’a jamais marqué. Il a toujours préféré traîner avec ses potes, et ne se voyait pas gaspiller son temps à comprendre cette race particulière qu’est celle du sexe féminin. Ses aventures, toujours à la va-vite dans des cages d’escalier ou dans les pièces désertées des fêtes du quartier l’ont lassé, mais parfois, il se dit qu’il aimerait quand même bien connaître ce qu’on appelle « l’amour ». Il n’aurait jamais avoué ça à Georges, Kader ou Esteban, encore moins à Arthur, mais ce que Khadijah lui fait ressentir semble pouvoir y ressembler : une sensation qui le prend au ventre et remonte jusque dans sa gorge. Il est plus excité ce soir qu’il ne l’a jamais été. Quand, juste après minuit, il entend quelqu’un s’approcher en trébuchant, il se précipite vers la porte laissée entrouverte avant de réfléchir. Elle apparaît dans l’embrasure, il pense à aller l’aider pour lui donner son bras mais il se ravise, conscient de la présence des autres et de ce qu’elles pourraient dire s’il traitait Khadijah comme une femme. Il lui tend quand même la main pour qu’elle monte la dernière marche, l’invite à l’intérieur de ce chez-lui emprunté. Les premières minutes sont étranges, timides. Khadijah retire ses chaussures et réveille un peu plus le désir d’Hamadi sans s’en rendre compte. Souple, elle pose son pied sur le rebord de la fenêtre à côté de la porte et gratte le vernis qui se décompose sur l’ongle aplati de son gros orteil. Des paillettes en laque sèche tombent sur le sol. L’écart de ses jambes laisse voir le trou béant et arrondi de sa combinaison. L’odeur de son sexe, l’impudeur du body qui jaillit et recouvre à peine les reliefs de son pubis paraissent incongrus, soudains dans ce lieu clos et silencieux. À travers la dentelle, Hamadi distingue des poils noirs qui transpercent le tissu. « Bah alors, tu fais du café ou quoi ? » Khadijah repose son pied sur le sol et s’assied par terre. Hamadi réalise qu’il a pris la seule chaise et se lève. Il se reprend, prépare la cafetière et commence à parler. Il lui demande où va le bus qui les emmène chaque jour. D’un geste, il désigne la chaise, qu’elle refuse. Khadijah répond qu’elle et les autres putes ont une vie en dehors du Bois. Il se retourne pour la regarder. Aucune trace de colère sur son visage. Elle lui explique alors que toutes les travailleuses de Serge vivent dans la même maison, un squat à Saint-Denis où l’on place des hommes aux entrées pour les empêcher de s’enfuir. Des portes coulissantes en métal séparent les pièces « comme dans les abattoirs », ajoute-t-elle. Hamadi ne connaît pas cette planque. Elle ne s’attarde pas sur ses conditions de vie, décrit simplement son quotidien. La salle de bains à partager à vingt, les produits de maquillage mutualisés dans un bac en plastique bleu. Sainte Catherine est la plus douée en la matière. Elle aurait, dit-on, fait de la danse quand elle était petite et appris là-bas à se farder. Un truc de ballet ou autre chose, Khadijah ne sait plus. Hamadi réfléchit, une référence lui revient en tête – un spectacle que Marie les avaient emmenés voir à Conakry et qu’il raconte tant bien que mal. Son propos a peu de sens, mais il est enthousiaste. La pause de Khadijah dure plus longtemps que prévu. Soudain, elle interrompt leur échange avec la même rapidité que quand elle met fin à une passe. L’horloge clouée à la porte de la bicoque la rappelle à son devoir. Elle lui demande si demain il y aura encore du café. Ils se donnent rendez-vous à la même heure. Sans le dire, Hamadi espère que la pause durera plus longtemps.

Le jour d’après, le sifflement feutré de la cafetière accompagne une discussion plus légère. Ils essayent d’apprendre à se connaître, dressent des portraits chinois respectifs de l’un et de l’autre en se posant des questions triviales. Khadijah juge qu’elle serait un serpent si elle devait être un animal, Hamadi lui trouve des airs de chat. Elle dit que sa couleur préférée est le rouge, Hamadi le bleu. Rien d’intéressant, seul le plaisir de connaître des détails sur l’autre. Il ne pose pas de questions sur sa vie de pute, trop occupé à penser à cet amour naissant, le premier qu’il vit. Les autres prostituées commencent à jaser, balance-t-elle d’un coup. Hamadi répond qu’il gère la situation et ils poursuivent. La veille, c’est elle qui menait le dialogue mais cette nuit, comme les suivantes, c’est Hamadi qui parlera le plus. Il trouve dans cette cabane à putes, avec Khadijah, l’écoute qu’il n’a pas dans sa vie. Certes, il peut compter sur la Fraternité, sur l’incroyable loyauté de ses amis d’enfance. Mais dans ce groupe de garçons à la vingtaine plus ou moins avancée, parler de soi n’est pas permis. Khadijah l’écoute patiemment en lapant son café, elle prend peu à peu ses aises. Le troisième soir, les clients sont nombreux, comme tous les mercredis. Khadijah n’a pas le temps de le rejoindre ; il s’aperçoit qu’elle lui manque déjà.

Les trois jours d’après marquent le début d’une habitude. Hamadi parle, Khadijah écoute. Il évoque sa famille, ses sœurs, ses frères et parfois son père, mais pas Marie. Il a toujours du mal à lui parler de sa mère. Il a trop honte. Il évoque alors sa concurrence avec Fati, cette petite conne appliquée qui sait si bien s’y prendre avec son père mais qui ne gagne toujours pas d’argent. Lui au moins, réussit et peut se payer le luxe de s’entretenir tout seul. Il revient sur son père et l’accuse, acerbe, de ne pas avoir assez envie de vivre. Khadijah peut voir qu’il ne réussit pas à le détester entièrement. Il lui raconte aussi des histoires moins intimes, petits bouts d’extérieur qu’elle apprécie. Et puis finalement, un soir, Hamadi se lance et lui demande comment elle en est arrivée là – « sur un malentendu », répond-elle, froidement. Il corrige : comment elle est arrivée là. Il laisse passer quelques secondes pour qu’elle saisisse l’occasion de développer mais devant son silence, il n’insiste pas et choisit de parler des dernières conneries d’Arthur pour changer de sujet. Il se fiche après tout de savoir pourquoi et comment elle est arrivée là, l’important est qu’il y soit avec elle et qu’elle revienne chaque soir le voir. Les autres filles ont bien remarqué leur manège mais ne le critiquent pas. Khadijah le prévient néanmoins que Serge est au courant – une des filles le lui a dit et elle n’a pas voulu mentir, elle lui a confirmé. Il a rappelé la règle, baiser oui, mais pas d’histoire d’amour, puis il est passé à autre chose. Un homme qui couche avec une prostituée n’est pas un événement notable.

Après trois semaines d’entrevues quotidiennes, Arthur débarque à l’improviste pendant l’un de leurs tête-à-tête. Il se fout de la gueule de son pote qui s’entiche d’une caille que tout Paris Ouest a sauté et lui dit être venu pour vérifier l’info, parce que Serge lui a dit la veille et qu’il s’est étonné, Hamadi ne l’avait jamais évoqué lors des réunions de la Fraternité. Il jette un billet de vingt par terre et ordonne à Khadijah de ramasser. « Prends, c’est pour toi, tu nous auras bien fait marrer. » Elle attend quelques secondes, guette une réaction de la part d’Hamadi ; il ne bouge pas. Alors, elle s’accroupit, ramasse et sort sans dire un mot. Dans ses yeux, Hamadi distingue une colère qu’il ne lui connaissait pas.

Après cet incident, Khadijah reste distante. Elle regarde au loin quand il parle, le rejoint en retard, fait même parfois mine d’avoir oublié. Ses tentatives de se faire pardonner échouent. Une semaine plus tard, un jeudi, alors qu’il rentre à Bobigny après le départ du car, il se repasse la scène et regrette de ne pas avoir réagi. Il voudrait rattraper les choses mais il ne comprend pas vraiment pourquoi elle lui en veut. Elle a eu de l’argent en plus, n’a reçu aucun coup. Le lendemain, en arrivant au Bois, il offre une clope à Sainte Catherine, se pose sur la rambarde avec elle et lui demande quoi faire. Il est presque sûr qu’elle est la plus proche de Khadijah. La Russe n’a pas grand-chose à lui conseiller, si ce n’est de lui faire un cadeau, une attention, comme avec une femme. Il la remercie en lui tendant un billet de dix qu’elle refuse.

Deux jours et deux cafés décevants plus tard, Hamadi voit une occasion quand Marie rapporte du supermarché cinq boîtes de chocolats tout juste périmés qu’elle donne à ses enfants. Yero les avale avec voracité, nourrissant son corps adolescent qui grossit sans limites. Fati les partage avec son père et défroisse les papiers brillants, violets et argentés, qu’elle garde en secret comme un trésor, honteuse de collectionner de vulgaires emballages à vingt ans. Aïssa donne à ses amis ceux qu’elle n’aime pas et se rend malade en mangeant tous les autres. Pour imiter son frère, Adama les déguste jour après jour. Hamadi les enveloppe d’essuie-tout et les prend dans un sac en plastique qu’il tient contre sa cuisse quand Kader passe le chercher en scooter en bas de chez lui pour l’emmener au Bois. Ce dernier aime dire que son véhicule est volé, même si, dans le quartier, tout le monde sait que sa mère le lui a acheté. Quand il s’enquiert du contenu du sac, Hamadi oublie de mentir. Une demi-heure plus tard, il distribue les chocolats pendant que de l’autre côté de Paris, Kader raconte à la Fraternité l’histoire du chien de garde qui apporte des friandises aux salopes du Bois. Tout le monde se moque de ses manières de sensible, dans le cercle des supposés gros durs les rumeurs fusent comme chez les vieilles chinoises de la Place Jaune.

Ce soir-là, Hamadi va de fille en fille, en tentant de ne pas gêner la vue des conducteurs qui passent au ralenti devant elles, vitres baissées ou à peine entrouvertes. Il distribue ses sucreries et les filles disent merci. À vingt-deux ans, Hamadi est encore une bribe de gosse qui offre à des femmes exploitées les friandises que lui rapporte sa mère. Arrivé face à Khadijah, il lui tend les chocolats en lui demandant pardon. Elle sait qu’il ne sait pas de quoi il s’excuse, mais elle l’accepte, déjà sûre de l’éternelle lâcheté des hommes. Plus tard dans la nuit elle le rejoint et, autour de leur traditionnel café, il se confie de nouveau et lui raconte qu’il a menti à son père, en prétendant qu’il allait reprendre son éducation, pour être comptable ou quelque chose comme ça. Ce dernier l’a cru et en a parlé à Marie et à toute la famille. Fati a mal réagi et il s’en délecte encore en y pensant alors que Khadijah se baisse pour descendre doucement vers son bassin. Il retire son pantalon et son caleçon pour accueillir sa bouche – il sent son souffle chaud sur son sexe et se tait. Au loin, des bruits de caisses et parfois les lumières des gyrophares bleus annoncent les rondes des flics. Il se laisse faire entièrement et jouit rapidement. Alors, tout disparaît autour de lui – l’odeur pourrie des feuilles dehors, le froid, son père, Conakry. Il oublie tout sauf Khadijah et il comprend au plaisir qu’il éprouve à la voir le lui donner qu’il la veut tout entière, et rien que pour lui. Il la relève vers lui en la touchant maladroitement, puis la prend sur la table posée plus loin. Elle crie sous lui, professionnelle, quand il va et vient. Il l’embrasse à la fin avec une tendresse qu’il ne se connaissait pas, désireux de la prendre encore. Khadijah lui caresse le visage. Ensemble, ils rient de cet instant plus vrai dans leur monde simulé.