La liaison qu’il entretient avec Khadijah a une conséquence inattendue dans la vie d’Hamadi : pour ne manquer aucun moment avec elle, il est devenu particulièrement zélé. Lui qui n’avait jamais été vraiment sérieux à l’école ou dans ses précédents boulots, est devenu exemplaire. Toujours à l’heure, fidèle au poste, il est l’employé parfait que Serge utilise comme exemple pour dresser ses autres gars. Le Chirurgien et Marie ont presque arrêté de s’inquiéter, bercés par ses mensonges – ils pensent toujours qu’il met de l’argent de côté pour reprendre ses études l’année prochaine. La relation d’Hamadi et de Khadijah est intense et régulière. Ils se retrouvent toutes les nuits au Bois pendant plus de six mois, s’aiment comme ils peuvent mais sans plus. Leurs échanges sont naturels, simplifiés par le cadre strict d’une routine, des horaires définis et une tendresse qu’Hamadi ne questionne jamais. Pourtant, son envie de l’avoir entière, celle de vivre autre chose aussi, sont contrariées par sa captivité. Il y pense de plus en plus et le tolère de moins en moins.
Tous les mois, Hamadi jouit d’une nuit de congé. Il décide de tenter sa chance le matin de sa soirée libre de juin. Alors que Khadijah repart comme tous les jours à Saint-Denis, il glisse un mot au transporteur pour essayer de négocier de la garder pour la journée. Le type le regarde, ahuri, puis éclate de rire. Il ne prend même pas la peine de répondre et hâte Khadijah dans le van à la suite des autres, en la malmenant comme ces dernières. Les pneus patinent dans la boue humide laissée par les pluies du début d’été et le véhicule démarre en trombe. Hamadi reste là, interdit et dégoûté. Le soir, la Fraternité est de sortie. Suite à cette déconvenue, il n’a pas envie de faire la fête mais Kader passe l’après-midi à le convaincre : ces jours-ci, rassembler tous les membres de la bande n’est pas simple et la virée nocturne prévoit d’être une réunion plénière. Les supplications de son pote d’enfance finissent par le faire céder ; ils prennent le scooter de Kader pour rejoindre le huitième arrondissement où les autres les attendent déjà.
Ensemble, ils descendent l’avenue large des Champs-Élysées qui tire sa langue de l’Arc de triomphe aux bords de la Seine. Ils s’arrêtent dans un restaurant franchisé pour prendre un café rapide et se changer dans les toilettes. Ils ressortent de la brasserie en portant tous des pantalons de couleur et des costumes satinés qu’Arthur leur a prêtés. Ils fêtent leur jeunesse avec fracas. Ce soir, c’est Arthur qui paye – pour les fringues, l’alcool, pour la bouffe. Depuis quelque temps, Arthur crache de l’argent. Tout le monde sait que c’est sa vieille qui lui offre toutes ces sapes et qui fait couler le fric puisqu’il lui couche avec elle. Personne ne lui en parle. La vieille non plus ne dit rien. Même si elle est consciente qu’il aime d’autres femmes, elle s’en moque. Arthur a toujours plu aux femmes, enfant il était adoré par les mères des autres grâce à sa belle gueule. Puis, il est devenu rabatteur de putes, et enfin pute lui-même. Arthur se croit au-dessus de ça, il peut vendre son cul et celui des autres en restant digne – c’est la force incontestable de la confiance en soi. Ses paupières s’alourdissent sous la fatigue des nuits de prostitution fastidieuse mais il reste le chef incontesté de la Fraternité. Sur l’avenue, il y a Arthur, Georges, Esteban, Kader et Hamadi. Ils occupent toute la largeur du trottoir, leurs costumes clinquants s’accordent aux lumières des vitrines. Sur l’avenue, ce soir, ils sont Arthur, Karl, Escobar, Charles et Max. Ils s’arrêtent dans un restaurant cher qui a une belle terrasse, un établissement bien comme il faut où on peut voir ses dents dans les couteaux. Ils exigent une table, s’installent, bouffent des steaks et des plats avec des sauces fortes et des vins aux noms glorieux qu’ils n’apprécient pas mais qu’ils aiment pouvoir se payer.
Ils se plaisent à voir les femmes étrangères se retourner discrètement sur leur passage, les bernadettes accompagnées qui ne réussissent pas à retenir leurs regards. Ils sont beaux et puissants, pleins de vie et d’avenir, pensent-ils. Hamadi se sent heureux, excité par son histoire d’amour, rassuré par la présence de ses potes de toujours. Alors que l’ivresse avance, la mélancolie gagne pourtant un peu de terrain. Des pensées brèves comme des flashs. Il aimerait être avec Khadijah. Il n’est pas si fier que ça des mensonges servis à ses parents. Parfois, il culpabilise de traiter ses frères et sœurs comme des étrangers. Puis, la soirée reprend et lui fait tout oublier. Ils enchaînent, vont d’une boîte à l’autre. Sur des pistes de danse qui collent et sentent l’alcool, ils abordent des filles dans un tourbillon confus de fumée et de gin tonic jusqu’au lever du jour. À l’aube, ils cassent leur dalle amplifiée par le manque de sommeil en effritant des viennoiseries sur les bords de la Seine. Leurs rires se mêlent et deviennent une seule voix, et dans les anecdotes qu’ils se remémorent, la nostalgie semble se mêler à l’espoir.
Ils rentrent ensuite tous un à un et Arthur reste seul avec Hamadi, qui commence à sentir les premiers effets de la gueule de bois. Après avoir financé la nuit, Arthur a un dernier cadeau pour lui, mais celui-ci ne le sait pas encore. Plus tôt dans la journée, Arthur a eu Serge au téléphone au sujet d’un deal qui devait se conclure en fin de semaine, et pour faire la conversation, il lui a raconté la pitoyable tentative d’Hamadi d’obtenir un rendez-vous avec sa pute, diligemment rapportée par le chauffeur. Ils en ont ri mais, à la surprise du Serbe, Arthur a proposé de prendre un plus petit pourcentage sur la livraison du week-end pour obtenir en échange que le proxénète cède à son pote cette journée avec Khadijah qu’il voulait tant. Le malfrat a hésité, mais par curiosité et appât du gain, il a accepté. Au début, Arthur avait cru qu’Hamadi se lasserait au bout de quelques semaines – mais des mois plus tard, son ami s’entête à aimer une pute. Il a bien essayé de ne pas en parler mais tous les membres de la Fraternité connaissent la vraie nature de ses sentiments : il a laissé échapper des remarques, vantant son regard, son écoute, avançant même une fois, ivre, qu’elle serait la seule à le comprendre. Arthur l’avait vanné mais au fond, il ne le juge pas. Arthur a beaucoup de théories, mais finalement peu de jugement.
Pour l’instant, ils remontent tous les deux des quais à la rue, vers une pizzeria médiocre qui leur sert des cafés hors de prix. Il est presque dix heures et l’alcool est encore épais dans leur sang – ils comatent en silence en regardant la Seine qui scintille et ondule comme un serpent. Une demi-heure plus tard, un taxi hésite puis s’arrête en face d’eux. Khadijah descend. Elle porte un sweat gris élimé qui lui tombe sur les hanches, un jean souple et des baskets impeccablement blanches. Son sweat est légèrement usé et laisse voir la rondeur de ses seins. Elle a lâché ses cheveux qui tombent en mèches miel brûlé autour de son visage, ne porte pas de maquillage. Elle paraît plus jeune que d’habitude. Hamadi la trouve incroyablement belle. Arthur paye son café et celui de son frère et monte dans le taxi dont Khadijah vient de sortir sans dire un mot.
Hamadi n’en revient pas. Il n’a pas le temps de remercier son ami. Le choc de la surprise le fait dessoûler d’un coup. Il se lève pour lui offrir une chaise, l’embrasse rapidement et lui demande comment s’est passée la nuit puis regrette aussitôt de l’avoir fait ; le Bois est loin et il ne veut rien en savoir. Leurs horaires ne leur permettent pas de moments de vie, ils ont peu l’occasion de se trouver comme un couple normal. Là, près de la Seine, alors que les restaurants et les magasins commencent à ouvrir pour la journée, ils sont comme tous les amants de Paris. Hamadi lui prend la main naturellement et lui caresse la paume comme il a vu le Chirurgien faire avec Marie – un reste de l’enfance qui vit toujours en lui. Il veut plus qu’une oreille pour écouter ou une chatte pour jouir. Il veut faire de Khadijah sa femme, même si elle fait la pute et lui le mac. Ils partent du café, voisin du Grand Palais, et descendent vers les quais calmes et boisés du seizième arrondissement, marchent sans trop parler, quand soudain Khadijah se met à se confier à son tour. Elle lui avoue d’abord qu’elle a peur du silence et quand il lui demande pourquoi, elle ne peut répondre sans se raconter pour la première fois. Les vannes de la parole s’ouvrent, et Hamadi rencontre celle qui est son amante depuis près de six mois – celle qui connaît tout de lui mais qui n’est connue de personne –, son premier amour dont il ignore cependant encore tout.
L’histoire de Khadijah commence dans des montagnes arides du sud du Maroc. Petite, elle aide son père à la ferme. Au début de la saison, pour s’assurer qu’il y aura assez de chevreaux et donc de lait, on piège les chèvres par le cou dans les mangeoires grâce à un mécanisme en bois. Dans le box exigu de l’étable, nuque coincée, on garde leurs croupes offertes aux boucs. Excités et violents, les mâles les blessent et les fécondent alors que les captives hurlent en essayant de se libérer du joug des poutres resserrées sur leurs gorges. Quelques mois plus tard, elle joue avec les chevreaux capricieux. Ainsi, elle apprend tôt, sans le comprendre, les risques de la vulnérabilité. Elle a peur du silence, parce qu’elle se rappelle les chevreaux qu’on égorge. Leur mort n’est pas signalée par des cris d’agonie, les bêtes crient tout le temps, elle se devine par l’absence de bêlements. Un jour, alors qu’elle a sept ans, son père, lassé d’avoir à lui cacher l’ordre des choses, la laisse entrer dans l’étable à la fin de la saison. Accrochés aux murs, des tendons de chevreaux sont pendus pour sécher, une fois durs, ils habilleront les arcs ou deviendront des baguettes destinées à frapper les jambes du troupeau. Les peaux aplaties et poussiéreuses, encore incroyablement petites, des chevreaux, s’entassent dans un coin et servent de cachette aux gerbilles. Elle comprend soudain la raison de la disparition cyclique de ses partenaires de jeu. Quelques années plus tard, son père part et la laisse seule avec sa mère. Il voulait un garçon. Pas une autre femme à nourrir.
Elle n’a pas de frère, la mère l’éduque comme elle peut. Elle grandit, fait des petits boulots et ce jusqu’à l’adolescence, sans connaître l’école. Elle est plutôt belle et le village le sait. Un jour, un grand type qui a réussi à la ville la repère et débarque chez sa mère pour lui dire qu’il y a du travail à Paris, les personnes riches cherchent toujours des femmes de ménage présentables et il la voit bien dans ce rôle. Elle sait que le travail sera dur, qu’elle devra se lever tôt et apprendre à servir toute la journée, mais elle accepte. Elle veut partir à tout prix, avoir une chance. Elle a toujours été grave, sérieuse même quand elle était enfant, et facétieuse aussi. Quand elle raconte son histoire à Hamadi, elle se souvient de l’inquiétude qu’elle avait avant de partir et de la question qui l’obsédait : et si c’était pire là-bas ? On lui paye le voyage. Sa mère lui dit au revoir et lui demande de lui donner des nouvelles, elle ne la serre pas dans ses bras et la laisse aller libre vers une vie dont elle sait qu’elle ne fera pas partie. Khadijah comprend que quelque chose ne va pas dès qu’elle arrive à l’aéroport. Elle ne dit rien pourtant, espère se tromper. Quand ils contournent Paris sans rentrer dans les artères ordonnées de la ville, elle réalise qu’on ne l’emmène pas là où elle devait aller. Elle se tait, ne pleure pas. Elle ne regrette pas. Elle sait que la chèvre qui veut manger n’a pas d’autre choix que de baisser la tête. Le sbire de Serge qui est venu la chercher l’emmène dans la maison de Saint-Denis, la seule qu’elle connaît depuis son arrivée. Sur un canapé défoncé, il la viole. Puis il lui explique quelle sera sa vie, à présent. Ce dernier détail, elle ne le partage pas. « Maintenant tu sais », dit-elle, puis elle se tait. Hamadi ne trouve pas quoi répondre et préfère l’embrasser. Il aimerait lui dire qu’il va la protéger mais il ne le fait pas, car il ne veut pas promettre ce qu’il n’est pas sûr de tenir. Il lui propose d’aller manger une gaufre, elle accepte en changeant de sujet. Ils restent ensemble toute la journée. Hamadi réalise cet après-midi qu’il l’aime, sans avoir besoin de se l’expliquer. Il se dit qu’il doit réussir à convaincre Serge de la lui laisser entièrement. Il demandera l’aide d’Arthur, il proposera ses services pour d’autres missions, plus dangereuses. Il essaiera d’acheter sa liberté. Au fond, il est prêt à tout. Il se promet d’aller lui parler bientôt.